L’islam chiite (1)
L’islam chiite (1)
Grâce au Nom de Dieu le Tout-Miséricordieux et Très-Miséricordieux, qui parmi vous, chers auditeurs, n’a pas entendu parler des shiites ? De Tokyo à Los Angeles, tout le monde a eu l’occasion de voir des images de leurs étranges et impressionnantes commémorations religieuses en Irak ou au Pakistan et l’on entend régulièrement l’annonce de nouveaux attentats à la bombe commis dans leurs mosquées ou leurs quartiers. D’Oslo à Johannesburg, tout le monde connaît les visages de leurs clercs enturbannés et l’incroyable bouleversement de la donne politique internationale qu’ils causèrent, depuis la Révolution islamique conduite par l’Imam Khomeyni en Iran jusqu’au premier et cuisant échec de l’armée israélienne face au Hezbollah libanais et à son Sayyed Hassan Nasrallah.
Qui sont ces shiites, dont on ignorait jusqu’à l’existence il y a seulement trente ans et d’où leur vient leur incroyable force face aux plus puissants de ce monde ? Les connaît-on mieux aujourd’hui, au-delà des quelques images et informations qui nous rappellent leur présence mais ne nous disent rien d’eux ? Depuis la révolution d’Iran jusqu’à l’invasion de l’Irak en passant par celle du Liban, les travaux de spécialistes et les ouvrages et émissions de vulgarisation se sont multipliés et pourtant, s’ils comportent souvent quantité de données sur la géopolitique des sociétés shiites et leur histoire depuis les débuts de l’islam jusqu’à la mondialisation actuelle, ils ne nous apprennent quasiment rien sur leur vision du monde et leur vécu religieux, autrement dit sur leur identité shiite.
C’est cette étrange et immense lacune que l’on voudrait combler dans cette série d’émission, qui devrait apporter des réponses à quantité de questions que les uns ou les autres se posent et reposent sans trouver dans les livres ni les médias de quoi satisfaire leurs interrogations, qui relèvent toutes d’une unique et fondamentale question-mère : qu’est-ce que l’islam shiite ?
Un récent numéro du Monde des religions était précisément consacré à la différence entre les deux grands courants de l’islam : le sunnisme et le shiisme. Cette revue intéressa naturellement ma mère, une catholique alsacienne vivant en France dont les deux fils sont devenus musulmans, l’un vivant en pays sunnite l’autre en terre shiite, tous deux ayant épousé des filles de leur pays d’accueil. L’ayant lu, elle en tira la conclusion que, finalement, la principale différence entre les deux se ramène à la question du mariage temporaire, que les shiites admettent et les sunnites refusent. Un raccourci aussi faux et injustifié que de réduire la divergence entre protestants et catholiques à la question du mariage des pasteurs et du célibat des prêtres, mais un raccourci qui ressortait effectivement du dossier en question, certes riche d’informations géopolitiques, voire historiques, mais gravement déficient et largement erroné en ce qui concerne les doctrines et pratiques religieuses du shiisme.
Cette grave déficience n’est pas comblée par les quelques ouvrages de spécialistes consacrés à la question. Il faut dire à leur décharge que jusqu’à la Révolution islamique d’Iran, en 1979, le shiisme ne retenait pas l’attention de nos « islamologues », d’autant moins d’ailleurs que l’empire colonial français, contrairement à celui des Anglais, ne comprenait pas de contrées shiites, à la seule exception du Liban où les shiites comptaient alors pour pas grand-chose et n’intéressaient la puissance de tutelle que sous l’angle du rapport démographique et politique des forces et de la gestion des communautés religieuses dans ce petit pays qui en compte pas moins de dix-huit. Jusqu’à la Révolution islamique, donc, le shiisme n’apparaissait le plus souvent dans les travaux de nos spécialistes qu’à travers l’angle de vision des sources sunnites : une sorte de minorité « légitimiste » qui refusait le choix « électif » du chef de la communauté musulmane, le Calife, et qui ne cessait de ressasser au cours des âges ce différend historique vieux de plus de mille ans.
La plus marquante exception dans la recherche orientaliste fut l’œuvre d’Henri Corbin, qui fut véritablement le découvreur et le premier explorateur de la spiritualité shiite. La pensée de ce philosophe, parti de Heidegger pour finir dans l’islam shiite, s’abreuva à diverses voies de la spiritualité islamique, comme le soufisme d’Ibn ‘Arabî, le platonisme illuminatif de Sohrawardî, la théologie négative de l’Ismaélisme et enfin la « gnose shiite duodécimaine » qui culmina dans la révolution métaphysique de Mollâ Sadrâ au 17e siècle et se maintînt bien vivante jusqu’à nos jours, puisque c’est à cette école philosophique que se rattachait l’Imam Khomeyni lui-même.
Le premier volume de la somme d’Henri Corbin intitulée En Islam iranien constitue ainsi la meilleure présentation du shiisme duodécimain, la branche majoritaire du shiisme, qui ne reconnaît comme guides spirituels et politiques légitimes que douze Imâms infaillibles descendants du Prophète Mohammad, Dieu le bénisse lui et les siens. Seulement, si cette présentation nous plonge d’emblée dans ce qui constitue le cœur palpitant de la pensée et de la spiritualité shiite, elle n’est représentative que des conceptions d’une minorité intellectuelle et spirituelle iranienne, d’une richesse et d’une profondeur il est vrai aussi époustouflantes qu’exceptionnelles, et ne nous permet pas de nous faire une idée du fond commun partagé par tous les shiites duodécimains du monde, de l’Inde à la Méditerranée, à travers toute l’histoire, depuis la cité de Médine jusqu’au village mondial. Or, quel que soit l’intérêt mérité que l’on puisse avoir pour les méditations gnostiques des sages shiites d’Iran, la première question qui se pose lorsqu’on veut connaître une religion, c’est d’en connaître les représentations fondamentales et les pratiques cultuelles et sociales qui structurent toute la vision du monde et le vécu de la masse de ses adhérents.
Malheureusement, de ce côté, non seulement les ouvrages écrits après la Révolution islamique d’Iran n’ont pas comblé le manque laissé par ceux d’Henri Corbin, mais on peut dire sans exagérer qu’ils l’ont même augmenté. Ainsi, le livre de Yann Richard intitulé Le Chiisme reste d’une part, et malgré la généralité de son titre, toujours centré sur l’Iran, les shiites arabes et indo-pakistanais n’ayant sans doute pas encore, au moment de sa rédaction, fait suffisamment parler d’eux pour retenir l’attention ; d’autre part, et surtout, il relève plus de l’essai journalistique que de l’étude académique, cherchant à impressionner le lecteur par des « scoops » et des effets de « zoom » plutôt qu’à lui faire vraiment connaître et comprendre la confession annoncée par son titre. Pis encore, d’une certaine manière, quoique bien plus sérieux et moins médiatique, le livre de Mohammad ‘Alî Amîr-Moezzi et Christian Jambet intitulé Qu’est-ce que le shiisme ne permet absolument pas de répondre un tant soit peu à la question qu’il pose, en tout cas pas d’une manière en laquelle le commun des shiites pourrait se reconnaître.
Or, c’est pourtant bien là le seul critère définitif pour juger une présentation d’une religion, ou d’une doctrine quelle qu’elle soit d’ailleurs, à savoir que ceux qui y adhèrent puissent dire, en lisant cette présentation : « Voilà ma religion ».
Yahya Christian Bonaud
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