Aux origines du chiisme

Hoda Sadough
A l’aube du VIIe siècle, l’islam fut présenté comme l’accomplissement d’un système de valeurs divines venant mettre un terme au cycle des révélations. D’un point de vue social, l’islam a eu un rôle important dans l’unification autour de valeurs communes d’un peuple divisé en de multiples clans (qabâ’il) et connaissant des affrontements incessants. Sur le plan humanitaire, il suffit d’indiquer qu’avant l’apparition de l’islam, les Arabes avaient la réputation d’enterrer leurs filles vivantes. L’étude de l’évolution sociale et de la pensée de la communauté vivant dans la péninsule arabique durant la période de la révélation reste un domaine important de recherches pour les chercheurs s’intéressant au rôle des religions dans la formation des grandes civilisations.
Néanmoins, après la mort du Prophète, certaines divergences qui avaient été enterrées grâce à son leadership se firent à nouveau jour. Ce départ provoqua la première crise historique au sein de la jeune communauté, en posant la question centrale de la modalité de la continuité de l’islam. La question de succession du Prophète fut donc à l’origine d’une sérieuse rupture dont les conséquences se perpétuent jusqu’à nos jours.
Cette divergence d’opinion se centralisait plus précisément sur l’éventualité d’élire le successeur du Messager de Dieu ou bien de savoir si celui-ci n’avait pas lui-même choisi son successeur. Certains rejetaient l’éventualité d’un successeur élu, précisant que le successeur du Prophète, dont la prophétie provenait d’une volonté divine, ne pouvait être soumis au suffrage et que seul le Prophète, en tant que messager de Dieu, disposait de légitimité pour désigner son propre successeur. Une partie affirmait ainsi qu’il avait écarté toute incertitude sur cette question à la fin de son dernier pèlerinage, lorsqu’il avait rassemblé les pèlerins à Ghadir-e-Khomm et y avait fait un discours dans lequel il avait officiellement nommé ’Ali Ibn Abi Tâleb comme son successeur, tout en demandant que ses paroles soient rapportées à tous ceux qui n’étaient pas présents. Quelques semaines après cet événement, le Prophète s’éteint suite à une fièvre douloureuse. De telles affirmations furent cependant réfutées par d’autres qui soutenaient que le Prophète n’avait désigné aucun successeur lors de son discours de Ghadir-e-Khomm, et avait laissé au peuple le soin de décider de son avenir. Cette divergence était liée à deux formes d’interprétation du mot mowlâ, dont il avait qualifié ’Ali, et qui était au centre de la querelle parmi les musulmans.
Ghadir-e-Khomm
Le 18 Zil Hajja 632, sur le chemin du retour de son dernier pèlerinage qui est connu dans l’histoire comme le Hajjat al-Widâ’ ou "le pèlerinage d’adieu", le Prophète annonça aux pèlerins qui l’accompagnaient qu’il avait reçu une révélation importante de Dieu, et qu’il ferait une halte à un endroit appelé Ghadir Khomm. Lorsque les pèlerins y furent rassemblés, le Prophète transmit le message qui lui avait été révélé :
"O Messager, transmets ce qui t’a été descendu de la part de ton Seigneur. Si tu ne le faisais pas, alors tu n’aurais pas communiqué Son message. Et Dieu te protégera des gens. Certes, Dieu ne guide pas les gens mécréants." (Coran, 5:67)
Le Prophète déclara par la suite le cœur du message : "Man kuntu Mowlâhu, fahaza ’Ali Mowlâhu" qui signifie "Qui me reconnaît comme son Mawlâ, doit reconnaître ’Ali comme son Mawlâ".
Les chiites s’appuient largement sur cette affirmation pour justifier la succession incontestable de l’Imâm ’Ali. Cependant, le mot mawlâ a de nombreuses significations en arabe. Alors que les chiites prennent le sens de « maître » ou guide, certains savants sunnites affirment que le mot signifie « ami » et insistent que Muhammad voulait simplement dire que toute personne qui était son ami devrait aussi lier cette amitié à ’Ali. Une telle information apparaît cependant infondée : tout d’abord parce que le Prophète Mohammad a cité ce verset avant de dire la fameuse phrase présentant ’Ali comme sont mawlâ : "Le Prophète a plus de droit (awlâ, venant de la même racine que mawlâ) sur les croyants qu’ils n’en ont sur eux-mêmes" (33:6) qui évoque clairement la notion d’autorité, et non d’amitié. La façon de transmettre le message, le fait qu’il ait été l’objet d’une révélation et que le Prophète ait arrêté l’ensemble des pèlerins pour le leur transmettre, invalide également la supposition qu’il puisse s’agir d’une simple déclaration d’amitié : quel serait alors le sens d’un tel cérémonial ?
Le califat
Au lendemain du décès du prophète, alors que l’Imâm ’Ali, des membres du clan des Bani Hâshem, ainsi que quelques autres compagnons étaient occupés à préparer l’enterrement, les ansâr, c’est-à-dire les du prophète de l’islam originaires de Médine, se réunirent dans la Saqifa des Bani Sâ’ïda afin de débattre de la succession du Prophète. Cette nouvelle se propagea très vite dans toute la ville. Les mohâjerin, c’est-à-dire ceux qui avaient émigré de La Mecque à Médine, se rendirent aussitôt à la réunion pour proclamer leur droit à la succession. A la vue de l’assemblée, ’Omar Ibn-e Khattâb, un compagnon proche du Prophète, réussit à convaincre les autres membres qu’Abou Bakr, l’un des plus vieux compagnons du Prophète, pourrait assurer cette succession de la meilleure façon. Le lendemain, un nombre important de personnes se rassembla à la mosquée pour lui prêter serment d’allégeance. Le choix d’Abou Bakr fut cependant contesté par les partisans de ’Ali, cousin et gendre du Prophète, qui soutenaient qu’il avait été désigné comme successeur et était à ce titre le seul héritier légitime du Prophète.
Abou Bakr devint ainsi le premier calife de la communauté islamique. A la différence du Prophète qui était surnommé Rasoul Allah (Messager de Dieu), il fut surnommé khalifat rasoul Allah (le calife du Messager de Dieu). La chaire du Prophète fut désormais réservée aux discours du calife.
Avant sa mort, Abou Bakr proposa ’Omar comme son remplaçant au titre de deuxième calife. Celui-ci lui succéda en 634 et fut surnommé khalifat khalifat rassoul Allah, (le calife du calife du Messager d’Allah). Six ans plus tard, ’Omar fut assassiné à la mosquée de Médine. Cependant, avant sa mort, il avait chargé un groupe de six membres d’élire le prochain calife, continuant ainsi à nier toute légitimité à la famille du Prophète. Ces derniers désignèrent ’Othmân qui, comme son prédécesseur, fut assassiné. Après l’assassinat du troisième calife, les musulmans désignèrent unanimement l’Imâm ’Ali comme leur quatrième calife.
Le califat de l’Imâm ’Ali coïncida avec le règne de Mo’âwiya. Ce dernier était le fils d’Abou Sofiân, un descendant des Omeyyades, qui assumait la gouvernance de la Syrie et refusa de se soumettre à l’autorité de l’Imâm ’Ali. Il se révolta contre l’Imâm en organisant une insurrection contre lui qui aboutit à la bataille de Siffin (657). Au cours de cette bataille, Mo’âwiya ourdit un complot et proposa un arbitrage pour régler le conflit les opposant. L’Imâm ’Ali accepta la proposition et désigna Abou Mousâ Asha’ri comme son représentant, tandis que Mo’âwiya désigna Amr-e ’As, de caractère opportuniste et tricheur. A la suite de différentes intrigues, Mo’awiya réussit finalement à écarter son adversaire en transgressant l’accord conclu lors de cet arbitrage.
Cet événement eut pour conséquence l’apparition de divergences parmi les fidèles de l’Imâm ’Ali : le groupe le plus extrémiste d’entre eux, connu sous le nom des Khavârej, le critiqua pour avoir accepté l’arbitrage et se sépara de lui. Après le martyre de l’Imâm ’Ali, Moâ’wiya devint calife et établit le siège de son pouvoir en Syrie. Damas devient alors la capitale de la communauté musulmane et du nouvel empire.
Certains historiens réduisent le conflit politico-religieux entre Mo’âwiya et l’Imâm ’Ali à une simple rivalité familiale pour le pouvoir, étant donné que ’Ali ibn Abi Tâleb ainsi que le Prophète étaient des descendants de la famille Hâshem. Mo’âwiya était par ailleurs l’un des descendants de ’Abd al-Shams, frère de Hâshem. Par conséquent, le Prophète, son cousin ’Ali ainsi que les Omeyyades, dont Mo’âwiya, étaient issus de même famille. Selon cette hypothèse – erronée – de la rivalité familiale, Mo’âwiya cherchait à écarter l’Imâm ’Ali pour s’approprier l’héritage du message du prophète Mohammad. Il faut cependant rappeler qu’à l’aube de la révélation du Coran, Abou Sofiân, le père de Mo’âwiya, fut l’un des premiers opposants à la révélation du prophète Mohammad, et organisa une lutte acharnée contre le Prophète et les croyants. Ce n’est qu’au moment où il était sur le point de perdre la face qu’il se convertit.
D’après les chiites, Mo’âwiya a usurpé le califat qui revenait aux descendants de la famille du Prophète et a introduit des déviations sans précédent dans l’islam.
L’autorité des Omeyyades, qui dura presque 90 ans, fut finalement ébranlée par Abou Moslem Khorâssâni, commandant perse, qui se révolta pour mettre fin à cette dynastie. Abou Moslem Khorâssâni était un descendent du prophète Mohammad, c’est-à-dire le petit fils de ’Abbâs ibn ‘Abd al-Muttalib, l’oncle du prophète. En tant que descendants de l’oncle du prophète, les Abbassides se considéraient comme les véritables successeurs de Mohammad, par opposition aux Omeyyades qui étaient issus d’un clan distinct de celui Mohammad. Grâce à leurs liens familiaux avec le Prophète et leur apparent attachement à sa famille – qui se révéla n’être qu’une manœuvre leur permettant d’accéder au pouvoir par la suite -, les Abbasides gagnèrent le soutien des chiites dans la lutte contres les Omeyyades. Le règne des Abbassides fut marqué par des persécutions sans fin contre les chiites et le martyre de leurs Imâms. Il faudra attendre plusieurs siècles pour que le chiisme se voit reconnaître le statut officiel de religion d’Etat, dans l’Iran safavide.

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