Le moi humain réel d'après les gnostiques et la voie pour le découvrir
Il est question ici d’un sujet que la philosophie moderne a repris sous une autre forme : qui est (ou qu’est) le moi réel de l’homme (1) ? Les philosophes ont formulé à ce sujet des théories particulières. Ils affirment que le moi de chaque individu est son esprit ou sa pensée, c'est-à-dire celui-là même qui porte le jugement sur l’homme. Le « moi » que l’homme ressent, c'est son esprit. Lorsqu’on demande à l’homme qui est « moi » ?, il répond : « moi », signifiant son esprit, ou encore sa pensée, sa raison.
La psychologie actuelle est parvenue pour le moins à cette affirmation qu’une partie de soi-même, celle que l'on ressent et dont on est conscient, n'est une fraction de son moi : selon eux, la plus grande partie du « moi » est le moi inconscient, dont on ne réalise pas l'existence. C'est-à-dire qu’il n’existe pas dans la conscience concrète.
Sur ce sujet central, les gnostiques sont allés de quelques degrés plus loin et se sont montrés bien plus précis que les psychanalystes contemporains. Ils ont aussi franchement affirmé leur opposition avec les philosophes, et ont soutenu que ces derniers se sont trompés en soutenant que le moi de l’homme est son esprit ou sa pensée même. Le « moi » est plus précis, plus profond que ce que les philosophes ont dénommé « esprit de l’homme ».
Comme dit Shabestarî (2) :
Man o tô bartar az jân o tan âmad
Ke jân o tan ze ajzâ-ye man âmad
Le moi et le toi procèdent de plus haut que l’âme et le corps
Car l’âme et le corps sont des parties du « moi »
(Golshan-e Râz, Bakhsh-e 15, javâb)
Naturellement, ils n’omettent pas de préciser que chacun ne sera en possession de son moi véritable et ne le découvrira que lorsqu’il aura découvert Dieu. La contemplation de son « moi » par l’homme n’est jamais séparable de sa contemplation de Dieu.
Cette question est évoquée dans le Coran:
« Ne soyez pas comme ceux qui ont oublié Dieu ; Il les a fait s’oublier eux-mêmes : ce sont eux les scélérats ». (Sourate Al- Hashr (Le rassemblement) ; 59: 19) Beaucoup a été dit au sujet de ce verset.
Pour les gnostiques, l’accent doit être mis sur le fait que le moi humain est beaucoup plus profond que la limite que lui a fixé la connaissance des philosophes. Par exemple, Muhyî al-Dîn Ibn 'Arabî (3) fait preuve d'une grande méfiance envers certains philosophes, sans les nommer d’ailleurs, excepté Ibn Rushd (4) , le célèbre Averroès des occidentaux. Ibn 'Arabî juge plus la philosophie en tant que méthode de connaissance que les philosophes eux-mêmes qui peuvent être tout à fait bien intentionnés. A ses yeux, la philosophie, en s’appuyant sur la raison, se ferme du même coup la porte d’accès à une connaissance supérieure.
Dans son œuvre intitulée Golshan-e Râz qui est un exposé et un commentaire en vers de la Wahdat-e wojud (Unicité de l’être), doctrine de Ibn 'Arabî, Mahmûd Shabestarî suit donc naturellement la position du Shaykh al-Akbar.
Quant à Mowlânâ Rûmî, il a exprimé merveilleusement sa position sur ce sujet, disant :
Ey ke dar peykâr khod râ bâkhte
Dîgarân râ to ze khod nashnâkhte
O toi qui dans la bataille, as perdu ton « moi »
Au point de ne plus distinguer les autres de toi-même
(Mathnawî, Cahier 4, Section 32, vers 803)
Dans ce vers, Rûmî enseigne qu'il faut rester lucide pour pouvoir constamment discerner ce qui est en harmonie avec nous, ce qui est intrus et indésirable, et ainsi admettre le premier et repousser le second.
La même idée, le même conseil, paraît dans de nombreux vers de Hâfez :
Nakhost mo'eze-ye Pir-e Sohbat in harf ast
Ke az mosaaheb-e naa-jens ehteraaz konid
Le premier Conseil du Maître de compagnonnage est :
Abstenez-vous de fréquenter des gens non-assortis à vous !
(Divân Hâfez, 244 : 6)
Ou bien :
Khâter be tafraqeh dâdan na ziraki-st
Majmu'eyi bekhâh o sorâhi biyâr ham
Il n'est pas sage de donner son esprit à la dispersion
Reste concentré, et amène la coupe pleine ! (5)
(Divân Hâfez, 362 : 5)
Hâfez encourage son lecteur et dit : « Bois pour rester lucide! » Parce que la coupe pleine laisse refléter la réalité des choses. Il apprend à son lecteur à voir la Vérité dans sa coupe comme dans un miroir !
Le visage de l’Echanson est la première chose que peut refléter une coupe pleine dès qu’elle est servie. Cette belle image permet à Hâfez de compléter son enseignement. Pour lui la coupe pleine doit carrément jouer le rôle de miroir.
Il approuve donc le dire de Rûmî : le Vin est le seul moyen de discernement :
To Eshq nush ke teryâq-e khâs-e fâruqi-st
Bois de la boisson d'Amour, car c'est la seule thériaque de discernement
(Dîvân-e Shams, Ghazaliyât, 1133 : 22)
Le seul remède pour devenir lucide et voir les choses telles qu'elles sont, c'est de boire du Vin. Non pas de ce vin terrestre qui ravage les foies et donne les alcooliques, mais de ce Vin que Rûmî présente :
Ma'shûq gheyr-e mâ ney
Mey joz ke khun-e mâ ney
Il n’y a pas d’autre Bien-aimé(e) que Nous
Et il n’y a pas d'autre Vin que notre sang
(Dîvân-e Shams, Ghazaliyât, 3195 : 5)
C’est ce que Jésus a dit, mais ses partisans par la langue l’ont erronément interprété comme le vin des vignerons.
Nous voyons donc comment les grands Maîtres gnostiques se sont sacrifiés pour que leurs disciples y voient clair dans ce qui se passe autour d'eux avant de s’occuper des problèmes mondains et pour ensuite comprendre mieux les secrets de la création. Ils ont tous recommandé avant tout d'amener le sâlek, l’aspirant à la voie mystique, à ne pas laisser son cœur se ternir, ce dernier étant considéré aussi comme une coupe de vin rouge dans lequel toute personne peut contempler la Vérité tant qu’il n’est pas souillé.
Et bien évidemment, l'expression « perdre son moi » ou « se perdre », se retrouve aussi dans le Coran : « Les perdants sont ceux qui se sont perdus eux-mêmes… » (Sourate Al-Shûrâ (La consultation) ; 42 : 45)
Rûmî dit dans son Mathnawî :
To be har sûrat ke âyî bîstî (be-îstî)
Ke manam în , wa Allah ân tô nîstî !
Sous quelque forme que tu te présentes, pour clamer de pied ferme
« Me voilà, c’est moi ! » ; par Dieu, tu n’es pas ce « toi ! »
(Mathnawî, Cahier 4, Section 32, vers 804)
Or, l'homme est un être social et tout cela ne doit pas être compris comme un appel à s'isoler du monde. Ces mêmes Sources nous enseignent à vivre parmi les gens. Rûmî appuie ce propos :
Yek zamân tanhâ bemânî tô ze khalq
Dar gham o andîshe mânî tâ be halq
Si tu restes seul à l’écart des hommes, un instant
Chagriné et pensif tu seras tout le temps
(Mathnawî, Cahier 4, Section 32, vers 805)
Lorsque les circonstances imposent à l'homme de se tenir à l’écart du monde, ou qu'il décide volontairement de se séparer des hommes, il ressent de l’angoisse. Qui d’entre nous pourrait supporter de vivre seul dix jours de suite, sans éprouver de l’ennui ? C’est pourquoi la détention dans une cellule individuelle est la plus sévère, parce que l’homme y reste seul, sans compagnie.
L'essentiel est donc de ne pas s’éloigner de son « moi » réel, celui que Dieu nous a donné à l'origine même de la création à chacun de nous, et de le garder sans souillure. L’homme trouvera son « moi » authentique dans la dévotion et en concentrant son attention sur l’Essence divine.
În tô key bâshî ke tô ân awhadî
Ke khosh o zîbâ o sarmast-e khodî
Comment cette apparence peut être « toi » ? Alors que ton vrai « toi » est Ce Même Un
Heureux et Beau, et Exalté de Lui-Même !
(Mathnawî, Cahier 4, Section 32, vers 806)
Si l'homme retrouve son « moi » et s'il réalise ce qu’est son « moi », il ne se retrouvera jamais dans une situation désagréable. Par contre, s'il perd son « moi », il cause sa propre perte. C’est pourquoi l’esprit et la réalité de l’adoration qui est une attention soutenue envers Dieu sont des retrouvailles avec le « moi » réel.
Les gnostiques qui se sont inspirés en toute chose des enseignements de l’islam ont ainsi jusqu’ici bien appréhendé, bien exposé et bien traité la question. En même temps, force est de constater que les gnostiques ont aussi parfaitement su répondre aux questions concernant la lutte contre les tendances négatives de l’âme ainsi que celles sur la dignité, la grandeur et la noblesse du rang de l’âme. Ils ont beaucoup insisté sur ce point essentiel qui est la nécessité de purifier le Cœur et de le transformer en miroir dans lequel l’homme pourra contempler les réalités du monde.
Notes :
1- Dans la philosophie classique, on posait déjà la question de savoir si l’homme est (vraiment) le sujet pensant.
2- Shaykh Mahmûd Shabestarî, mort au début du XIVe siècle, auteur du Golshan-e Râz, (Jardin du Secret) poème didactique exposant pour la première fois en langue persane, la doctrine de l’unité de l’être et écrit à la demande d’un Shaykh de Multan, en Inde d’alors.
3- Ibn 'Arabî (mort en 1240), surnommé le plus grand maître (Shaykh al-Akbar), est devenu la référence première de la gnose musulmane. En tant que tel, on ne trouve pas dans son œuvre de jugement extrême contre un philosophe particulier. Il a un même un respect envers Ibn Rushd son contemporain qu’il a rencontré encore enfant.
4- (en persan ابن رشد :) Muhammad ibn Ahmad ibn Muhammad Ibn Rushd, médecin, juriste et philosophe musulman d’Andalousie. Né à Cordoue en 1126, mort à Marrakech en 1198. Plus connu en Occident sous le nom d’Averroès. Grand commentateur d’Aristote, il exerça une grande influence sur la pensée occidentale.
5- Dans plusieurs ghazals de son Dîvân, Hâfez parle de l’éclat du Visage de l’Echanson, par l'intermédiaire duquel il a pu voir la Vérité.
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