Le cycle de la prophétie et le cycle de la walâyat
Les deux cycles correspondent l'un à l'autre; ils sont symétriques l'un de l'autre. L'idée de ces deux cycles homologues suggère quelque chose comme un « plan de permanence historique », lequel n'a de sens, évidemment, qu'au niveau de la hiérohistoire, non point pour une science historique positive. La walâyat étant le mystère de l'Imâmat, l'ésotérique auquel initie l'enseignement des Imâms, elle est à la fois le contenu de l'initiation spirituelle et cette initiation elle-même, puisque l'adepte qui professe dans l'intime de son être la triple shahâdat, est eoipso instauré dans l'état de dilection des Amis de Dieu. Le cycle de la walâyat, ou cycle des Amis de Dieu succédant au cycle des Envoyés de Dieu ou prophètes, peut aussi bien être désigné comme cycle de l'Initiation spirituelle, succédant au cycle de la prophétie.
La clef de voûte de ces deux cycles, ce sont les figures qui en sont respectivement désignées comme les « Sceaux ». Le Sceau de la prophétie (Khâtim al-nobowwat) ou le Sceau des prophètes (Khâtim al-Anbiyâ),_ c'est le prophète Mohammad clôturant le cycle de la prophétie législatrice, lequel commença avec Adam et continua de période en période, nommée chacune du nom de son prophète-législateur (Adam, Noé, Abraham, Moïse, Jésus, Mohammad). Mais nous savons aussi que, de prophète en prophète, la « dimension » ésotérique de la Réalité prophétique éternelle fut secrètement présente, accompagnant secrètement chaque prophète, jusqu'à ce qu'elle soit manifestée publiquement, lors de la mission de Mohammad, en la personne de l'Imâm. La clôture du cycle de la prophétie inaugure eoipso le cycle de la walâyat à l'état pur, c'est-à-dire ne préparant pas la suscitation d'un nouveau prophète et d'une Loi nouvelle, mais l'avènement de Celui qui révélera le sens caché de toutes les Révélations antérieures, et abolira ainsi toutes les contraintes de l'exotérique.
La walâyat est permanente; la mission prophétique législatrice est transitoire. C'est ce qui s'exprime encore dans la notion de walâyat universelle ou absolue (motlaqa, c'est-à-dire indépendante, « absoute », des déterminations propres à telle ou telle période prophétique, puisqu'elle est présente en chacune). Le Sceau de cette walâyat absolue est le 1erImâm, parce que l'Imâmat mohammadien est l'ésotérique de toutes les Révélations prophétiques antérieures. La walâyat devient alors la walâyat mohammadienne particulière (khâssa), et le Sceau de cette walâyat mohammadienne, c'est celui qui achève le plérôme des douze personnes de l'Imâmat mohammadien, le XIIe Imâm, présentement 1' « Imâm caché ». C'est l'ensemble de l'Imâmat qui est ainsi le Sceau de la walâyat. Toute cette représentation est grandiose et cohérente. Les auteurs shî'ites, Haydar Âmolî notamment, n'ont pu s'expliquer comment le grand théosophe mystique Ibn 'Arabî l'avait disloquée, en faisant de Jésus le Sceau de la walâyat absolue. En fait, Jésus comme ultime prophète avant Mohammad, est le Sceau de la walâyat adamique (c'est-à-dire de la walâyat particulière à la personne de chacun des grands prophètes législateurs depuis Adam). Mais, précisément en tant que prophète, il ne pouvait être le Sceau de la walâyat absolue. Peut-être Ibn 'Arabî_dut-il, en milieu sunnite, pratiquer un certain ketmân. Haydar Âmolî a consacré de longues pages à la discussion de ce thème du Sceau de la walâyat. Nous l'avons déjà signalé, et il n'y a pas lieu de s'y appesantir ici (cf. note 247 et infra livre IV, chap. I).
Quant à l'homologie, ou mieux la symétrie entre les deux cycles, elle repose sur la correspondance entre les qualifications respectivement conférées à Mohammad le prophète, et au XIIe Imâm portant lui-même aussi le nom de Mohammad : le prophète Mohammad est le Sceau final des prophètes et de la prophétie, le XIIe Imâm est le Sceau final à venir de la walâyat mohammadienne et des Amis de Dieu. En sa personne s'exprime le sentiment profond du shî'isme, d'être l'avenir eschatologique de la religion prophétique permanente, commune à toute l'humanité.
D'où chaque initié du cycle de la walâyat est avec le XIIe Imâm, l'Imâm « actuellement caché aux sens mais présent au cœur de ses adeptes », et Sceau de la walâyat mohammadienne, dans le même rapport que chacun des nabis ou prophètes du cycle de la prophétie avec le prophète Mohammad, Sceau de la prophétie.
Nous avons déjà signalé que l'idée du « Sceau de la prophétie » découle d'une prophétologie qui reproduit manifestement les traits de la prophétologie judéo-chrétienne des Ébionites : l'idée du Verus Propheta qui, de prophète en prophète, « se hâte vers le lieu de son repos ». Il y a, bien entendu, cette différence que, pour la prophétologie islamique, le dernier prophète, « lieu de ce repos » et « récapitulation » de tous les prophètes antérieurs, n'est point déjà le Christ, mais le prophète qui lui a succédé et qui, selon une vue commune à toute l'exégèse islamique du Qorân, fut annoncé par lui. Plusieurs diagrammes sont possibles. On peut se représenter un cercle unique divisé en deux « hémicycles » : d'une part, l'arc de la descente (qaws al-nozûl, la Révélation, le tanzîl, la prophétie) ; d'autre part, l'arc de la remontée (qaws al-so'ûd,le ta'wîl, l'Imâmat, la walâyat). Ou bien au contraire : d'une part l'arc de la montée vers le midi de la révélation prophétique plénière, et d'autre part l'arc de la descente dans la nuit de l'ésotérisme, jusqu'à ce que se lève l'aube de la Résurrection spirituelle, la parousie du XIIe Imâm. Dans l'un et l'autre cas, les figures des prophètes et des Awliyâ se font symétriquement face sur chacun des deux arcs. Ou bien l'on peut se représenter deux cercles complets et distincts, l'un symbolisant le « cycle de la prophétie » (dâ'irat al-nobowwat), l'autre symbolisant le « cycle de la walâyat » (dâ'irat al-walâyat). Ici encore, les positions homologues respectives des prophètes et des Awliyâ ressortiront avec évidence. C'est ainsi que Shamsoddîn Lâhîjî (ob. 912/1506) dans son grand commentaire de la « Roseraie du Mystère », œuvre d'un célèbre mystique d'Azerbaïdjan, Mahmûd Shabestarî (ob. 720/1317), suggère aussi bien les deux diagrammes.
Dans un cas, on a deux cercles se faisant face. Dans l'autre cas, un cercle unique dont les deux arcs symbolisent un « Jour » et une « Nuit » du monde, un « nycthémère » cosmique.
On se représente ainsi la succession prophétique comme dessinant une figure en forme de cercle (dâ'ira, khatt mostadîr), composée de points, lesquels sont les existences des prophètes.
Le point initial du « cycle de la prophétie » en ce monde fut l'existence d'Adam. Qu'avec Adam commence l'épiphanie (zohûr) de la prophétie, cela veut dire qu'il fut la première
Manifestation de cette réalité éternelle (haqîqat) qui est la prophétie. Tous les prophètes ou Nabîs qui prirent successivement place dans ce cycle, furent respectivement chacun une Manifestation, une forme théophanique, de cette même Réalité prophétique éternelle. Le cycle atteint sa perfection et son achèvement en la personne du prophète Mohammad. Venant en dernier lieu, sa personne terrestre est elle-même l'épiphanie de tous les attributs de perfection manifestés dans les prophètes antérieurs. Il en est la récapitulation (jâm'îyat ~ anakephalaiôsisjj c'est-à-dire _la Manifestation plénière de la Réalité prophétique primordiale.
A partir du moment où s'achève le cycle de la prophétie, commence le cycle de l'Initiation, c'est-à-dire celui où il appartient désormais aux Imâms, aux Amis de Dieu qui sont les Aimés de Dieu, d'initier leurs adeptes, leurs amis, à l'ésotérique de la prophétie. Certes, initiation et prophétie sont investies dans la personne du prophète; sa walâyat ou initiation divine est la source même de sa mission prophétique ou nobowwat (cf. le diagramme, supra p. 259). Cependant, parce qu'il est missionné en tant que prophète, et prophète législateur, sa fonction et son message prophétique (nobowwat et risâlat) excluent qu'il ait mission de révéler le sens ésotérique de la religion positive dont il révèle la lettre. C'est pourquoi prophétie et initiation se partagent entre deux personnes : le Prophète et l’Imâm. C'est là, nous le savons déjà, le point essentiel de la doctrine shî'ite duodécimaine concernant l'Imamat, dont la substance s'exemplifie en douze personnes composant le plérôme de l'Imâmat. Pour le cycle de l'Initiation succédant au « Sceau des prophètes » il y a en outre, il ne faut point l'oublier, une particularité irréductible.
Tandis qu'antérieurement à la période mohammadienne, chaque période prophétique préparait la venue d'un nouveau prophète, le cycle de la walâyat, maintenant que la prophétie est close, n'aura pas sa conclusion dans l'avènement d'un nouveau prophète, c'est-à-dire d'une nouvelle religion positive. Ce que prépare ce cycle, c'est la parousie ou Manifestation de l’Imâm caché, et avec lui la manifestation de Vahsconditum de toutes les Révélations antérieures. Le cycle de l'Initiation qui a succédé au cycle de la prophétie, est donc bien celui d'une initiation ou d'un ésotérisme à Pétat pur (walâyat mahz).
D'où Phomologie entre les deux cycles. Cette homoîogie a été brièvement énoncée ci-dessus : de même que les prophètes antérieurs au Sceau de la prophétie ont été des manifestations de la même Réalité prophétique éternelle (haqîqat-e nobowwat), de même les Amis de Dieu, Guides et initiateurs, sont les manifestations d'une walâyai éternelle, laquelle est initiation à l'ésotérique de cette prophétie.
Et de même que le cycle de la prophétie a trouvé sa perfection et son achèvement dans le Sceau des prophètes (Khâtim al-Anbtyâ'), de même le cycle de l'Initiation trouve son achèvement dans le Sceau des Initiés, le Sceau des Amis de Dieu (Khâtim al-Awliyâ'). L'idée shî'ite, fondement de cet ésotérisme eschatologique, se signale ici par un double motif : en premier lieu le Sceau des Initiés ou Amis de Dieu est identifié, sur la base de traditions remontant au Prophète, avec PImâm caché, le XIIe Imâm, l'enfant de PImâm Hasan 'Askarî et de la princesse Narkès (cf. infra livre VII). En second lieu, la parousie, papparaître- futur de l'Imâm présentement caché, sera la manifestation des secrets divins (haqâ'iq, asrâr-e ilâhî) cachés dans la lettre des Révélations et des prescriptions de la religion positive.
Règne du tdwîl, cette parousie sera la libération de toutes les servitudes et géhennes de la Loi. Gnose et théosophie sont la préparation et l'anticipation de cette parousie, dans la mesure où elles s'appliquent à dévoiler ce sens caché. Ces hautes connaissances atteindront leur plénitude et leur perfection avec la parousie de l'Imâm-Guide, le Mahdî, qui clôturera le cycle de l'Initiation.
Cela même suggère le sens spirituel qu'il convient de donner aux « événements de la fin » dont le fracas est décrit par les chapitres d'eschatologie des livres shiites avec grande mise en scène et « retour » (raj'at) d'éminents personnages des cycles antérieurs. C'est ce sens qu'il convient d'entendre, par exemple, dans ce hadîth du Prophète annonçant l'avènement du dernier Imâm : « Les Célestes et les Terrestres le reconnaîtront; le Ciel ne gardera pas une seule goutte de ses eaux sans la répandre en une pluie bienfaisante, et la Terre ne laissera pas une seule de ses végétations sans la faire germer et croître, si bien que les vivants d'alors souhaiteront la résurrection des morts. » Et cette résurrection est en la puissance même de ce vœu. Elle sera l'œuvre préparée par l'Imâm assisté de ses compagnons, et cette œuvre il l'a d'ores et déjà commencée par ceux qui, de génération en génération, sont les « compagnons de l'Imâm caché ». Comme le dit Lâhîjî, la résurrection des morts, des âmes mortes, est la condition permettant que soient enfin réalisés le but et le fruit de Pexistentiation des êtres. Ceux-là atteindront à la connaissance parfaite, deviendront des gnostiques au sens vrai Çâtifân-e haqîqi). Et c'est à la préparation de cet exorde grandiose que tendra le règne de l'Imâm. Nos auteurs savent que philosophiquement l'anéantissement du monde est concevable; mais leur imâmologie leur permet de porter un défi à cette éventualité.
L'horizon eschatologique de l'Iran est resté constant, avant et depuis l'Islam. La sotériologie et l'eschatologie du zoroastrisme étaient dominées par l'idée de frashkart, transfiguration ou réjuvénation du monde opérée par le Saoshyant et ses compagnons, et préparant la restauration finale de toutes choses. L'eschatologie shî'ite est dominée par la figure du Résurrecteur (le Qâ'im) et de ses compagnons; elle tend à un nouveau commencement (isti'nâf), un nouvel Aiôn, qui est une apokatastasis, une restauration de toutes choses dans l'état primordial de lumière. Elle ne sépare pas l'idée de « résurrection mineure », qui est l'exode individuel hors jdu corps périssable, et l'idée de « résurrection majeure », qui est l'avènement du nouvel Aiôn.
Si maintenant nous voulons définir de plus près l'homologie entre le Sceau de la prophétie et le Sceau de l'Initiation, et celle de leur rapport respectif avec leurs manifestations, nos auteurs nous enseignent ceci. De même que le Sceau des prophètes fut la récapitulation totalisant tous les prophètes qui, antérieurement à lui, avaient été les manifestations d'une Réalité prophétique éternelle, de même le Sceau des Initiés totalise et récapitule les existences de tous les Initiés ou Amis de Dieu : la perfection virtuelle du cycle de l'Initiation s'épiphanise en acte en sa personne.
Tous sont par rapport à lui comme les membres d'un même corpus mysticum. C'est pourquoi sans l'imâmologie shî'ite, c'est-à-dire sans l'idée de l'Imâm, tout le concept soufi de la walâyat resterait suspendu dans le vide. On ne peut même pas dire qu'il suffise que le Prophète soit lui-même le premier détenteur de la walâyat, puisque précisément cette walâyat reste et doit rester cachée en lui ; elle n'en peut « sortir » que par le ministère initiatique de l'Imâm, en s'investissant dans la personne de l'Imâm.
D'autre part, si l'on demande comment Sa qualification d'Amis ou Aimés de Dieu (Awliyâ), qui est en propre celle des Douze Imâms, peut passer à leurs adeptes, il faut se représenter un rapport analogue au rapport entre la mission prophétique du Nabî et la fonction initiatique de l'Imâm. La première ayant sa source en la walâyat même, est le Soleil auquel la walâyat de l'Imâm emprunte sa lumière, comme la lune emprunte sa lumière au soleil. De même, illustrant le double sens actif et passif du mot walî (l'ami et l'aimé), nos auteurs diront que la fonction initiatique du « Sceau des Initiés » est une walâyat solaire (shamsîya), tandis que la walâyat de tous les autres Initiés ou Amis de Dieu (depuis les Afrâd jusqu'aux Noqabâ) est une walâyat lunaire (qamarîya). Le XIIe Imâm comme Sceau des Initiés détient et manifeste la réalité éternelle de la walâyat (haqîqat-e walâyat). « L'initiation absolue, avec la totalité de ses perfections, est manifestée en sa personne. Il est le Tout, tandis que tous les autres Initiés, manifestant chacun l'un des attributs de perfection de l'Initiation, sont comme des parties par rapport au Sceau des Initiés ; étant avec tous, celui-ci est avec chacun. »
Cela même n'est concevable qu'en raison du rapport intime entre le Sceau des prophètes et le Sceau des Initiés, et ce rapport à son tour n'est concevable, en sa plénitude et en son intégrité, qu'en termes shî'ites. On peut en effet concevoir un triple rapport de filiation (farzandî) : rapport de descendance selon la chair, rapport affectif selon le cœur, rapport spirituel qui est un rapport essentiel et vrai. Il est aisé à nos auteurs shî'ites de montrer que la plénitude de ce triple rapport est réalisée et ne peut être réalisée qu'en la personne du XIIe Imâm. Et parce qu'en sa personne est réalisée la relation plénière consistant en cette triple relation, on peut alors dire « qu'en vérité le Sceau des Initiés est l'Idée réelle (haqîqat) et l'ésotérique de la perfection du Sceau des prophètes... De même qu'en étant la forme théophanique du Nom du Miséricordieux, le Sceau des prophètes est devenu Miséricorde pour les deux univers et totalise les diversités du cycle de la prophétie, de même, parce que l'enfant est le secret de son père (c'est-à-dire parce que XIIe Imâm est le secret du Prophète), le Sceau des Initiés devient la forme théophanique de la Compatissance universelle; il récapitule et totalise les diversités du cycle de l'Initiation. Le bonheur des deux univers sera de le suivre... Car, sans détruire la diversité des choses multiples, il en abolira les divergences, en faisant paraître les lois secrètes de leur unité. »
Cette idée que le Sceau des Initiés, Sceau de la walâyat mohammadienne, manifeste l'ésotérique du Sceau des prophètes ou, mieux dit, qu'il est en personne I'ésotérique de la prophétie du dernier prophète, conduit à se représenter une unité ou identité d'essence entre les deux personnes. Avec le cycle de l'Initiation, voici que le cycle total, le cycle des cycles, s'achève en se refermant sur lui-même, mais le point où il se referme sur lui-même n'est autre que le point initial, celui de la Réalité mohammadienne éternelle (haqîqat-e mohammadî) Lâhîjî s'applique à dessiner mentalement le diagramme qui lui est suggéré par le texte même de la « Roseraie du Mystère » qu'il commente, et qui permet d'homologuer l'ensemble du cycle de la prophétie et de l'Initiation au cycle d'un nycthémère cosmique.
Aussi bien cette homologation à la durée d'un Jour et d'une Nuit cosmiques coïncidant avec la révolution de la suprême Sphère, se présente-t-elle d'emblée lorsque l'on médite la nature de cette Réalité mohammadienne éternelle. Elle est la concrétisation initiale à partir de l'Indéterminé absolu (cf. supra chap. v). Elle est l'Esprit suprême, l'Intelligence totale, masse subtile de glorification primordiale désignée encore comme Lumière mohammadienne (Nûr mohammadî). De même que chaque Nom divin a sa forme théophanique propre et l'adorateur qui lui correspond, de même la Réalité mohammadienne éternelle correspond au Nom suprême, au Nom divin récapitulatif de tous les Noms. C'est comme telle, précisément, qu'elle postule, ainsi que l'explique Sa'doddîn Hâmûyeh, une double forme théophanique (mazhar) : celle de la prophétie qu'elle trouve dans le Sceau des prophètes, et celle de l'Initiation qu'elle trouve dans le XIIe Imâm qui est le maître invisible de ce temps.
Et comme y insiste son disciple 'Azîz Nasafî : « Des milliers de prophètes antérieurement venus ont successivement contribué à l'instauration de la forme théophanique qui est la prophétie; Mohammad l'a achevée. Maintenant, c'est au tour de l'Initiation d'être manifestée et de manifester les réalités ésotériques. Or l'Initiateur en la personne de qui se manifeste l'Initiation, c'est l'Imâm seigneur de ce temps. » Ce sont ces deux manifestations du monde suprême, ayant chacune leur caractère propre, qui sont homologuées aux phases du jour et de la Nuit dans le monde sensible.
Tant que le soleil est sous la Terre, la nuit est sur la Terre.
Lorsqu'il monte, encore invisible, s'approchant de notre horizon à l'orient, la ténèbre de la nuit, qui avait pour cause l'interposition de la Terre, commence à se séparer des choses. C'est le moment de l'aube, précédant l'éclat matinal. L'horizon, c'est le cercle qui met pour nous une séparation entre la partie visible et la partie invisible du Ciel; lever et coucher de l'astre sont déterminés par rapport à ce cercle. A partir de son orient, le soleil monte par la série des degrés ascendants jusqu'au zénith.
Quand il a franchi le cercle que l'on appelle le méridien, le mouvement de la Sphère des Sphères commence à l'entraîner vers son déclin; le moment décisif est marqué par la prière de midi (namâz-e pîshîn). Enfin, lorsque l'ombre commence à dédoubler chaque chose, c'est le soir qui progresse jusqu'à la rentrée dans l'occultation vers un nouveau matin, Or, c'est là l'image fidèle de ce qu'accomplit, dans le suprasensible, le cycle total composé de la prophétie et de l'Initiation. La prophétie, c'est le lever de la Lumière mohammadienne qui, par un mouvement ascendant, de prophète en prophète, s'élève jusqu'au méridien qui est le Sceau de la prophétie, Là même commence le cycle de l'Initiation, la rentrée progressive dans la nuit de l'ésotérisme avec toutes les épreuves que cela comporte dans un monde hostile, mais qui est la voie inéluctable, l'acheminement nécessaire vers le matin de la Résurrection, Yazvm al-Qiyâmat.
Bien que selon leur détermination individuelle et leur forme concrète les prophètes se différencient entre eux, et que, par exemple, Adam, Noé, Moïse, Jésus (et les cent vingt-quatre mille Nabîs qui furent prophètes sans avoir la qualité d'Envoyés) fussent autres que Mohammad, cependant, quant à la réalité de leur essence éternelle (haqîqat, ousia), tous ont été les formes théophaniques et les manifestations de la même Lumière mohammadienne. Jusqu'à la cessation finale du cycle de la prophétie, celle-ci (comme le Verus Propheta des Ébionites) s'est épiphanie dans les personnes de tous les anciens prophètes, depuis Adam qui fut l'Orient et le lever de ce soleil.
Il faut lire l'histoire des prophètes comme décrivant l'ascension de la conscience prophétique, c'est-à-dire l'ascension des degrés par lesquels ce soleil est monté jusqu'au méridien, chaque prophète ayant manifesté en propre une des perfections de la Réalité mohammadienne éternelle. Au moment du lever du soleil, l'ombre projetée est plus longue. Plus le soleil se lève, plus l'ombre diminue. Quand il atteint le zénith, les personnes, les silhouettes, n'ont plus d'ombre. De même, à chaque période et à chaque génération, l'ombre et la forme d'un Parfait (kâmil) ont été manifestées par le soleil de la Réalité mohammadienne. Ces ombres ont été les degrés successifs marquant l'ascension du soleil jusqu'à son sommet. De même, quand la lumière de la prophétie atteignit son zénith, c'est-à-dire lorsque parut le dernier des prophètes, ce fut l'heure de midi : toute ombre fut dissipée.
Lors donc qu'elle eut atteint au zénith en la personne du Sceau des prophètes, les hommes se sont trouvés sous la lumière de la prophétie dans la situation des habitants de l'équateur à l'heure de midi. C'est une idée que nos auteurs explicitent de plusieurs manières dont chacune typifie les difficultés rencontrées traditionnellement par leur théologie théosophique, toujours en souci de se garder de deux abîmes. On dira, par exemple, que la position spirituelle du Sceau de la prophétie représente le parfait équilibre (la ligne équinoxiale) entre le jour de l'unité et la nuit de la multiplicité. Elle évite un double péril : celui du monothéisme abstrait et totalitaire, impuissant à reconnaître la multitude des théophanies des Noms divins, et celui d'un polythéisme à qui échappe l'unité de cette pluralité.
C'est une position qui unifie en différenciant, et différencie en unifiant. On la signalera encore comme un parfait équilibre entre l'exotérique et l'ésotérique, et partant entre la prophétie et l'Initiation; cet équilibre, nous l'avons relevé, est la grande préoccupation des shî'ites duodécimains lorsqu'ils établissent les rapports de la prophétologie et de l'imâmologie. On parlera encore d'un parfait équilibre entre tashbîh et tanzîh, c'est-à-dire
entre l'anthropomorphisme des littéralistes et la via remotionis,la théologie négative des théologiens-philosophes toujours en péril, par souci de sauvegarder la transcendance divine, de réduire la divinité à une abstraction. Pour passer entre les deux périls, la théosophie shî'ite se laissa guider par l'idée de théophanie (zohûr, tajallî) qui sauvegarde à la fois l'unité et la pluralité, parce que la théophanie est une manifestation de Dieu en la forme humaine comme par un miroir, sans plus s'y « incarner » qu'une image n'est incarnée dans le miroir qui pourtant la révèle. Et cela vaut aussi bien pour les visions théophaniques que peuvent avoir les Amis de Dieu, à l'état de veille ou de songe (cf. supra p. 269), que pour la fonction théophanique investie dans leur propre personne, lorsqu'on les désigne comme des manifestations de la Réalité mohammadienne éternelle. Pour le dire, Lâhîjî dispose encore d'images frappantes.
L'idée de théophanie échappe au double piège de l'agnosticisme rationaliste et d'une incorporation du divin aux données matérielles qui tombent sous l'emprise de la sociologie et de l'histoire. Le Dieu inconnaissable se manifeste par les formes théophaniques, il ne devient connaissable que par elles, mais il reste toujours au-delà. D'une part la forme qui le manifeste est bien cela même qui en est manifesté (zâhir et mazhar) ; envisagée ainsi, quant à ce qui en fait la Réalité vraie (haqîqat), elle est toute lumière. Mais d'autre part, envisagée quant à sa détermination concrète limitée, elle est l'ombre cernant la délimitation nécessaire de sa manifestation. C'est pourquoi l'auteur de la « Roseraie du Mystère » s'écrie : « Oh! Lumière de Dieu, Ombre divine. » Il formule ainsi un grand thème développé par plusieurs maîtres du soufisme : celui de la Nuit lumineuse (le « soleil de minuit »), de la Lumière noire, du Midi obscur. Et c'est là encore une manière d'exprimer la position « équinoxiale » du Sceau des prophètes. Elle se prolonge en une autre qui appelle spontanément une réapparition des symboles du nord cosmique, de la « dimension polaire » qui est la direction de la « Terre céleste », le mundus imaginalis ('âlam al-mithâl).
Ainsi l'on dira que la Qibla, le pôle d'orientation de la prière du Sceau des prophètes, n'est ni à l'Orient, ni à l'Occident, mais entre l'Orient et l'Occident, ce qui veut dire à égale distance entre l'ésotérique pur et l'exotérique pur, ou encore à égale distance entre le monothéisme abstrait et l'immanentisme d'une incarnation.
Ainsi le soleil de la Réalité prophétique a atteint l'heure du plein midi. Ayant une fois surgi de son occultation dans la Terre du Mystère, accompli son ascension par tous les degrés théophaniques que représentent les individualités des prophètes, il a atteint à son zénith. Ce point auquel se situe le Sceau de la prophétie, est à la fois celui qui sépare et conjoint (le barzakk) l'arc-de-cercle de la prophétie et celui de l'Initiation, constituant ensemble le Cycle total. A partir du moment où le soleil décline du zénith vers l'occident, l'ombre reparaît et va aller grandissante. C'est l'entrée nécessaire dans la nuit de l'ésotérisme, succédant à l'ultime manifestation après laquelle l'humanité n'a plus à attendre de prophète. Nous avons déjà relevé que le shî'isme puise dans cette affirmation de la prophétologie islamique, un sentiment beaucoup moins triomphal que pathétique.
L'Imâm achevant le plérôme des Douze n'est même plus matériellement visible. Le cycle de l'Initiation correspond désormais au temps de l'occultation de l'Imâm, lequel est précisément le maître de ce temps (sâhib al-zamân), parce qu'il est le signe de ce temps. Et tous les périls des forces hostiles qui s'agitent à la faveur de cette nuit, menacent la force humainement fragile des « Amis de Dieu », des pèlerins qui la traversent.
Elle est la « Nuit du Destin » qui doit durer jusqu'à l'aurore de la Résurrection, c'est-à-dire jusqu'à la parousie de l'Imâm.
Cette Nuit, il est inévitable de la traverser, et il n'est qu'un moyen de la traverser sain et sauf.
Une première certitude guidant l'adepte shî'ite dans la traversée de cette Nuit, c'est que le cycle de l'Initiation, c'est-à-dire le cycle de cette walâyat qui est l'ésotérique de la prophétie, est en parfaite homologie avec le cycle de cette prophétie, parce que, de son côté, la prophétie n'est autre que l'exotérique de la walâyat ou Initiation. De degré en degré, la montée du Jour, l'arc-de-cercle du côté oriental, est en homologie avec la descente de la Nuit, l'arc-de-cercle du côté occidental.
Chacun des prophètes, comme manifestation partielle de la Réalité mohammadienne primordiale, a manifesté un des attributs dont la totalité fut récapitulée dans le Sceau de la prophétie. De même, chacun des Initiés ou Awliyâ, chacun des « Amis de Dieu » manifeste partiellement, de la manière qui lui est propre, la perfection de l'Homme Parfait qui est le Sceau des Amis de Dieu, le Sceau des Initiés, 1' « Imâm caché » de son temps. En position symétrique avec chacun des prophètes, il y a un ou plusieurs des « Amis de Dieu » : les « orients » et les « occidents » se correspondent mutuellement. « Dans l'arc de la montée et dans l'arc de la descente, écrit Lâhîjî, il y a respectivement, se faisant face l'une à l'autre, une figure d'entre les prophètes et une figure d'entre les Awliyâ, de même que dans un cercle chacun des points du côté occidental fait symétriquement face et correspond à un point du côté oriental. » C'est en vertu de cette correspondance que nos auteurs shî'ites s'attachent, par exemple, à dégager l'homologie de position entre la personne de Christ comme prédécesseur immédiat du Sceau des prophètes, et la personne du 1er Imâm de la période mohammadienne, 'Alî ibn Abî Tâlib, comme successeur immédiat du Dernier Prophète. C'est l'un des aspects sous lesquels il y aura lieu d'étudier certaines correspondances entre christologie d'une part, imâmologie shî'ite d'autre part. Ces correspondances ont trouvé, semble-t-il, une illustration saisissante dans certaine vision en songe de la princesse Narkês, mère du XIIe Imâm (infra livre VII).
Et cette première certitude en implique une seconde, parce qu'elle recèle en elle-même la force intérieure qui anime chaque adepte éprouvé. La hiérarchie ésotérique des « Amis de Dieu » forme, de génération en génération, une chevalerie mystique, une communauté invisible aux yeux de chair, au sommet de laquelle est le petit groupe des compagnons immédiats de l'Imâm caché (cf. supra III, 4). Peu nombreux sont les humains qui connaissent ou reconnaissent leur existence, et pourtant, sans leur existence, le reste de l'humanité ne pourrait pas même persévérer dans l'être. Par leur intermédiaire s'opère, de génération en génération, une sélection continue de « surhumains », une ascension continue depuis l'humanité adamique jusqu'aux abords de l'humanité séraphique typifiée dans le Pôle suprême qui est l'Imâm caché. Leurs noms sont le secret de l'Imâm :
« Mes Amis sont sous mes tabernacles, nul ne les connaît hormis moi-même ». Mais précisément l'idée de cette walâyat propose à chaque adepte d'exemplifier mystiquement en lui-même, dans le secret de son être, un rapport avec l'Imâm, Sceau des « Amis de Dieu », qui soit analogue au rapport des Nabîs avec le Sceau des prophètes. Exemplifîer par sa propre personne ce rapport, c'est progresser avec certitude au sein de la Nuit ; c'est faire avancer cette Nuit elle-même à la rencontre de l'aube du Résurrecteur (le Qâ'im).
Mais établir ce rapport, nous savons déjà que c'est connaître l'Imâm « de son temps », et il n'y a pas de connaissance de l'Imâm sans connaissance de soi-même. Et c'est de cela que portent témoignage tant d'expériences vécues de siècle en siècle, où s'affirme la mystérieuse présence de celui qui polarise la dévotion shî'ite : le XIIe Imâm, 1' « Imâm attendu », « caché aux sens mais présent au cœur de ses fidèles », et dont on ne prononce jamais le nom sans l'accompagner de la salutation rituelle : « Que Dieu hâte pour nous la joie de sa venue ! » Le thème de l'Imâm caché, sur lequel s'achèvera le présent ouvrage (livre VII), est bien le Sceau de l'imâmologie shî'ite. Nous avons déjà vu que c'est le sentiment de la continuité d'une religion prophétique permanente en notre monde, qui conduit certains de nos auteurs shî'ites, Haydar Âmolî par exemple, à identifier nommément le XIIe Imâm, 1' « Imâm attendu », avec le Paraclet annoncé par Jésus dans l'Évangile de Jean.
Mais alors, c'est l'idée même du Paraclet (le Conformateur, le Défenseur) qui nous apparaît maintenant nimbée pour la vision shî'ite, d'une lumière prophétique et le fait est passé jusqu'ici inaperçu de la science des religions. L'identification shî'ite de l'Imâm avec le Paraclet sera, pour finir, la meilleure illustration de ce que nos hadîth nous apprennent concernant le sens de l'Imâm pour la spiritualité vécue du shî'isme, - cette spiritualité qui est religion de la walâyat, c'est-à-dire religion d'amour, parce que seule la forme de son amour conduit l'homme à la connaissance de soi-même. L'homme atteint à la connaissance de soi-même dans la connaissance de son Imâm, de « l'âme de son âme », parce que cette connaissance le révèle à lui-même sous la forme de son amour qui est la forme de son être même.
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