L’héritage prophétique et l'Imâmat

Ici nous suivrons principalement Haydar Âmolî (VIIIe/XIVe siècle) déjà fréquemment cité, parce qu'il excelle à mettre en œuvre, avec fidélité et efficacité, les hadîth de ses Imâms
(cf. infra livre IV, chap. I). Lorsque nous parlons de religion prophétique ou de philosophie prophétique, ces termes présupposent naturellement la prophétie. De celle-ci nous avons rappelé plus haut une définition étymologique (p. 235). Elle ne concerne pas, bien entendu la « prédiction de l'avenir ». Mais étant donné ce qui en fait l'essence, et puisqu'elle est nécessaire dès toujours pour guider les hommes sur cette Terre, peut on dire à quel moment elle a commencé ? N'attendons pas ici, bien entendu, que l'on nous réfère à une histoire empirique.
Mais n'attendons pas non plus uniquement un mythe. Nos auteurs, avons-nous dit, connaissent les faits de la métahistoire.
Or, la prophétie a bien son origine dans la métahistoire. Elle a commencé dans le Ciel, dès avant l'existence de l'homme terrestre (cf. supra chap. v) ; sous ses variantes, l'idée est commune à la gnose shî'ite duodécimaine et à la gnose ismaélienne. Le premier prophète a été celui qui, sous ses désignations diverses, se présente comme l'Anthropos céleste.
La diversification des catégories de prophètes, telle que nous l'avons trouvée exposée par les Imâms du shî'isme, recroise la différenciation que nous rappelle Haydar Âmolî. Lorsque les auteurs shî'ites parlent de prophétie (nobowwat), ils font une double série de distinctions. D'une part, il y a une « prophétie enseignante » (nobowwat al-ta'rîf) que l'on peut désigner étymologiquement comme « gnostique », car son enseignement est la gnose (ma'rifat) de l'Essence, des Noms et des Attributs divins; elle englobe les trois premières catégories de prophètes du schéma analysé ci-dessus (p. 238), c'est-à-dire les cent vingt-quatre mille prophètes dont parle la tradition, et qui suffisent à couvrir toute l'histoire des religions. Et il y a la « prophétie législatrice » (nobowwat al-tashrî) comportant en outre la mission d'instaurer une sharî'at, une Loi divine (quatrième catégorie du même schéma). D'autre part, la prophétie présente un double aspect : un aspect absolu, universel (motlaq, 'âmm), et un aspect restreint, relatif, particulier (moqayyad, khâss).
Cet aspect particulier est celui qui se manifeste dans chacun des prophètes, chaque prophète étant une épiphanie (mazhar) de la réalité prophétique éternelle. Quant à l'aspect absolu et universel de la prophétie, seul le Sceau des prophètes en est l'épiphanie.
Pour le comprendre, il faut méditer la prophétie en son origine (cf. supra chap. V, la Réalité mohammadienne primordiale), atteindre la réalité prééternelle du Prophète, celle qui s'exprime dans un paradoxe comme celui-ci : « J'étais déjà un prophète, alors qu'Adam était encore entre l'eau et l'argile (c'est-à-dire non encore formé). » Un tel propos réfère à la prophétie primordiale, idéale (nobowwat haqîqîya) qui éclôt dans la prééternité, dès avant les temps, et permane de siècle en siècle (nobowwat azalîya bâqiya). Quant au héraut de cette prophétie primordiale, la gnose ismaélienne l'explique comme étant la Première Intelligence ou Archange ('Aql awwal) du Plérôme; la gnose shî'ite duodécimaine le désigne sous des titres divers : le Khalife suprême, le Pôle des pôles, l'Esprit sublime (Rûh a'zarn), le Calame suprême, Homo maximus (Insân kabîr), Verus Adam (Adam haqîqî), autant de désignations montrant que l'Anthropos céleste de l'ancienne gnose est devenu la Haqîqat mohammadîya, le Logos mohammadien, l'Essence archétype du prophète, la Réalité mohammadienne éternelle. La réalité humaine du prophète terrestre n'en est pas l'incarnation ; elle en est la figure épiphanique (mazhar)à la façon d'un miroir montrant une image. C'est en cette qualité
que le Prophète, comme Sceau des prophètes, est la manifestation de la prophétie absolue et universelle. Tel est le sens de ces propos indéfiniment répétés par tous les gnostiques de l'Islam : « La première chose que Dieu créa fut l'Intelligence », ou bien « le Calame », ou bien « l'Esprit », variantes récapitulées dans celleci : « La première chose que Dieu créa fut ma Lumière(la Lumière mohammadienne, Nûr mohammadî). » Et parce que cet Anthropos céleste, ce Verus Adam, fut celui que Dieu créa à son image ('alâ sûrati-hi), celui qui en est l'épiphanie, le miroir, peut dire : « Celui qui m'a vu a vu Dieu. » Non moins fréquemment, ce propos qui contient une réminiscence évangélique précise, est attribué à l'Imâm. C'est que la Réalité prophétique éternelle est, en fait, une bi-unité, une unité dyadique.
Nous en trouvons l'idée, bien avant Ibn 'Arabî, déjà dans les grands textes de la gnose shî'ite ismaélienne, où elle se montre comme la dyade de la Ire Intelligence et de l'Ame, ou bien la dyade des deux premières Intelligences du Plérôme. La Réalité prophétique éternelle (Haqîqat mohammadîya) présente deux aspects, deux faces, deux « dimensions » : celle de l'exotérique qui est celle de la prophétie (nobowwat), et celle de l'ésotérique qui est celle de la walâyat ou de l'Imâmat (cf. supra chap. v, les Douze Imâms comme lieu de la mission prophétique, de maqâm en maqâm). D'où la définition de la walâyat comme étant 1' « ésotérique de la prophétie ». Cette Réalité prophétique éternelle est donc à la fois la source de la prophétie primordiale et de la walâyat primordiale ou archétypique (aslîya).
C'est pourquoi elle est désignée comme la Source de la Vie ('ayn al-Hayât), qu'il faut chercher à travers les ténèbres de la Nature, à travers celles de la religion littérale, pour découvrir cette Lumière spirituelle dont il nous a été dit qu'elle fut, dans le cœur du Prophète, antérieure à la lettre de ses révélations, et qui de son cœur rejaillit sur le cœur de ses héritiers spirituels, les Douze Imâms. « La Source de la Vie, c'est l'ésotérique du Nom divin le Vivant (bâtin al-ism al-Hayy). Celui qui l'a vraiment compris, boit l'eau de la Source de la Vie, et celui qui boit de cette eau, jamais ne mourra, parce qu'il est vivant de la vie divine; et tout vivant dans le monde vit par la vie de cet Anthropos parfait (kâmil, teleios), parce que sa vie est la vie même de Dieu. »
De même que la prophétie, il faudra donc que la walâyat présente un double aspect : un aspect absolu et universel, et un aspect particulier. Celui-ci fut manifesté déjà dans tous les Amis de Dieu (Awliyâ) qui, au cours des périodes antérieures de la prophétie, portaient simplement le nom de Nabîs. Quant à la walâyat absolue, l'ésotérique de l'Atropos céleste, elle eut sa manifestation dans celui qui fut sur terre le plus proche du Prophète par la double parenté spirituelle et terrestre, 'Alî ibn Abî-Tâlib, le 1erImâm, l'Émir des croyants. D'où, les Douze Imâms ne formant qu'une seule essence (haqîqat), c'est l'Imâmat mohammadien comme tel, qui est le sceau de la walâyat, c'est-à-dire de l'ésotérisme ou de la gnose de toutes les religions prophétiques. De même que Mohammad avait été le Sceau des prophètes, l'Imâmat mohammadien scelle la walâyat en la personne du 1erImâm comme Sceau de la walâyat absolue, et en la personne du XIIe Imâm comme Sceau de la walâyat ou de la gnose mohammadienne. C'est pourquoi le 1erImâm a pu également dire en écho au Prophète : « J'étais un walî (c'est-à-dire un Imâm, connaissant l'ésotérique de la prophétie éternelle), alors qu'Adam était encore entre l'eau et l'argile. »
Tout cela, dit à très grands traits, nous permet de comprendre un ensemble de déclarations traditionnelles où s'affirme l'indissoluble bi-unité du prophète et de l'Imâm, de la prophétie et de l'initiation ou gnose, de l'exotérique (zâhir) et de l'ésotérique
(bâtin). Celles-ci, par exemple, où le Prophète déclare : « Moi et 'Alî, nous sommes une seule et même Lumière. » « Nous étions, moi et 'Alî, une seule et même Lumière devant Dieu, quatorze mille ans avant qu'il eût créé Adam. » Il ne s'agit pas, bien entendu, d'années de notre comput, mais du temps pléromatique (le temps « absolument subtil » dont parle Qâzî Sa'îd Qommî). Un autre propos définit le rang de l'Imâm éternel par rapport à la prophétie législatrice temporaire. « 'Alî a été missionné avec chaque prophète invisiblement (secrètement), avec moi il l'a été publiquement. » Ce qui veut dire : chaque religion prophétique a comporté un ésotérisme, une gnose, dont l'existence est restée secrète. La mission du dernier prophète se caractérise par le fait qu'elle en annonce publiquement l'existence, l'enseignement en étant réservé à l'Imâm. Dans un prône d'une portée extraordinaire (la Khotbat al-Bayân citée ci-dessus), l'Imâm dira : « Je suis celui qui détient le secret de l'Envoyé de Dieu. » L'Imâmat mohammadien est ainsi l'ésotérique de toutes les religions antérieures, mais la manifestation de cette gnose ne sera complète, à découvert et sans voile, que lors de la parousie du Mahdî, le douzième et dernier Imâm, comme Sceau de la walâyat mohammadienne, laquelle est comme telle le Sceau de la walâyat universelle.
En nous montrant comment l'imâmologie éclot spontanément de la prophétologie, ces textes nous présentent l'enchaînement rigoureux des thèmes essentiels de la pensée shî'ite. C'est par le motif de l’Anthropos, de la Réalité prophétique éternelle, que nous pouvons comprendre comment et pourquoi l'Imâmat, avec sa fonction ésotérique, est l'héritier de la prophétie; comment, par la gnoséologie qui situe le rang de l'Imâm, va se préciser l'idée d'une science qui est héritage spirituel et qui contraste avec tout savoir acquis de l'extérieur. Cet aboutissement aura une importance décisive, car la spiritualité shî'ite culmine dans la vérification expérimentale personnelle de la maxime : « Celui qui se connaît soi-même (son âme), connaît son Seigneur », c'est-à-dire son Imâm. Elle culmine dans la découverte de ce Guide personnel, celui qu'il faut avoir connu pour ne pas mourir en ayant vécu dans l'inconscience. Or il ne s'agit pas là d'une connaissance acquise de l'extérieur, mais d'un héritage donné à l'âme.
Pour saisir dans son ampleur la notion d'une connaissance qui est héritage de l'âme, il importe donc de dégager tout d'abord la manière dont les auteurs shî'ites se représentent la transmission de l'héritage prophétique à l'Imâm, ce qui veut dire, en premier lieu, la transmission de cette Lumière qui constitue la bi-unité préexistante du Prophète et de l'Imâm. Depuis la création d'Adam, le dépôt de cette Lumière, de leur Esprit (le Rûh
mohammadî), passa, de génération en génération, préservé de toute souillure (notamment de celle du shirk, l'ignorance qui désintègre l'Unité divine), jusqu'au temps où parut 'Abdol-Mottalib, le commun aïeul de Mohammad et de 'Alî, en la double personne desquels se scinda la bi-unité primitive du prophète et de l'Imâm.
Cette représentation nous fait comprendre pourquoi inlassablement les shî'ites réaffirment leur position, parce qu'elle a été le plus souvent incomprise ou mécomprise, à savoir, que jamais aucun homme ne fut digne de l'Imâmat et du khalifat par sa seule descendance charnelle du Prophète (nisbat jismânîya, hissîya, sûrîya), mais qu'il y faut en plus la parenté spirituelle (nisbat ma'nawîya), une parenté spirituelle qui s'origine à la préexistence de la Réalité mohammadienne primordiale. Nous y avons déjà insisté. Ce que nous venons de lire nous suggère que ce n'est pas parce qu'ils étaient la famille du Prophète que les Imâms furent les Imâms, mais c'est inversement, parce qu'ils étaient les Imâms, qu'ils devaient être les membres de la Famille Sainte (les ahl al-bayt). Cette relation familiale n'est que la manifestation, dans le monde visible, de leur unité pléromatique.
C'est pourquoi elle n'est jamais une simple parenté extérieure charnelle, mais une parenté initialement spirituelle.
C'est cette double parenté, terrestre et spirituelle, à laquelle s'ajoutent l'investiture personnelle (nass) et l'impeccabilité ('ismat), c'est tout cela qui a désigné les Douze Imâms comme héritiers (Awsiyâ) du Prophète. Mais leur héritage précisément, ce n'est pas la fonction extérieure, exotérique, c'est-à-dire la prophétie législatrice. C'est essentiellement l'ésotérique (rappelons-nous toujours la définition : la walâyat est l'ésotérique de la prophétie). C'est leur connaissance, et avec elle le mode de cette connaissance, qui est justement cet héritage dont les titres s'originent, avant leur parenté terrestre, à leur préexistence dans le Plérôme. L'héritage transmis aux Imâms, ce n'est pas le tanzîl (« faire descendre » la révélation), mais le ta'wîl (« reconduire » la lettre de cette révélation à sa source).
Quant à la nature de la parenté du Prophète avec le 1er Imâm (et par celui-ci avec les onze autres Imâms), elle s'exprime dans ce texte capital, où le Prophète (après la bataille de Khaybar) s'adresse en ces termes à l'Imâm : « Si je ne craignais qu'un groupe de ma communauté pût dire à ton égard ce que les chrétiens disent au sujet du Christ (Masîh), je dirais aujourd'hui à ton sujet quelque chose qui ferait que tu ne passerais plus près d'un groupe sans que l'on recueille la poussière de tes pas, et qu'à cause de ton extrême pureté l'on n'y cherchât un remède.
Mais qu'il te suffise de faire partie de moi-même comme je fais partie de toi-même. Alors héritera de moi, celui qui héritera de toi, car tu es par rapport à moi comme Aaron par rapport à Moïse, avec cette différence qu'après moi il n'y aura plus de prophète. »
Ce texte nous confirme ce qui précède : l'essence constitutive, éternelle (haqîqat), du Sceau des Envoyés et celle du Sceau des Amis de Dieu (Awliyâ), des gnostiques, est une seule et même essence considérée quant à l' exotérique de la prophétie dans la personne du Prophète, et quant à l' ésotérique de la walâyat dans la personne des Douze Imâms. Cette parenté plérômatique étant établie, examinons comment on se représente le détail des choses dans le monde phénoménal ('âlam al-zâhir), tel que l'illustre un texte comme celui-ci où le Prophète déclare en parlant de l'Imâm : « Son secret comporte qu'il vive de ma vie et meure de ma mort. Il en est de lui comme d'un rameau que mon Dieu a planté de sa propre main.
 Il lui a dit : Sois, et il est  (2 : III et passim, ce qui veut dire que l'ascendance de l'Imâm est en soi une ascendance verticale remontant à la volonté divine, non pas la simple conséquence de la génération terrestre, celle-ci ne faisant que découler de celle-là). Qu'après moi donc, Dieu prenne soin de 'Alî et des héritiers (Awsiyâ) de ma postérité (c'est-à-dire des onze autres Imâms), car ils seront les Guides (hodât, pluriel de hâdî), les Fidèles, les Agréés. Dieu leur aura donné ma compréhension et ma science, ce qui veut dire que, étant à la hauteur de mon rang, ils sont dignes du khalifat (c'est-à dire d'être mes successeurs) et de l'Imâmat. »
Ce qui qualifie les Imâms comme héritiers du Prophète, c'est donc qu'ils ont même degré d'intelligence et de savoir que le Prophète. C'est précisément ce qui qualifie chacun d'eux, nous l'avons vu, comme Qayyim al-Qorân, Mainteneur du Qorân.
Car la prophétie législatrice est close. Nous précisions, il y a un instant, que les Imâms ne sont pas les héritiers de la prophétie législatrice ; ce qu'ils héritent, c'est la walâyat du prophète. Mais cela présuppose qu'il y a dans le prophète quelque chose de plus que sa mission législatrice, ce quelque chose dont ne peut rendre compte le seul exotérisme de l'Islam, et qu'affirme le shî'isme comme gnose de l'Islam. Un schéma très simple nous le fait comprendre.
Il nous a été dit qu'au cours de sa carrière terrestre, le Nabî- Rasûl n'accède pas immédiatement au rang d'Envoyé. Les exemples cités avec prédilection sont ceux d'Abraham et de Mohammad lui-même. Il commence par être un walî (le terme formant si fréquemment couple avec le terme de 'ârif, traduisons ici, comme nous l'avons déjà fait, par « gnostique »); puis un Nabi, puis un Nabî-Rasûl (ce dernier degré, après les étapes précédentes, est signalé dans le cas du prophète Mohammad par la manifestation visible de l'Ange). Mais, si la qualité d'Envoyé (rasûl) présuppose la walâyat et la nobowwat, en revanche la qualité de walî et celle de nabî n'impliquent aucune nécessité d'un passage ultérieur à l'état de Nabî-morsal ou rasûl. Le rapport entre ces états spirituels, c'est-à-dire, d'une part entre la walâyat (état de l'Ami de Dieu, objet de la dilection divine), la prophétie simple (nobowwat) et, d'autre part, la mission du prophète législateur (risâlat), a donné lieu, chez les auteurs shî'ites, à d'amples méditations théosophiques. La progression de la walâyat à la mission prophétique législatrice est considérée comme une progression partant du plus intime, de l'intérieur, de l'ésotérique et allant, vers l'extérieur, l'exotérique. En les représentant par trois cercles concentriques, nos auteurs, Haydar Âmolî, par exemple, diront que la walâyat (la dilection divine, initiation spirituelle, gnose) est l'ésotérique de la prophétie simple; à son tour celle-ci est l'ésotérique de la prophétie législatrice. Or la supériorité d'un état spirituel se déterminant en proportion de son intériorité, parce que la proximité divine et l'indépendance à l'égard des choses extérieures sont en fonction de l'intériorité, la walâyat, la gnose, a donc la supériorité sur l'ensemble. Haydar Âmolî dira, par exemple, que la mission prophétique ad extra (la risâlat ou prophétie législatrice) est comme l'écorce; la prophétie intérieure, ésotérique (nobowwat bâtinîya) est comme l'amande; la walâyat est comme l'huile que recèle cette amande (cf. la figure ci-dessous). Toute une série de correspondances répéteront la même analogie de rapports. On aura comme séries homologues de la série risâlat-nobowwatwalâyat, dans l'ordre de progression ad intra : la sharî'at (la religion littérale), la voie mystique (tarîqat), la réalisation spirituelle (haqîqat) ; l'exotérique, l'ésotérique, l'ésotérique de l'ésotérique (bâtin al-bâtin) ; la certitude théorique par information ('ilm al-yaqîn), la certitude de témoin oculaire ('ayn alyaqîn), la certitude par réalisation intérieure personnelle (haqqal-yaqîn).
Il s'ensuit que le Prophète, avant d'accéder à l'état d'Envoyé législateur (rasûl), devait passer par l'état de walî ou 'ârif (gnostique), la walâyat (la gnose de l'Ami de Dieu) ayant chez lui, en raison de son intériorité plus profonde, la préséance sur la qualité. de prophète Envoyé. C'est en effet un axiome constamment répété chez nos auteurs : la walâyat (l'état spirituel de l'Ami de Dieu comme gnostique) est supérieure à l'état de Nabî-Envoyé, puisqu'elle précède celui-ci et en est la source.
Seulement, en affirmant cette supériorité, le shî'isme duodécimain considère les trois états en tant qu'ils sont présents dans la personne du Prophète, et c'est cette walâyat, le privilège de son état spirituel le plus intime, qu'il transmet aux Imâms. C'est dans la personne même du Prophète que la walâyat est supérieure à la nobowwat. La différence essentielle (Haydar Amolî le souligne) entre le shî'isme imâmite duodécimain et le shî'isme ismaélien, du moins l'Ismaélisme réformé d'Alamût (proclamation de la Grande Résurrection, le 8 août 1164) apparaît sur ce point. Car, de la supériorité de la walâyat sur la prophétie législatrice, la gnose Ismaélienne conclut à la supériorité de la personne de l'Imâm sur la personne du prophète. Sans doute, cette tendance est-elle latente dès les origines du shî'isme, et l'Ismaélisme d'Alamût n'a fait peut-être que demeurer fidèle à cette tendance primitive. Mais il en résulte une transformation radicale de l'Islam en une pure religion de l'Esprit, et avec l'abolition de la Loi, de la sharî'at, quelque chose comme une anticipation de l'eschatologie, c'est-à-dire de la libération qu'accomplira le dernier Imâm, le Mahdî, en instaurant le règne du pur sens spirituel des Révélations prophétiques.
Mais nous nous attachons ici à la voie moyenne que représente la gnose du shî'isme duodécimain. Là même, si la personne du Prophète garde la préséance sur celle de l'Imâm, il y a toujours au moins une tendance latente à professer l'égalité de l'un et de l'autre. La raison en est que dans la personne même du Prophète, la walâyat a la préséance sur la mission prophétique législatrice, et que précisément c'est cette walâyat que l'Imâm hérite de lui, parce qu'ils sont, Prophète et Imâm, une même essence plérômatique, et que le Prophète n'a à en manifester que l'exotérique, tandis que le rôle de l'Imâm, comme Sceau de la walâyat universelle, est d'en faire connaître l'ésotérique (rappelons-nous le propos : « 'Alî a été missionné secrètement avec chaque prophète ; avec moi il l'a été visiblement »). L'Imâm est donc qualifié en propre par l'état spirituel qui, chez le Prophète, a la préséance sur sa propre mission prophétique. Il y a, certes, une tension constante dans le shî'isme entre la gnose et la Loi, une religion prophétique ne demeurant prophétique qu'à la condition de dépasser sans cesse la lettre révélée, sans pourtant jamais se séparer d'elle.
Il nous a été dit plus haut que la réalité spirituelle, gnostique (la haqîqat) du Qorân est descendue dans le cœur du Prophète avant la forme des mots et des lettres, c'est-à-dire avant l'apparition visible de l'Ange « dictant » le texte au Prophète. La méditation de nos penseurs les a conduits jusque dans les profondeurs de la psychologie prophétique. Que le Prophète demeure le walî (le gnostique) qui est en lui supérieur à l'Envoyé législateur, ils en trouvent l'attestation dans ce propos qui a eu une fortune extraordinaire dans le shî'isme comme dans le soufisme, et où le Prophète déclare : « Il y a parfois pour moi avec Dieu un instant (waqt) où ne sauraient plus me contenir ni prophète Envoyé ni Ange du plus haut rang. » Dans un tel propos, le Prophète ne s'exprime plus comme l'Envoyé qui doit recevoir le texte que l'Ange « fait descendre » (tanzîl) et lui communique (wahy). Il parle comme un walî, un gnostique extatique. Et précisément, explique Haydar Âmolî, c'est l'ésotérique du prophète (bâtin al-nabî), c'est-à-dire ce qui dans sa personne est au rang de sa walâyat, qui reçoit l'Effusion divine (al-fayz min Allah) sans intermédiaire, et de l'ésotérique de sa personne cette Effusion divine se répand sur son exotérique qui, dans sa personne, est le rang de la prophétie. Comme ce second moment est celui de l'apparition visible de l'Ange à l'état de veille, le premier moment est donc celui où, avant toute communication extérieure de Gabriel, l'Ange de la Révélation qui est le guide du Prophète, celui-ci, à la limite de sa transconscience, rencontre le « Gabriel de son être ». C'est cela que veut dire l'affirmation que le walî puise à la source même à laquelle l'Ange puise la révélation qu'il communique à l'Envoyé. C'est pourquoi la psychologie prophétique de nos auteurs nous suggère quelque chose de première importance pour notre thème du guide qui est en même temps le guidé. La signification de l'Ange en gnoséologie prophétique est inséparable de la connaissance par le cœur et par les « sens spirituels » du cœur.
Mais précisément cet état spirituel supérieur à la mission prophétique législatrice et qui conditionne celle-ci, état qui est la walâyat du Prophète et qui est en lui la source de sa mission prophétique et de son message prophétique (sa risâlat), cet état, il n'appartient pas au Prophète de le manifester. La manifestation personnelle de la walâyat au monde terrestre visible, c'est cela qui est réservé en propre à l'Imâm, dont la personne en son essence est faite de la même Lumière, cette. Lumière qui est l'Esprit et l'essence de la prophétie éternelle (la Haqîqat mohammadîya). C'est pourquoi, s'il est vrai que, dans une certaine mesure, avec le thème de la Réalité éternelle du prophète, la gnose islamique reproduit le thème du Verus Propheta de la prophétologie judéo-chrétienne (le Vrai Prophète se hâtant, de prophète en prophète, jusqu'au lieu de son repos qui sera ici Mohammad, postérieur à Jésus), il faut ajouter que l'idée de cette prophétie, pour la philosophie prophétique du shî'isme, ne se sépare pas de celle de son herméneutique.
La révélation prophétique est « descendue » des hauteurs célestes avec lesquelles communique la transconscience (le sirr) du Prophète, pour prendre la forme exotérique de la lettre (c'est le tanzîl). Pour connaître le sens spirituel du texte ainsi  « descendu », il faut, nous le savons déjà, « reconduire » ce texte à son origine, et c'est cette opération que signifie, à la fois quant à l'étymologie et quant au concept, le ta'wîl, l'exégèse spirituelle. C'est pourquoi la lignée prophétique est doublée, de prophète en prophète, par la lignée des Imâms, laquelle commence avec Seth, fils et Imâm d'Adam. Car le ta'wîl est le ministère de l'Imâm, parce que la walâyat est l'ésotérique qui est l'héritage de I'Imâm. C'est cette walâyat éternelle, laquelle préexiste et surexistera à ce monde terrestre, qui fonde le ministère initiatique de l'Imâm comme Qayyim al-Qorân.
L'Imâm a à « maintenir » le Livre contre la déchéance d'un littéralisme pur, celui d'un Islam purement exotérique, en maintenant son lien avec l'Esprit qui l'inspira au cœur du Prophète, et qui en est, lui, le vrai sens. C'est tout cela qui fait l'essence de l'idée shî'ite de l'Imâm, comme héritier du Prophète.
Il ne s'agit donc pas d'un héritage simplement fondé sur la descendance charnelle. Ou plutôt nous l'avons vu, le lien de parenté extérieure terrestre entre les Douze Imâms et le Prophète, n'est que le signe de leur parenté originelle, dans leur préexistence à ce monde. Et cette union dans le Plérôme est le modèle et la source de toute parenté spirituelle.

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