L’indissociabilité du bien et du mal
Le monde dans lequel nous vivons est un monde physique, un monde en mouvement, en changement et en évolution, un monde de contraires et d’enchevêtrements des causes, les unes avec les autres. Ces caractéristiques sont consubstantielles au monde, c’est à dire que sans elles, il n’existerait pas. Elles sont constitutives de son essence, mais pas de l’essence de l’être même. On peut fort bien avoir un monde immobile, sans mouvement, à cause du fait qu’il aura été créé à l’origine plein et parfait, sans besoin de motion, étant doté de tout le nécessaire, par essence. En d’autres termes, un monde dans lequel il n’y aurait que de la lumière et ne faisant aucune place à l’obscurité. De tels mondes existent dans l’être. Les croyants en Dieu (théistes) professent l’existence d’un tel monde, que ce soit avant ou après ce monde-ci.
Quand l’être a émané de son Principe universel – en vertu de la nature des chaînes des causes et des effets, et de par le statut même de la nature –, il a suivi une courbe descendante de degré en degré. Le concomitant de la causalité est la postériorité ontologique de l’effet sur la cause. Bon gré mal gré, cette descente arrive à un degré où l’être devient d’une intensité si faible qu’il se confond avec le non être. Le monde dans lequel nous vivons actuellement se trouve au dernier échelon, le plus bas, de la lumière de l’être, et à la dernière limite de l’arc de la descente. En un mot, c’est un monde en quête de perfection : l’être étant parvenu à son plus bas degré d’intensité se tourne désormais vers le haut et cherche à colmater les brèches de néant qui se sont faites en son sein, afin de retrouver le chemin de son premier arc, et revenir à l’Être Premier (1) : « Nous sommes à Dieu et c’est à Lui que nous retournons », (Sourate Al-Baqara (La vache) ; 2 : 156).
Quand nous disons que dans notre monde, l’être est le jumeau du non être, que cette gémellité (être et non être) fait partie de la constitution même de ce monde, et lorsque nous disons aussi qu’il existe d’autres mondes où il en va autrement, c’est pour que l’on ne s’imagine pas qu’il s’agit ici d’un concomitant de l’être même. Non, le concomitant essentiel de l’être, c’est l’infinité et l’absoluité. L’être, en tant que tel, rejette totalement le néant, mais dans les degrés de sa procession (ou de son effusion), qui impliquent nécessairement la causalité, il devient même le jumeau du néant, par un dégradé progressif de son intensité.
Le concomitant de toute causalité (la causalité réelle (2) est différente de la causalité qui se dit dans le monde matériel, car la cause se dit de plusieurs façons) est une causalité où l’effet est engendré par l’essence de la cause, qui en devient ainsi le lieu de production. C’est ce qui explique que le degré suivant soit plus faible, plus déficient. Il y a déperdition progressive d’énergie.
Même cette déficience est une voie d’intrusion pour le néant. Puis de ce degré déficient, il poursuit sa descente à un autre degré encore plus déficient, jusqu’à parvenir au degré de notre monde, à savoir un état que nous appelons « matière », qui désigne la pure potentialité et ne possédant de l’être que ce lot bien maigre de la potentialité, pouvant accueillir d’autres êtres.
Ce « pouvant accueillir » est le début du principe du mouvement, et le mouvement est un concomitant de ce monde (= de la matérialité). « Ce monde a été créé comme un monde de mouvement » : cela veut dire que son maintien est fondamentalement graduel, non pas que le monde ait été créé achevé une bonne fois pour toutes sous la forme d’une sphère, puis qu’on l’a étendu pour le mettre en mouvement. Ou encore que le monde ait été créé « hors du temps », et que par la suite on a activé le temps pour qu’il y ait du temps. Non, le temps, le mouvement, le changement et la procession par degrés, etc., sont tous des concomitants de l’essence du monde. Agir et subir l’effet de l’autre est un concomitant de l’essence de ce monde, c'est-à-dire que la matière de ce monde qui accepte l’effet, a été créée comme réceptrice de formes, sinon elle n’aurait pas pu être créée.
Ce qui est différent de cela se trouve dans un monde autre que celui-ci, en un autre endroit, dans un autre degré de l’être. C’est cela la nature de la matière : elle accepte l’effet, que cet effet soit compatible ou qu’il soit antagoniste.
La gestion du monde sur la base de la loi universelle
L’autre thème de discussion est que ce n’est pas seulement sur les observations que nous faisons sur le monde que nous affirmons que le monde est géré sur la base d’une loi universelle. Car fort heureusement, cette idée a fait son apparition : tout le monde sait, et même les monothéistes confirment que ce monde est géré par une loi universelle et non pas par une loi partielle. Cela signifie que nos vies suivent une loi universelle dans ce monde, loi que le Coran désigne par l’expression « Sunnat Allah » (3) (pratique divine, habitude divine). Cela veut dire que je ne suis pas régi par une loi partielle, que mon voisin n’est pas non plus régi par une loi partielle le concernant exclusivement. En termes philosophiques, Dieu ne gère pas le monde avec une volonté personnelle (spécifique) et partielle, mais Il ordonnance le monde par une volonté universelle, et il est impossible que le monde soit géré par une volonté partielle parce qu’une volonté partielle ou personnelle est le propre d’un être créé, c'est-à-dire d’un être qui est lui-même sous l’effet d’autres facteurs : à un moment, une volonté, et à un autre moment, une autre volonté.
De l’essence de l’Être Nécessaire dont la volonté est son Essence même, il est impossible que ne procède qu’une seule Volonté, car cela seul convient à la Dignité Sacrosainte du Créateur, que d’une seule Volonté universelle et générale, Il fasse venir à l’être tout l’univers.
Par conséquent, le monde est bel et bien dépendant d’une seule volonté, et d’une seule loi générale.
Nous avons ainsi compris cette idée que du côté du Créateur, la volonté qui gère le monde est une volonté unique et universelle, non pas une volonté personnelle ou partielle. Elle est une loi et une pratique. Du côté du monde : accepter le changement, être le lieu de l’interaction des causes et des effets et permettre la causalité générale, sont des concomitants de la nature et de l’essence de ce monde.
Si nous avons bien assimilé ces points, nous aurons ouvert la voie à la compréhension du point suivant, qui est celui de la :
Suprématie du bien sur le mal dans ce monde
En se situant au point de vue de la sagesse efficiente (4) , nous devons aborder ce sujet en nous demandant si dans l’ensemble de tout ce qui se trouve dans ce monde, c’est le bien qui l’emporte ou le mal. Or, ce bien et ce mal sont indissociables !
Par exemple, quand il pleut et que le soleil brille modérément, nous disons : cette année est une très bonne année ; les arbres vont tous donner des fruits. Une année, durant la saison où les arbres bourgeonnent, un froid très dur survient et gèle tous les fruits naissants : nous disons, cette année a été mauvaise – alors même que c’est notre façon de juger qui est mauvaise dans ce genre de cas.
Ce gel aussi doit exister, sa survenue dans le système du monde est indissociable de ce soleil et de cette chaleur. Tout ce qui est doit nécessairement être. Ces phénomènes se suivent et sont concomitants les uns des autres. Est-ce que c’est le bien qui existe dans le monde en grande quantité et exerce sa domination, (alors que le mal survient en même temps) ou bien est-ce le mal qui parfois fait apparaître le bien ?
Si l’ensemble du système du monde n’était que du bien, on ne pourrait pas dire : « pourquoi Dieu a-t-Il créé un monde pareil ? », puisque un tel monde serait lui-même le bien. Par exemple, on a dit que si le monde n’avait pas été créé (c'est-à-dire si le bien du monde avait été rendu impossible par l’effet de son mal), on aurait eu une situation dans laquelle un peu de mal aurait empêché beaucoup de bien, or un peu de mal qui aurait empêché beaucoup de bien, reviendrait à « beaucoup de mal » !
C’est ici qu’une classification spéciale a été établie. On dit qu’en première hypothèse, on devrait estimer les choses en affirmant soit : que les êtres créés sont le bien absolu, alors que le bien absolu dans ce monde n’existe pas. Ou bien : affirmer que les choses créées sont le mal absolu, lequel aussi n’existe nulle part. Le mal absolu n’est que l’absence : le néant et les choses néantisées.
Une chose qui serait le mal est une chose qui est le mal pour une autre chose. Ce qui est mal vis-à-vis d’une autre chose, considère son existence comme le bien. Le mal absolu n’existe absolument pas. Il reste à examiner trois cas :
- Le premier est que le bien des choses existantes domine et surpasse leur mal.
- Le deuxième est que le mal détienne la supériorité et l’emporte sur le bien.
- Le troisième cas est celui où le bien et le mal sont dans une égalité parfaite.
Ce qui prévaut dans l’ordre actuel du monde, c’est que le bien l’emporte sur le mal. Mais cet ordre est un ordre de progrès, un ordre de perfectionnement progressif. Le mal existe, mais il est en situation de minorité.
Cela est aussi une théorie, une hypothèse philosophique concernant la justification du principe même qui justifie la sagesse efficiente.
Pourquoi ces lacunes n’ont-elles pas été comblées ? Pourquoi ces néants n’ont-ils pas été remplacés par des « étants » ? Ces questions, l’être ne leur trouve pas de réponses parce que ces « pourquoi » reviennent en fait à se poser la question : « Pourquoi ce monde a-t-il été créé ? »
Si le monde souhaite garder cette même nature qui est la sienne et souhaite rester le monde qu’il est, cela est aussi intégré dans son être-monde.
Mais si nous voulons dire : « Que le bien de ce monde soit ! », et : « Que son mal ne soit plus ! », c'est-à-dire vouloir que ce monde ne soit plus ce monde, ce serait ordonner une chose impossible. On a dit : « Il n’y a pas dans le possible meilleur que ce qui est (5) » (Le meilleur des mondes possibles (6) ). Ce qui revient à dire que tout le reste n’est que fantasmes et jeu de l’esprit.
Tous les êtres qui existent dans ce monde se maintiennent dans leur degré d’être par eux-mêmes. Si nous nous laissions aller à l’affabulation et au fantasme pour dire : si Saadî (7) vivait à notre époque, ou si je vivais à l’époque de Saadî, si j’étais à la place de Saadî, si j’étais né de ses parents de Shîrâz, dans la ville de Shîrâz au 7ème siècle de l’Hégire (XIIIème siècle), si cela était, si j’étais ceci, si j’étais cela, etc., alors ce « je » ne serait plus ce que je suis moi-même actuellement, tandis que Saadî resterait lui-même. Saadî est ce qu’il est ; et mes supputations les mieux imagées ne changeraient rien en son essence.
C’est une imagination trompeuse qui s’explique en philosophie par le fait que l’on prête une réalité à des quiddités (mâhiyât) qui n’ont d’existence que mentale et chimérique. Quand on abstrait la quiddité de son existence et qu'on la laisse circuler ça et là au gré de son imagination, on s’induit soi-même en erreur en s’imaginant que cette quiddité possède une existence réelle. On ne réalise pas que cet être qui s’étend dans les mondes en-deçà de la nature comme dans celui de la nature, au sein même de la nature (qu’il s’étale dans le temps ou dans l’espace), est identique à lui-même. Chaque chose en quelque lieu qu’elle se trouve est dans le lieu même où elle doit être et elle n’est identique qu’à elle-même. Si un être veut se séparer de son lieu, il cesse d’être lui-même. Chez les « étants » du monde physique, cette sorte d’être mêlé au non-être est la base de leur essence. Le fait que dans ce monde, les personnes âgées existent en même temps que les jeunes, le fait que la même situation, par exemple depuis le moment où les premiers gamètes forment la première cellule qui va se mettre en mouvement pour devenir un enfant, puis un adolescent, puis un adulte et un vieillard, puis connaître un transfert de ce monde à un autre monde, prouve que chaque chose est un concomitant de l’autre. Il n’y a que libération et actualisation progressive des potentialités contenues dans le programme génétique.
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C’était là une autre étape de notre exposé. Passons maintenant à l’étape suivante :
Dans la troisième étape, nous aborderons la question suivante : ce que les gens qualifient de mal dans ce monde, nous ne pouvons pas l’admettre comme « mal absolu », à savoir un mal contre lequel on ne peut rien. Cela non pas parce qu’on peut y remédier en trouvant une bonne solution, mais parce que ce même mal est à l’origine du bien.
En d’autres termes, ces mêmes « maux » sont le lieu de naissance des « biens » de ce monde, ils sont donc dans un sens les causes du bien.
Quand on dit que le mal est l’absence d’extension de l’être ou que l’ombre est une absence de lumière, il est normal que l’ombre soit considérée comme absence de lumière, mais ce qui n’est pas juste, c’est que l’on compare le mal à l’ombre.
Un nombre peut être positif ou réduit à zéro (dans ce cas il n’est plus considéré comme un nombre) mais il peut aussi aller au-dessous du zéro et exister comme un nombre négatif.
Je suis riche une fois les poches pleines ; une autre fois, je suis sans argent, une autre fois, je suis même endetté ; outre le fait que je n’ai pas d’argent, je suis même débiteur. Mais l’endettement ne peut pas signifier « ne pas avoir d’argent ».
Un autre point est le suivant : au sujet du bien et du mal dans le monde, il faut un statut général, et cela est justement ce que soutiennent les partisans des religions : il doit y avoir un intérêt, une utilité en cela. Car en considérant globalement les choses, les affaires du monde tournent en faveur du bien.
Ce que les hommes considèrent comme le mal est soit, comme ils le pensent, un état de non être et de privation, soit une chose qui entraîne une série de pertes.
Il en va ainsi même dans les péchés, à l’exception de l’injustice. Si vous considérez les péchés et les vices, toute qualité vile en soi n’est pas mauvaise pour elle-même ni pour la faculté qui l’a faite se manifester ; elle est mauvaise d’un autre point de vue. L’arrogance, la jalousie, etc., sont des perfections quand on les considère du point de vue des forces psychiques dont elles dépendent et qui les ont manifestées.
Par exemple, l’ambition de la renommée est une perfection quand elle est considérée sous l’angle de cette faculté psychique. L’ambition, aussi violente soit-elle, est une perfection pour l’instinct qui se trouve en l’homme et qui la motive, c’est un signe de maturité, c’est du bien, mais elle est un mal pour l’individu à cause du fait que lorsqu’elle se développe hors de certaines limites, elle empêche le développement de beaucoup d’autres potentialités. Et comme disent les penseurs, quand ces forces passionnelles prennent le dessus, elles ternissent les facultés supérieures logiques de l’homme, comme un arbre qui en se développant exagérément finit par mettre les autres arbres sous son ombre et les empêche de profiter à leur tour des rayons du soleil.
Quand cette force de la colère – ou toute autre faculté ou instinct–, nous disent les maîtres, prend de l’ampleur, quand elle se développe, c’est encore une maturité, une perfection pour cet instinct, mais au niveau sociologique, c’est un mal, parce qu’elle aliène le bonheur des autres. Et le péché, pourquoi est-il un mal ? Est-ce à cause de l’instinct qui pousse à le commettre ? Sûrement pas, car les instincts sont des fonctions qui sont innées en l’homme, et grâce auxquelles d’ailleurs les hommes se maintiennent en vie et assurent leur survie dans la plupart des cas. L’instinct suggère la solution, mais aussi il peut être dévastateur lorsqu’il n’a pas de limites. Quand l’homme se soumet aux ordres de l’instinct, quand il l’élève au rang de justification ultime de ses actes, sa nature humaine s’affole, se débride et devient un danger pour les autres. Elle prend la pente descendante et cesse d’aspirer à la grandeur, aux hautes valeurs qui fondent l’humanité. Le péché est ce qui cause un obstacle à l’équilibre social, ce qui trouble les rapports entre les humains et peut provoquer des meurtres, des guerres, à cause du déchaînement des passions.
Toute loi vise à fixer des limites et à particulariser les cas, de façon à organiser les énergies sociales, à les canaliser au profit du plus grand nombre d’individus : c’est cela la recherche de l’intérêt général.
Cet intérêt ne se trouve pas nécessairement et dans tous les cas, dans un partage égal des droits et des devoirs. Par exemple, il se peut que l’on donne aux aînés un droit que l’on ne reconnaîtra pas aux mineurs. Ce n’est sûrement pas l’enfant qui est le mal, mais la société trouve que le bien de l’enfant est de le placer sous la tutelle des adultes.
Le mal est relatif. Si un microbe pénètre dans le sang, il cause une maladie. Pourtant, le microbe n’a fait que trouver un milieu favorable à son développement, un milieu où il peut croître, fonder une famille et se reproduire, atteindre à sa perfection. On dit que c’est être injuste envers le lion que de l’empêcher de manger la gazelle. Le microbe est un des êtres faisant partie de ce monde. S’il se développe trop, il rendra malade son hôte. Il pourrait même causer sa mort. Et dans ce cas, le microbe causerait aussi sa propre mort, car en sciant la branche sur laquelle il se trouve, il ne pourra que tomber en même temps que la branche. Le microbe aura causé la mort de l’homme et la sienne par voie de conséquence. C’est ainsi que le développement excessif cause la perte des hommes et des microbes.
Tout ce que l’on qualifie de mal dans ce monde est soit du non être, soit de l’être ayant engendré un autre non être, et pour lequel on le qualifie de mal. En tant qu’être, il n’est jamais le mal.
Si nous n’admettons pas un Créateur à l’origine du monde, tous les problèmes, les faiblesses, les imperfections, l’être et le non être seront justifiés.
En revanche, si nous admettons l’existence du Créateur, quelques questions fondamentales se posent :
- Premièrement, est-ce que Dieu pouvait ou non s’empêcher de créer l’univers ? S’Il ne le pouvait pas, ce serait une imperfection, et s’Il le pouvait et qu’Il a volontairement fait cet acte, dans quel but a-t-Il créé, et maintenant qu’Il a créé, pourquoi n’a-t-Il pas créé la création parfaite et quel était le but de la création ?
L’autre point est que la présence d’un mal est nécessaire pour chacune des perfections. Si tout était lumière absolue, on ne saurait plus distinguer la lumière : c’est à cause de l’ombre que nous distinguons la lumière. Par conséquent, si une personne se trouve dans un endroit où elle s’expose à une faiblesse et que cette faiblesse devienne à son tour la cause nécessaire d’une perfection suivante, peut-on considérer cette personne comme fautive et responsable, et doit-on la sanctionner pour cela?
Si nous voulons établir une distinction entre les actes de l’homme dérivant de sa volonté propre et les nécessités de la nature, en conclure que la volonté de l’homme est un facteur de faiblesse et de carence, et que l’homme est donc responsable, – sauf que les nécessités naturelles ne sont pas ainsi, et l’on ne peut tenir la nature pour responsable–, comment serait-il alors possible de distinguer entre ces deux actions ?
En réponse, il faut dire : si nous ne professons pas la croyance en un Dieu pour ce monde, comme l’ont dit les théosophes (elâhiyûn), il n’est plus du tout nécessaire d’apporter des réponses à ce genre de problématiques. C’est que nous affirmerons que nous acceptons le monde tel qu’il est, qu’il soit bon ou mauvais, que l’on puisse regretter qu’il soit ainsi ou non. Les questions demeurent plausibles, mais ce sont des questions où ce n’est plus le lieu de répondre. C’est une situation semblable à celle que créerait la visite impromptue que vous rendrait quelqu’un dont l’arrivée intempestive va perturber votre réunion, vous obligeant à suspendre cette dernière. Vous vous plaignez de cette intrusion, en disant par exemple : « Monsieur ! Vous voyez bien que vous avez perturbé notre réunion ! » ou bien direz-vous : « Vous avez bien vu que nous étions en réunion ? On n’entre pas ici comme dans un moulin », etc.
On peut aussi imaginer une réunion interrompue par l’intrusion d’un animal !
Vous n’éclatez pas de colère en criant : « Comment cet animal a-t-il pu arriver jusqu’ici ? » Vous gardez votre calme, et vous ne lui cassez même pas une patte. Vous dites : « Ce n’est qu’un animal après tout ! Il ne comprend rien ! »
Un autre cas est possible : que vous objectiez en disant que si nous ne professions pas la foi en un Dieu de l’univers, la justification de ces questions serait avérée. Cela se justifie par le fait que le principe qui serait à l’origine du monde ne peut pas être fautif parce qu’il ne comprend pas et son intelligence est trop faible. Que dire et à qui allons-nous objecter ? Il n’y a même pas moyen d’objecter, ni de raison de le faire. Cependant, cela ne signifie pas que le mal n’est plus le mal, sinon le mal reste encore avec la même acception que nous lui donnons quand nous le qualifions de mal ; le chaos reste aussi le même chaos que constate le théiste, mais voilà, il n’y a plus de responsable dans l’univers.
Dans ce cas, « le monde n’est que ce qu’il est, quoiqu’il soit » est tout ce que l’on pourrait dire et il n’y aurait plus de questions à poser, puisqu’il n’y a pas de responsable. (8) Ainsi, si nous nions l’existence de Dieu, nous n’évacuons pas par ce fait même le problème du mal. Cela veut dire que si l’on niait l’existence de Dieu, on ne pourrait pas en conclure que la question du mal ne se pose plus, qu’elle a été résolue. Quand bien même il n’y aurait plus un seul mal dans le monde, nous devrions admettre que la question resterait non résolue. Bien évidemment, la loi de la causalité ne serait pas malmenée ni remise en cause. L’important serait de reconnaître que la question du mal va demeurer insoluble, qu’il en est ainsi, et que cela devrait être et qu’il n’y a rien à faire à cela.
Si l’ensemble des êtres étaient mauvais selon la loi de la matière et qu’il n’y avait pas le moindre bien dans l’ « atelier de l’existence » (9) (comme ont statué à ce sujet les philosophes sceptiques en disant que tout l’être n’est que mal), nous aurions dit : « D’accord ! admettons que l’être est, et qu’il n’y a point de responsable en vue, et que ce qu’il y a, c’est un être inconscient, et l’inconscient aussi est affairé à quelques péripéties dont le mal ne cesse de se produire. Quant aux questions que par la suite cela génère, elles ont déjà été toutes soulevées. » Mais la question demeure de savoir si Dieu a créé l’univers de propos délibéré ou forcé, malgré Lui ? Avait-Il la puissance mais Il n’a pas voulu créer, ou bien n’avait-Il pas la puissance ?
Il a été établi que c’est par volition qu’Il a créé le monde et non par contrainte. Il avait aussi la puissance de ne pas créer. Mais de la puissance qui convient à l’Essence du Créateur, c'est-à-dire une puissance parfaite, qui n’est pas comparable à celle des êtres possibles. La puissance dont nous disposons est quelque chose de potentiel, alors que chez l’Etre nécessaire, elle est une puissance en acte. Il en va de même pour la volonté et le libre arbitre en Dieu.
Lorsque nous disons que nous avons la puissance pour accomplir tel acte, nous avons aussi la puissance de ne pas l’accomplir : cela veut dire que si nous le voulons, nous le faisons, sinon nous ne le faisons pas. Tout dépend de notre volonté. Mais nous possédons aussi cette caractéristique que cette volonté en nous n’est nôtre que comme possible. Il est possible que nous ne disposions pas de cette volonté, tout comme il est possible que nous en disposions. Ce sens et cette réalité existent dans l’Essence de l’Être nécessaire : s’Il veut faire venir le monde à l’existence, Il le fait « existencier ». Et s’Il ne veut pas existencier le monde, il n’y aura plus de monde. Mais Sa Volonté n’est pas pareille à la nôtre qui dépend d’autres facteurs qui sont réunis parfois et qui font défaut d’autres fois. Dieu a une Volonté et l’univers est né de cette Volonté et de Sa Puissance.
Ce « si » aussi se retrouve sous la forme d’un autre « si », à savoir que puisque le monde résulte de Sa volonté, si Lui ne le voulait pas, le monde n’aurait pas existé, et non pas qu’Il l’ait voulu ou pas voulu, le monde aurait existé. Il ne s’agit pas de « qu’Il l’ait voulu ou non » ; le concomitant de Son Essence est que le monde soit, cela ne signifie pas que si dans son Essence, il n’y avait pas de volonté, le monde aurait quand même existé. Cette volonté qui est la Sienne était dans Son essence et c’est bien elle qui a donné naissance au monde. Il possède un libre arbitre éternel et le monde aussi résulte forcément de Son libre arbitre.
La deuxième question est celle des finalités, à savoir quel est le but ultime de Dieu ? Dans tout ce qu’il entreprend comme objectif, l’homme complète son perfectionnement grâce à cet objectif, c’est-à-dire que tout en visant son but, il cherche aussi à se promouvoir afin de se rapprocher de la perfection. L’action la plus bénévole et la moins intéressée qui soit accomplie par l’homme le rapproche de son accomplissement. La différence entre une action humanitaire ou bienveillante et une action intéressée est la suivante : lorsque quelqu’un qui n’a pas de motivation charitable fonde une école par exemple, il le fait dans l’intention d’attirer les regards des gens sur sa personne, il gagne leur confiance et les fait travailler, mais tout cela afin de tirer tout le profit à son seul bénéfice.
Par contre, celui qui agit bénévolement cherche le profit d’autrui et non pas le sien, car il éprouve en son for intérieur un besoin moral, humanitaire ou divin, qu’il cherche à satisfaire, ou du moins à calmer sa conscience. Une autre motivation est d’accomplir un acte pour la « Face de Dieu » (10) , à savoir dans le but d’obtenir la satisfaction de Dieu à son égard. Bref l’homme se perfectionne par ses actes. Dans l’Essence de Dieu, il n’y a que de la générosité pure, il n’y a même pas le besoin d’avoir de la générosité pour être généreux. Mais Sa Générosité est un concomitant de Sa Volonté en acte, un concomitant de la perfection de Son Essence, de la perfection de Sa science, de la volonté du Parfait.
Quoiqu’il en soit, considérant la discussion au sujet de la « discrimination », et de la « relativité » du mal, on voit clairement que le mal est indissociable du bien, parce que les maux qui relèvent de « manques », de « non-existants » et d’absence (de bien), en d’autres termes, les « vides », les lacunes - comme l’ignorance (manque de savoir), l’incapacité (manque de puissance) et la pauvreté (manque de moyens)- qui existent dans le monde, dans la mesure où ils sont rattachés au système universel (takwînî), sont dans le cas de l’absence de réceptivité des réceptacles et de la pénurie des moyens. Dans le système de la création, à chaque être correspond une carence en raison de la faiblesse de capacité du réceptacle et non en raison de la rétention de l’effusion de l’être qui entraînerait une injustice et une discrimination.
Ce qui, dans tout cela, ne relève pas de l’absence de capacité des réceptacles et de la carence des moyens, ce sont ces choses qui relèvent du domaine du libre-arbitre, de la responsabilité et de la volonté humaine. En tant qu’êtres doués du libre arbitre, les humains ont la responsabilité de réaliser leur propre édification et leur unité originelle parfaite, ce pour quoi ils ont été créés. Ils doivent combler les vides et subvenir aux carences, et cela est l’une des dimensions de la fonction de lieu-tenance (khelâfat) divine qui est dévolue aux hommes.
Si l’homme a été créé ainsi, et qu’une telle responsabilité lui a été confiée, c’est en vertu du système universel qui doit faire dominer le meilleur.
Quant aux maux qui existent extérieurement et qui en eux-mêmes sont le bien même et le mal par rapport à autrui, leur dimension mauvaise, en tant que relative et concomitante insécable de leur être réel, sont indissociables du bien.
L’univers jouit de la solidarité et de la synergie de ses parties, et l’univers est un ensemble indissociable. Ainsi, non seulement les néants ne sont pas dissociables des êtres, mais les êtres relatifs sont aussi indissociables des êtres réels. Et les êtres réels sont indissociables des autres êtres réels. Et c’est pourquoi le mal est indissociable du bien.
Notes :
1- Le Coran dit : « Innâ li-Allâh wa innâ ilayhi rjâji’ûn »
2- Il y a une causalité par manifestation progressive des potentialités contenues : l’œuf est la « cause » du poussin, la graine est la cause de l’arbre, etc... Un grain de blé ne donnera que du blé. Cette sorte de cause se distingue de la causalité commune connue de tous.
3- Le terme « Sunna », pratique, apparaît une vingtaine de fois dans le Coran. Voir notamment, Sourate Al-Ahzâb (Les coalisés) ; 33 : versets 38 et 62.
4- L'expression est coranique. Voir la Sourate Al-Qamar (La lune) ; 54, verset 5
5- Idée développée pour la première fois chez les musulmans, par Abû Hâmed Muhammad al- Ghazzâlî (mort en 1111) dans son Ihyâ ‘ulûm al-Dîn (Revivification des sciences religieuses), Volume IV, 257 et 258. « Laysa fi al- imkân aslan ahsan minhu wa lâ atamm wa lâ akmal », il n’y a absolument pas dans le possible mieux, plus accompli et plus parfait que lui.
6- Idée développée et popularisée par Leibniz dans sa Théodicée.
7- (en persan : (سعدی Sa’dî, célèbre poète du XIIIème siècle dont le tombeau se trouve à Shîrâz. Saadî est l’auteur du Golestân et du Bustân. Son Dîvân Ghazaliyat, recueil de poèmes lyriques, est fort apprécié. L’œuvre de Saadî figure au programme littéraire des universités iraniennes.
8- Etymologiquement, celui qui répond de quelque chose, responsa.
9- (En persan : کارگه وجود , Kârgah-e vujûd) expression imagée empruntée à Hâfez.
10- Travailler « pour la Face de Dieu » (en arabe :لوجه اله , li Vajhi al- Allah), est une expression coranique pour dire : accomplir un acte dans le but de plaire à Dieu.
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