Radicalisme et salafisme

Le mot salafite est l’un des termes dont les acceptations prêtent le plus à confusion. Il n’est pas toujours aisé aux néophytes de différencier ceux qui parmi les salafites furent des hommes de convictions, instruits, intègres, sincères et dont la seule ambition fut de servir la Vérité, de leurs prétendus héritiers spirituels, pour qui l’exégèse classique du Coran est sujette à caution et la Tradition du Prophète entachée de caducité.

Le mot salafite est un néologisme dont l’origine est le nom d’action « salaf » qui signifie : passé, révolu, ancien ; il est, dans l’usage, associé à l’adjectif « sâlih » qui signifie vertueux.
Le Prophète (P) a dit : « Les meilleurs d’entre vous sont ceux de ma génération (qarnî) [les Compagnons], puis ceux qui leur succèderont [les Disciples], puis ceux qui leur succèderont [les Élèves des Disciples]. » La définition de l’expression « les Anciens vertueux » est, de par ce hadith authentique, très précise. Selon Ibn Taymiyya, la période de leur parution s’achève en l’an 132 de l’Hégire. Selon d’autres, le mot qarn couvre une plus longue période ; au plus 100 ans. En tout état de cause, seule l’élite de notre communauté née, au plus tard, avant la fin du troisième siècle de l’Hégire, peut prétendre à ce titre. Tous ceux, nés après l’an 300 sont considérés comme des successeurs (khalaf).

Les salafites apparurent au 4e siècle de l’Hégire. Ils étaient d’obédience hanbalite et prétendaient que la totalité de leurs théories trouvait son fondement dans celles d’Ahmad ibn Hanbal ; lequel réhabilita la doctrine des Anciens vertueux et combattit toutes les autres. Au 7e siècle de l’Hégire, cette mouvance réapparut à l’instigation d’Ibn Taymiyya, leur leader. Il réactualisa la doctrine et, en fonction des nécessités de son époque, l’augmenta de ses propres réflexions et éléments doctrinaux. Au 12e siècle de l’Hégire, à l’initiative de Muhammad ibn ‘Abd al-Wahhâb, les théories d’Ibn Taymiyya se répandirent dans la Péninsule arabique.

On distingue trois générations de salafites. Aucune d’entre elles ne s’inscrit dans la continuité de l’autre, et elles n’ont pas de lien direct, si ce n’est le nom et quelques principes :

Les rénovateurs
la première génération de salafites est cette mouvance ancestrale néohanbalite.
Sa principale singularité fut de s’opposer aux théologiens rationalistes, auxquels ils reprochaient leurs polémiques sur l’Ipséité, les Noms et les Attributs d’Allâh, l’origine et la nature de l’univers, celle de l’homme et du Coran, la prédestination, le libre arbitre, etc. Le salafisme premier est donc l’antithèse de la philosophie gréco-arabe, en particulier celle de la logique et de la métaphysique ; telle est sans doute la définition la plus appropriée. Au fil des siècles, certains juristes de renom, comme ibn Taymiyya (m.1328) contribuèrent grandement à promouvoir son rayonnement et sa codification en une doctrine. Ces premières générations de salafites ne se distinguent donc pas par le dénigrement des sources de la Tradition, mais par leur attachement à un Dogme pur, une Tradition saine et une lecture littérale des Textes, exempts de toute interprétation allégorique et déduction rationnelle.

Les réformateurs
Au 19e siècle, l’élite intellectuelle musulmane s’éleva contre la domination de leur communauté par les Ottomans, les Anglais, les Russes et, plus tard, celle des Français en Afrique du Nord. Dans leurs ouvrages, ils dénoncent le retard des musulmans dans de nombreux domaines, la corruption des dirigeants politiques et le laxisme des chefs religieux.
Alors que les nationalistes et les idéologues militent pour un panarabisme laïque et socialiste, les leaders religieux militent quant à eux pour un panislamisme moderne avec, pour principal credo, une herméneutique moderniste de la Révélation, indépendante de celle des exégètes classiques, la réforme des données de la jurisprudence ; la majorité des hadiths étant, selon eux, des récits forgés et les recommandations des juristes classiques inadaptées, une interprétation progressiste de la Loi, adaptée aux exigences de la modernité (capitalisation, prêts bancaires, etc.) et la réhabilitation et le recours à l’effort de réflexion et de déduction personnel (ijtihâd).
La relative alliance des partisans du panarabisme et du panislamisme va rapidement voler en éclat, car le 19e siècle est, en Occident, celui de la modernité, des acquis sociaux, de l’évolution des moeurs et surtout celui de la technologie. L’évolution radicale dans les transports, le commerce, l’industrie, l’économie, la communication, les médias et l’armement, va considérablement modifier leur attitude. Alors que les valeurs ancestrales avaient, un temps, réussi à les unir, la technologie moderne va profondément les diviser. Les velléités des nationalistes et des idéologues ne disparaîtront pas, mais évolueront. Beaucoup plus pragmatiques, elles ne porteront plus sur le bien-fondé de la modernité, mais sur les profits qu’elle génère (pétrole, gaz). L’attitude des leaders religieux va également évoluer pour soit se radicaliser, soit se politiser et parfois même les deux. Toutes les mouvances nées de cette scission n’auront de cesse de se diversifier jusqu’à nos jours.

Les innovateurs
Cette période d’éveil, initiée par les réformateurs, est associée à celle, ô combien infondée, de l’épuration des mœurs et des convictions religieuses des musulmans. Depuis le 18e siècle, avec Muhammad ibn ‘Abd al-Wahhâb, à nos jours, une pléiade de chefs religieux d’obédience salafite ne cessa de prôner le renouveau. Tous prétendent être les authentiques héritiers spirituels des Compagnons du Prophète et œuvrer à la renaissance de leurs us et coutumes. Sous de faux prétextes moralisateurs, ils revendiquent le droit et le privilège de conduire la communauté musulmane sur le chemin de la Vérité, de la ramener aux vraies valeurs du Coran et de l’authentique Tradition du Prophète, débarrassée de toutes les innovations et de tous les hadiths qui, selon eux, ne sont pas absolument authentiques. Non satisfaits d’avoir amputé la Tradition d’un nombre considérable de hadiths, ils s’évertuent à présenter le Prophète de l’Islam comme un personnage quelconque, « un simple facteur » venu transmettre un message, mimer quelques gestes, faire quelques recommandations vestimentaires et alimentaires et qui ensuite s’en serait retourné. Ils considèrent que le vénérer est assimilable à de l’associationnisme (shirk).
En plus d’avoir la négation des sources de la Tradition pour point commun avec les coranistes, leurs thèses sont parfois très proches de celles des anthropomorphistes ; certaines métaphores figurant dans le Coran et dans certains hadiths sont interprétées selon des acceptations très proches de celles de cette secte. Ils prônent également une lecture strictement littérale des Textes, excluant toute interprétation rationnelle, analogique et allégorique et considèrent comme apocryphes, la majeure partie des hadiths non rapportés par al-Bukhârî et Muslim. Cet antagonisme sera dans tous les cas associé à un rejet des quatre écoles de jurisprudence et leur remplacement par une seule.

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