Les catégories de prophètes et la walâyat

Le mot nabî en arabe  se rattache au sens que la racine nb' prend à la IIe et à la IVe forme (nabba'a et anba'a) : annoncer à quelqu'un une nouvelle. Le prophète, le nabî, c'est « quelqu'un qui annonce de par Dieu » (mokhbir 'an Allah). Quant à la réalité signifiée par le concept, son essence (la haqîqat), c'est-àdire la prophétie (nobowwat) du nabî, il n'est possible de l'expliquer, observe Mollâ Sadrâ, qu'à la condition d'expliquer préalablement comment les connaissances sont « projetées » (ilqâ al-'olûm) de Dieu dans le cœur humain. Les philosophes shî'ites ont été ainsi conduits par la prophétologie qu'ont énoncée les Imâms du shî'isme, à édifier la gnoséologie qu'appelle en propre une philosophie prophétique. Telle est, peut-on dire, la situation caractéristique de la pensée philosophique sécrétée par le shî'isme, c'est-à-dire par l'Islam ésotérique. Elle reconnaît l'identité foncière entre l'Esprit-Saint, Ange de la Révélation (Gabriel), et l'Ange de la connaissance, l'Intelligence agente dont parlent les philosophes. Nous avons noté déjà qu'il ne s'agit là ni de rationalisme ni de rationalisation; il faut nous garder de donner comme équivalent pur et simple au mot arabe 'aql (intellectus, intelligentia, Noûs), notre terme de « raison » (ratio). Il s'agit d'un schéma assez ample pour saisir dans un
même ensemble les degrés qui mènent de l'intellect en acte des philosophes à l'intellectus sanctus de la connaissance prophétique.
Et il y a un postulat fondamental énoncé par Mollâ Sadrâ, dont nous relevons les termes techniques : il ne s'agit ni de raison ni d'abstraction, mais du cœur et de l'épiphanie au cœur.
Ce postulat, c'est que le cœur de l'homme (qalb al-insân, cette notion reste décidément au centre) est apte, de par sa nature foncière (gharîza) à accueillir les essences (haqâ'iq) de tous les cognoscibles (ma'lûmât). Cependant les connaissances qui s'épiphanies (tajallî) au cœur peuvent procéder des données religieuses (le texte, les sciences canoniques, 'olûm shar'îya) et elles peuvent procéder directement du Donateur des données, c'est-à-dire de l'Intelligence Esprit-Saint ('Aql, Rûh). Les 'olûm 'aqlîya ne sont pas exactement nos connaissances rationnelles : elles peuvent être plus que nos connaissances philosophiques.
En un sens général, elles sont les « sciences spirituelles ».
Ces dernières, Mollâ Sadrâ les schématise ainsi : il y a celles qui sont a priori (connaissances des premiers principes), et il y a celles qui doivent être acquises. Ces dernières peuvent être acquises par un enseignement (ta'allom) et le détour du raisonnement inductif : c'est la connaissance des philosophes et des savants spéculatifs. Elles peuvent l'être aussi comme si elles étaient « projetées » à l'improviste dans le cœur, sans effort (ijtihâd) de la part de l'homme. A son tour cette projection (ilqâ') peut se produire, sans que l'homme ait la connaissance ou la vision de celui qui la projette en lui ; c'est en propre ce que l'on appelle inspiration (ilhâm), et c'est la connaissance des Imâms (Awsiyâ, les héritiers du prophète) et des Initiés spirituels (les Awliyâ, Amis de Dieu). Mais il peut arriver que cette épiphanie (zohûr) au cœur s'accompagne, à l'état de veille ou en songe, de la vision ou de l'audition de l'Ange qui projette la connaissance dans le cœur. Tous les degrés de la conscience sont ainsi envisagés. A la limite, on aura ce qui est désigné comme « communication divine par l'Ange » (wahy), laquelle est réservée aux grands prophètes qui ont été missionnés pour révéler une nouvelle Loi divine (sharî'at). De cette différenciation va dépendre tout le reste de la prophétologie.
Quant au processus même de cette projection, Mollâ Sadrâ le décrit comme une angélologie de la connaissance. L'Ange (Gabriel ou l'Intelligence agente) est celui que le Qerân désigne comme le Calante (al-Qalam, 68 : 1). C'est « celui par qui Dieu écrit sur les tablettes des cœurs ». C'est un être spirituel (jawhar qodsî), essentiellement un être de lumière, « qui est la cause médiatrice entre Dieu et les hommes pour l'actualisation de la connaissance dans leurs cœurs, de la même façon que le Calame est l'intermédiaire entre l'auteur de l'écriture (fâ'il al-kitâba) et son réceptacle (papier ou tablette), pour la production des dessins de l'écriture sur celui-ci ».
Il faut donc dire, avec Mollâ Sadrâ, que le rapport de cet être de lumière qui est l'Ange-Intelligence, avec les cognoscibles, est analogue au rapport de la lumière sensible avec les visibilia, et la correspondance vaut aussi bien en ce qui concerne l'organe de la vision extérieure, « exotérique » (basar al-zâhir), qu'en ce qui concerne l'organe de la vision intérieure (« ésotérique », basîrat al-bâtin). Autrement dit : l'œil, siège de la faculté visuelle, perçoit en acte quand le soleil dispense sa lumière. Le cœur, siège de l'intelligence, connaît en acte lorsque l'Ange (le Calame, l'Intelligence agente) dispense sa lumière. Le cœur est dans la même situation que l'œil. Il peut être frappé d'aveuglement.
Mais rien n'est plus étranger à tout agnosticisme que cette théorie de la connaissance issue de l'avicennisme.
La comparaison qui revient toujours est celle du miroir.
L'épiphanie des connaissances divines à partir du miroir qui est la Tabula secreta (Lawh mahfûz), portant l'empreinte de tout ce que Dieu y a gravé, dans cet autre miroir qui est le cœur, correspond à l'impression d'une image d'un miroir dans un autre miroir. Il y a un voile tout d'abord entre les deux miroirs.
On peut chercher à l'écarter avec la main, et c'est ce que font les philosophes. Mais il arrive que le souffle des brises divines enlève le voile devant l'œil du cœur ('ayn al-qalb), et c'est le cas des inspirés. C'est pourquoi il n'y a pas hétérogénéité entre la connaissance des philosophes et celle des inspirés. Mollâ Sadrâ y insiste : l'Ange de la connaissance est également l'Ange de la révélation. La connaissance par inspiration ne se différencie de celle acquise par l'effort (celle des philosophes), ni dans ce qui constitue la connaissance elle-même, ni dans son substrat (qui est le cœur), ni dans sa cause (qui est l'Ange, le Calame, l'Intelligence agente), mais elle s'en différencie en proportion de l'enlèvement du voile, bien que cela ne dépende pas du choix de l'homme. Chaque fois, les connaissances ne sont actualisées dans nos cœurs que par l'intermédiaire de l'Ange (bi-wâsitat al-Malâ'ika), et c'est à quoi font allusion ces versets coraniques :
« Il n'est pas donné à l'homme que Dieu lui parle sinon par la communication (d'un Ange, wahy) ou à travers un voile. Ou bien il envoie un prophète, afin qu'avec sa permission cet Envoyé communique à l'homme ce qu'il plaît à Dieu » (42 : 50-51).
Les bases sont maintenant posées pour que, à partir de la différenciation des catégories de prophètes, nous comprenions comment éclot la notion fondamentale de l'Imâmisme ou shî'isme duodécimain, celle de l'Imâm-guide. Cette différenciation s'établit en fonction de la gnoséologie qui vient d'être esquissée.
Une longue leçon du VIe Imâm, Ja'far Sâdiq, figurant dans le grand recueil de Kolaynî, nous enseigne qu'il y a quatre catégories de prophètes.
1) Il y a le prophète (nabî) qui, à la différence de l'Envoyé, n'est prophète que pour soi-même. Il n'a pas à transmettre à d'autres les Signes (a'lâm) et l'inspiration divine (ilhâm) qui lui sont donnés. C'est en quelque sorte une prophétie intransitive qui ne dépasse pas sa propre personne.
2) Il y a le nabî qui, en même temps qu'il perçoit les Signes et reçoit l'inspiration, voit ou entend la cause, c'est-à-dire l'Ange qui « projette » en lui les connaissances, par une vision et audition spirituelles. Cependant, il n'a cette vision ou cette audition qu'en songe, non pas à l'état de veille. Il n'a pas, lui non plus, de mission prophétique pour un groupe quelconque.
Comme exemples on cite le cas de Loth, qui avait au-dessus de lui, comme prophète et Imâm, Abraham dont il suivait la sharî'at, ou encore le cas du prophète Mohammad avant qu'il ait eu la perception visuelle de l'Ange lui communiquant la Révélation; jusque-là en effet il était simplement un Nabî, sans être encore un Envoyé (rasûl).
Ces deux premières catégories de la prophétie simple (nobowwat) ainsi différenciées, vont avoir une importance majeure pour la prophétoîogie shî'ite. Nous avons déjà appris en effet que ce qui depuis l'Islam s'appelle walâyat (comme initiation spirituelle des Amis de Dieu, les Awliyâ) n'est rien d'autre que la continuation, sous un autre nom, d'une prophétie qui commença avec le premier âge de l'humanité. L'idée shî'ite postule essentiellement la continuité d'une prophétie secrète, ésotérique (nobozowat bâtinya), qui durera jusqu'à la fin des temps.
3) Il y a le Nabî qui cumule les états spirituels des deux premières catégories, outre deux autres privilèges. D'une part il peut avoir non plus seulement en songe mais à l'état de veille la perception visuelle et l'audition de l'Ange; d'autre part, il est envoyé vers un groupe qui peut être plus ou moins nombreux. C'est le prophète envoyé (le Nabî morsal). Sont donnés comme exemples le cas du prophète Jonas et en général le cas des prophètes d'Israël, lesquels n'apportaient pas une nouvelle sharî'at mais suivaient la sharî'at de Moïse.
4) Il y a le Nabî Envoyé qui, en plus des qualifications spirituelles précédentes, ne vit plus sous la sharî'at d'un prophète antérieur, mais est envoyé pour révéler aux hommes une nouvelle sharî'at. Dans ce cas, la prophétie prend techniquement le nom de prophétie législatrice (nobowwat al-tashrî'). La leçon du VIe Imâm compte cinq de ces grands prophètes. Plus généra lement on en énumère six, en commençant avec Adam, et quelque fois sept, en y incluant David dont le Psautier, mentionné dans le Qorân, est considéré comme un Livre révélé distinct. Les grandes périodes du cycle de la prophétie législatrice sont alors définies par les noms d'Adam, Noé, Abraham, Moïse, David, Jésus, Mohammad. Ce sont eux que l'on appelle les ulû'l-azm (les hommes à la décision résolue). Chacun de ces grand prophètes a commencé par être un Nabî tout court avant d'être un Envoyé ; la maturation de la vocation de prophète envoyé ne s'opère que lentement sous l'influence divine. En outre chacun d'eux fut également de son vivant l'Imâm, le guide. La gnose ismaélienne, nous le verrons, n'est pas d'accord sur ce point, mais dès maintenant l'imâmologie duodécimaine va spécifier, en commentant le verset coranique (2 : 118) relatif à l'investiture d'Abraham, les conditions requises pour qu'un Imâm soit dit le successeur d'un prophète; ce verset, les théologiens shî'ites l'invoqueront, à chaque occasion, pour justifier leur conception de l'Imâm, ruiner celle des sunnites et repousser leurs critiques. Il s'agit du verset dans lequel Dieu déclare à Abraham : « Voici que je t'établis comme Imâm des peuples ; - Et dans ma descendance? demande Abraham. - Ma promesse ne s'étend pas aux mauvais (al-zâlimîn, les violents, les iniques). »
Abraham demandait donc pour sa postérité le privilège de l'Imâmat ; la réponse divine signifie que la qualité d'Imâm requiert une pureté spirituelle intérieure qu'aucune légitimation extérieure par descendance charnelle ne confère par elle-même.
Les shî'ites, en étendant l'exigence de cette pureté immaculée ('ismat) aux douze Imâms de la famille du Prophète (ahl albayt) qui furent ses successeurs, démentent donc les affirmations tendancieuses reproduites par quelques Orientalistes.
Jamais la descendance charnelle n'a suffi par elle-même à faire un Imâm (il y a eu des milliers d'Imâm zâdeh, enfants d'Imâms, il n'y a eu que douze Imâms). Il y faut en outre non seulement le nass (la désignation expresse par l'Imâm prédécesseur) mais la 'ismat. Ne traduisons pas comme on le fait parfois, par « infaillibilité », le mot ayant pris en Occident une acception précise et exclusive. Employons les termes plus exacts d' « immunité, impeccabilité, pureté » (ce que connote le terme grec anamartêtos).
D'où, le terme des « Quatorze Immaculés » (Chahârdeh ma'sûm) pour désigner le Prophète, sa fille Fâtima et les douze Imâms. D'où, la conception shî'ite, nous l'avons déjà observé, ne nous permet pas de placer la lignée des Douze Imâms sur le même plan que les dynasties profanes de ce monde (pas plus que le charisme des « gardiens du Graal » n'a sa source dans un « légitimisme » politique prévalant contre d'autres dynasties).
En fait, lorsqu'ils emploient le mot Imâm, théologiens sunnites et théologiens shî'ites réfèrent respectivement à des concepts tout différents.
Cette remarque faite, on constatera que la gnoséologie de Mollâ Sadrâ n'a fait que développer la prophétologie enseignée par l'Imâm Ja'far, lequel détermine les catégories de prophètes en fonction des degrés de leur aptitude à la connaissance visionnaire, la hiérognose, et fonde par là même la « philosophie prophétique ». Or, c'est cette théorie de la connaissance prophétique qui va maintenant situer gnoséologiquement le rang de l'Imâm, et justifier eo ipso l'idée d'une prophétie continuant jusqu'à la fin des temps, parce qu'il ne s'agit plus de la « prophétie législatrice ».
Le Ve Imâm, Mohammad Bâqir, père de l'Imâm Ja'far, interrogé par un adepte à propos du verset qorânique (19 : 55) dans lequel Ismaël, fils d'Abraham, est qualifié de prophète envoyé (troisième des catégories définies ci-dessus) donne une réponse qui ne fait que confirmer le hadîth précédent : « Le Nabî tout court, dit-il, c'est celui qui a des visions en songe et entend la voix de l'Ange, mais ne voit pas l'Ange de ses yeux à l'état de veille. L'Envoyé (rasûl) c'est celui qui entend la voix de l'Ange et en a la vision en songe, mais qui, en outre, le voit et l'entend à l'état de veille [...]. Quant à l'Imâm, il entend la voix de l'Ange en songe, sans en avoir la vision » (voir le texte très important de Mollâ Sadrâ, que nous donnons en note).
Cette dernière précision est capitale, puisque déjà elle assimile, quant à Sa gnoséologie, le cas de l'Imâm à celui du Nabî de la seconde catégorie définie dans le hadîth précédent. Les conséquences vont bientôt nous en apparaître.
Le même enseignement est répété dans un hadîth du VIIIe Imâm, 'Alî Rezâ (ob. 203/818), désignant nommément la figure active de cette angélologie de la connaissance, à savoir
Gabriel, l'Esprit-Saint, le Calame. Suivons alors le complément d'information que nous apporte Mollâ Sadrâ, concernant le processus de cette hiérognose. En premier lieu nous est donnée une explication des qualifications et des noms conférés à l'Ange Gabriel dans le Qôran, et par lesquels nous est confirmée son identité avec l'Intelligence active des philosophes. « Il est celui qui dispense la communication divine (wahy) aux prophètes, l'inspiration (ilhâm) aux Awliyâ (les « Proches » de Dieu, les Imâms), la vision véridique en songe aux Spirituels. » Les degrés de la hiéro gnose sont donc en fonction des degrés de la manifestation de l'Ange (l'angélophanie) : vision à l'état de veille, vision en songe, perception purement auditive. Comme celui qui deviendra apte à guider les hommes est d'abord lui-même guidé par l'Ange, la philosophie prophétique doit prémunir ici contre toute erreur d'appréciation. Il s'agit, par la mise en œuvre des sens spirituels, de comprendre au niveau auquel ils sont vrais, les versets coraniques mentionnant la descente (nozûl) de Gabriel sur le cœur de l'Envoyé, le fait que l'Ange se typifie pour lui sous une forme humaine, exactement comme dans le cas de Maryam dont il est dit que l'Ange « prit pour elle la forme d'un être humain sans défaut » (19:17), c'est-à-dire d'une forme parfaite et d'une beauté absolue. La philosophie prophétique postule donc en second lieu une théorie de la connaissance imaginative et du mundus imaginalis ; notre Mollâ Sadrâ a excellé dans cette tâche.
Il commence par reprocher à de trop nombreux philosophes islamiques (hokamâ' islamîyîn) et à tant de gens qui se réclament de la philosophie, d'estimer que les formes contemplées, les sonorités entendues spirituellement, sont simplement des choses empreintes sur la tablette de la conscience imaginative (hiss moshtarik), laquelle serait, selon eux, une faculté organique ayant son siège dans la partie antérieure du cerveau et disparaissant avec l'organisme physique. L'une des thèses soutenues avec prédilection par Mollâ Sadrâ, dans l'ensemble de ses œuvres, est que l'Imagination est une faculté spirituelle, ne périssant donc pas avec l'organisme physique; elle est comme le corps subtil de l'âme. L'opinion des philosophes incriminés « tient, dit-il, à une carence radicale de la connaissance du monde du Malakût (le monde angélique des Animae caelestes), et à la faiblesse de la foi dans les Anges, dans la forme que prennent la révélation et le Livre. Car ces choses sont des existants tout à fait concrets, subsistant par soi-même, sans avoir besoin d'un substrat (comme en auraient besoin des accidents); elles ont même beaucoup plus de réalité existentielle (mawjûdîyat) que les existants extérieurs. Toutefois leur monde est un autre monde ; il n'est pas possible de le percevoir avec nos sens impurs. » A la suite de Mollâ Sadrâ, toute son école a insisté sur ce thème de la puissance imaginative comme organe de connaissance distinct des sens et de l'intellect pur. On peut dire que cette angélologie de la connaissance, postulée par une philosophie prophétique, s'accorde admirablement, si même elle ne l'inspire, avec une philosophie qui professe que toute perception sensible est d'ores et déjà une opération de l'Imagination active, car ce n'est pas la forme de la matière extérieure qui est perçue, mais celle qui est dans l'âme. Seulement, l'Imagination active peut, par les organes des sens, diriger sa contemplation sur une apparence (zâhir) du monde visible, et à cause de l'ambiguïté du monde du phénomène ('âlam al-shahâdat), il peut y avoir désaccord entre la forme apparente et la réalité cachée. En revanche, la forme qui est produite dans l'Imagination, lorsque celle-ci dirige sa contemplation sur le monde suprasensible, et que l'illumination du monde supérieur du Malakût est projetée dans le secret du cœur (sirr al-qalb), - cette forme fait réellement connaître les choses divines ; dans ce cas la forme extérieure correspond toujours à la réalité intérieure; il s'agit d'une beauté qui ne trompe pas (elle est Imaginatio vera). Mollâ Sadrâ sait qu'il y a ici des secrets extraordinaires, permettant de connaître le secret d'un homme, 1' « homme intérieur » (bâtin), d'après les formes de ses songes.
Une fois assuré l'organe par lequel se nouent l'angélologie et la prophétologie, c'est-à-dire l'organe par lequel s'accomplit dans l'homme la communication (wahy) de l'Ange se rendant visible à l'état de veille dans le cas du prophète-envoyé, ou bien l'inspiration (ilhâm) de l'Ange se rendant visible ou audible en songe dans le cas du Nabî tout court, nous pouvons comprendre la position assumée par la philosophie prophétique du shî'isme, lorsqu'elle assimile, nous l'avons constaté il y a un instant, la hiérognose dispensée au Nabî tout court (le non envoyé) et celle qui est dispensée à l'Imâm. En fait, leur cas est le même : le Nabî tout court et l'Imâm rentrent dans la catégorie des Mohaddathûn, « ceux à qui parlent les Anges ».
C'est un propos du Prophète fréquemment cité : « Il y a dans ma communauté des interlocuteurs des Anges, des gens à qui les Anges font des récits (mohaddathûn). » La portée de ce propos, si considérable pour toute l'histoire de la spiritualité islamique, ne peut s'expliciter indépendamment de l'enseignement des Imâms du shî'isme.
En commentant une autre leçon du Ve Imâm  mentionnant  « ceux à qui parlent les Anges », sans qu'ils voient l'Ange face à face, ni même nécessairement en songe, Mollâ Sadra explique que cet entretien (tahdîth) de l'Ange, c'est quelque chose qui est à l'intérieur ou dans le secret de la transconscience (fî bâtin al-sirr), comme discours spirituel (kalâm 'aqlî) et récit spirituel (hadîth rûhânî). Nous pourrions dire, en employant la terminologie de Semnânî : un entretien des spirituels avec le « Gabriel de leur être ». La philosophie prophétique culmine alors dans cette présence du guide intérieur, qui est la source de l'enseignement secret, « ésotérique » au sens le plus strict du mot (ta'lîm bâtinî), par l'audition spirituelle.
Dès lors, nous voici à même de percevoir la portée des thèses de la philosophie shî'ite qui ébranlent l'Islam purement légalitaire, réduit à la religion exotérique de la Loi, close sur la lettre du passé. Si, parmi les états spirituels que décrit la prophétologie, nous mettons à part la vision de Gabriel et l'audition de son discours à l'état de veille (discours qui est la « dictée » d'une sharî'at), il reste qu'à tous les autres états spirituels participent en commun l'Envoyé (rasûl), le prophète tout court (nabî) et les Mohaddathûn, « ceux à qui parlent les Anges », c'est-à-dire les Imâms et les Awliyâ. Jamais la Terre, nous disent les Imâms, n'est laissée vide d'hommes qui portent les secrets divins, bien qu'ils soient inconnus de la masse des humains. Cela veut dire, explique Mollâ Sadrâ, que la prophétie secrète, « ésotérique » (nobowwat bâtinîya), continuera jusqu'à la parousie du Dernier Imâm. Ce dont la Terre est désormais privée, c'est uniquement de la prophétie légiférant une sharî'at, une Loi nouvelle (nobowwat al-tashrî') et, corollairement, de l'emploi du mot nabî. Et même la mission prophétique (la risâlat) et la commulégislateur) nication divine (wahy) ne sont interrompues qu'en un sens particulier, car ne cessent de continuer les prémonitions (indhârât), les signes avertisseurs (mobashshirât). Certes, Mohammad fut le Sceau des prophètes; il n'y aura plus de Nabî. Et pourtant continuera à jamais cette prophétie secrète qui, identifiée à sa source même, porte le nom de walâyat. Ces thèses découlent de l'enseignement formulé dès les origines de l'Islam par les Imâms du shî'isme; et pourtant, face à l'Islam officiel, tel qu'il est historiquement devenu, elles ont un caractère révolutionnaire.
Alors, essayons de récapituler cette prophétologie en explicitant quelque peu ces thèses. Tout d'abord qu'est-ce qui distingue, quant à la gnoséologie, le cas de Mohammad comme Sceau des prophètes ? Sans entrer en détail dans la théorie islamique et shî'ite de l'inspiration prophétique (qu'il y aurait intérêt à comparer une bonne fois avec les solutions qui ont été données, dans les différentes confessions chrétiennes, au problème de l'inspiration scripturaire), résumons les indications que nous donne Mollâ Sadrâ en commentant le hadîth du Ve Imâm que nous avons cité il y a un moment. « Les Livres révélés (« descendus du Ciel », monzala) ont abouti à un Livre (le Qorân) qui est
la Parole de Dieu (Kalâm Allah) faisant descendre le Vrai sur le cœur de son serviteur, comme Il le dit en propres termes : Gabriel a fait descendre (a déposé) sur ton cœur le Livre destiné à confirmer les Livres sacrés venus avant lui (2 : 91), ce qui veut dire que l'ange Gabriel a fait descendre réellement sur le cœur du Prophète les Réalités spirituelles (haqâ'iq) du Qorân, non pas la simple forme extérieure des mots, mots écrits sur des tables et lisibles par n'importe quel lecteur comprenant l'hébreu ou le syriaque. Non! ce qu'il a fait descendre, c'est la réalité spirituelle (gnostique, haqîqat), non pas la forme extérieure sans plus. »
Comment se représente-t-on la différence entre les révélations données aux prophètes antérieurs qui ont « apporté un Livre », et la révélation qui fut le charisme du Sceau des prophètes?
Mollâ Sadrâ l'explique en prenant appui sur une suite de versets qorâniques. Le contenu spirituel, la réalité gnostique (haqîqat) du Qorân, est descendu dans le cœur du Prophète avant la forme extérieure du Livre (les mots, les lettres), avant le Discours (le Logos) proféré (Kalâm), c'est-à-dire avant que l'interlocuteur céleste, l'Ange, ne se manifestât à son regard. C'est de cette essence spirituelle du Livre que le verset 42 : 52 déclare : « Nous en avons fait une lumière par laquelle Nous guidons. » Cette lumière de la Parole, du Verbe (nûr al-Kalâm), c'est elle cette vérité spirituelle (haqîqat). Et c'est cette lumière du Verbe, au cœur du Prophète, qui rejaillit sur ceux qui lui sont unis non point par la seule parenté extérieure sans plus (monâsabat sûrîya), mais par un apparentement à la fois spirituel (ma'nawîya) et extérieur, c'est-à-dire les Douze Imâms (la double nature de leur rapport avec le Prophète est ainsi soulignée de nouveau).
Quant aux autres Livres célestes, ils sont descendus sur les prophètes antérieurs avec leur forme extérieure, selon 1' « exotérique » de ces prophètes ('alâ zawâhiri-him), écrits sur des tablettes ou des feuillets que peut lire quiconque sait lire; ces prophètes étaient aussi bien que leur communauté sous la direction de ces Livres. Ce verset le dit : « Il a fait descendre la Torâ et l'Évangile pour servir de direction (guide) aux hommes » (3 : 2). Le Sceau des prophètes, par l'épiphanie des Lumières prééternelles du Qorân à son cœur, a été investi en personne, et après lui ses Douze Imâms, de cette direction et de cette fonction de guide (hidâyat). Autrement dit, précise encore Mollâ Sadrâ : avec chacun des prophètes antérieurs il y avait le Livre qu'il apportait à son peuple, pour que ce Livre lui fût une lumière (« Celui qui a fait descendre le Livre qu'a apporté Moïse comme une lumière et un guide » 6 : 91), tandis que, dans le cas du prophète Mohammad, c'est son cœur qui était devenu lui-même lumière, et avec cette lumière il y avait un Livre (« Une lumière nous est venue de Dieu », c'est-à-dire Mohammad, « ainsi qu'un Livre évident », c'est-à-dire le Qorân, 5 : 18).
Toute la différence est là, et elle a son principe dans le secret de la Réalité mohammadienne primordiale (supra chap. v) : d'une part un prophète, un Nabî qui est envoyé, et avec lui une lumière qui vient du Livre qu'il apporte; d'autre part, un Nabî qui est par soi-même lumière, et avec qui il y a un Livre.
Le « phénomène du Livre saint » prend donc dans la conscience islamique un aspect tout particulier, son aspect final, du fait qu'il accompagne la venue du Sceau des prophètes, dont la précellence parmi les prophètes vient de nous être expliquée.
Telle qu'elle est comprise par la théosophie shî'ite, la foi de la communauté de ce prophète (îmân, non plus simplement islâm) sera par essence la gnose de cette lumière, non pas l'adhésion pure et simple à la lettre du texte qui présuppose cette lumière.
Et tel est le sens donné à ce verset : « Il a gravé la foi dans leurs cœurs et les aide par un Esprit venant de lui » (58 : 22). Ce que cette foi perçoit dans l'apparition du Dernier Prophète, c'est la manifestation du Nom divin qui totalise tous les Noms, parce qu'il est l'épiphanie terrestre du Logos glorifié ou Réalité prophétique éternelle (la Haqîqat mohammadîya).
La question que nous posions tout à l'heure, et à laquelle répond la vocation du shî'isme, éclot ici spontanément : le dernier prophète est venu, mais il n'est plus là. Sa mission a été de révéler le Livre dont le texte est l'apparence littérale, l'enveloppe exotérique de cette Lumière qui modalisait son cœur.
Mais après lui, qui donc préservera les hommes de s'immobiliser devant cette apparence et les guidera jusqu'à cette réalité ésotérique qui en est la lumière ? Il faut qu'il y ait un guide dont la mission soit non plus de révéler une sharî'at, une Loi, mais de révéler le sens secret de celle-ci. Jamais la Terre ne peut être privée d'un tel guide, qu'il soit connu publiquement, ou qu'il soit dans l'occultation. C'est toute l'idée shî'ite, nous le savons déjà. Au cycle de la prophétie a succédé le cycle de la walâyat, celui de l'Initiation spirituelle de la gnose; il n'y a plus de Nabîs, mais il y a les Awliyâ, les Amis de Dieu, les gnostiques.
La walâyat, c'est la dilection divine qui spécifiquement et initialement sacralise les Douze Imâms comme « Amis de Dieu »; leurs personnes sont la théophanie de cet amour divin. D'où la walâyat, chez leurs fidèles, est le culte d'amour voué à leurs personnes théophaniques, comme étant la forme de manifestation de l'amour divin ; c'est par leur walâyat que leurs fidèles, à leur tour, peuvent devenir des « Amis de Dieu » (cf. encore infra chap. VII). Le cycle de la walâyat est le cycle de l'initiation à cette finalité de l'amour, comme au secret que la gnose découvre sous la lettre des révélations prophétiques, parce qu'elle sait qui sont ceux qui, de maqâm en maqâm, sont le « lieu de la Révélation divine » (cf. supra chap. v). C'est pourquoi nos auteurs disent que sans la walâyat, il n'est point de foi qui soit agréée de Dieu. C'est ainsi que la walâyat est initiation aux secrets de la prophétie (elle est le bâtin al-nobowwat), et que les « Amis de Dieu » en sont les initiateurs. Plus précisément dit encore, nous avons vu que, du point de vue gnoséologique, l'état spirituel du Nabî tout court (le prophète non « envoyé ») est caractérisé par une hiérognose qui est commune aux Imâms, aux Amis de Dieu, aux Mohaddathûn, « ceux à qui parlent les Anges ». C'est pourquoi il est exact de dire que, sous le nom de walâyat, continue une forme de prophétie qui n'est plus et ne sera jamais la prophétie législatrice des grands prophètes envoyés, mais celle qui a été désignée comme prophétie ésotérique, c'est-à-dire relative aux choses intérieures (nobowwat bâtiniya). Parce que cette dernière couvre toute l'histoire de l'humanité, on pourrait dire que le shî'isme a entrevu les prémisses d'une théologie générale des religions et de l'histoire des religions, une théologie dont le centre de perspective ne peut être un fait tombé « au passé » ; c'est pourquoi l'horizon de la pensée shî'ite est un horizon paraclétique, et nous verrons sans surprise la figure du XIIe Imâm identifiée avec le Paraclet (chez Haydar Âmôli et plusieurs autres). Nous avons déjà signalé une affirmation courante chez les auteurs shî'ites : au cours des périodes prophétiques antérieures à celle du prophète de l'Islam, on n'employait pas le mot walî (pluriel Awliyâ'), l'on disait nabî. Mais ce que depuis l'Islam on entend par walâyat, c'est aussi bien ce que l'on désignait antérieurement par la prophétie, la nobowwat non accompagnée de la risâlat, c'est-à-dire la prophétie simple, non pas la mission prophétique de l'Envoyé chargé de révéler une sharî'at. Il n'y a aucune différence quant au concept, il n'y a de différence que dans l'emploi du mot, simplement parce que, Mohammad ayant proclamé qu'il était le Sceau des prophètes (Khâtim alanbiyâ'), on ne peut plus employer le mot nabî. Mais il faut que dans la communauté du Dernier Prophète, il y ait de ces hommes dont lui-même a dit : « Il y a des hommes qui ne sont pas des prophètes et que cependant les prophètes envient. » Ce sont ceux-là les Imâms, les Amis de Dieu et les amis de ces Amis. Ce que le Prophète a voulu dire en disant : « Il n'y aura pas de prophète après moi », c'est que la « prophétie législatrice » était désormais close. Il n'y aura plus de Loi nouvelle, pas de révélation d'une nouvelle sharî'at. Mais nous avons appris que, le Prophète n'étant plus là, le Qorân à lui seul ne pouvait être le Témoin, le Répondant, parce que c'est un texte chiffré aux profondeurs ésotériques, dont la connaissance est non pas acquise de l'extérieur, mais transmise par ceux qui savent, ceux qui ont l'inspiration (ilhâm). C'est pourquoi il faut que continue jusqu'à la fin des temps cette prophétie dont nousvenons de rappeler la désignation comme « prophétie ésotérique » (nobowwat bâtinîya). Elle est celle des Témoins dont la succession continue fera se lever la Résurrection (Qiyâmat) avec laquelle s'achèvera notre Aiôn, lorsque se manifestera à découvert celui qui aura été jusque-là le Guide caché, invisible, de tous ces Témoins : le Douzième Imâm.
Donc, lorsque nos auteurs répètent que la prophétie (nobowwat)est temporaire, tandis que la walâyat est éternelle, la première affirmation se rapporte à la prophétie législatrice (nobowwat al-tashrî'), tandis que la seconde, relative à la walâyat, concerne en fait une prophétie éternelle, qualification permanente des Amis de Dieu, dont la religion est aussi la religion éternelle de l'humanité spirituelle. Nous savons que, d'autre part, la notion de walâyat domine tout le soufisme; mais, précisément, la notion spécifiquement shî'ite de la walâyat enfin remise en lumière, nous nous trouvons devant cette question :
sera-t-il permis dorénavant de parler de walâyat dans le soufisme en passant sous silence son origine shî'ite, ou, ce qui serait encore plus grave, en ignorant sommairement sa signification fondamentale en théologie shî'ite  ? Cette signification contraste au maximum avec la religion légalitaire, l'exôtérisme de l'orthodoxie sunnite. Chaque fois que, dans les temps passés, celle-ci a soupçonné ne fût-ce qu'un crypto-shî'isme, les conséquences ont été dramatiques. Je rappellerai le procès de Sohrawardî (ob. 587/1191) à Alep. La question décisive fut celle-ci : « Tu as prétendu dans tes livres que Dieu peut créer un prophète quand il le veut ? » En fait, l'accusation réfère au prologue du grand livre de la « Théosophie orientale » (Hikmat al-Ishrâq) où Sohrawardî affirme la présence continue d'un Qotb, le « pôle » dont la Terre ne peut jamais être privée. Mais nous savons maintenant tout ce qu'implique cette idée. Aussi bien suffit-il que Sohrawardî ait voulu parer l'accusation en demandant s'il s'agissait d'une impossibilité divine intrinsèque ou non, pour que le fait entraînât sur lui l'anathème (takfîr) et sa condamnation (cf. infra livre II).
Jusqu'ici nous est apparue la relation gnoséologique entre le prophète et l'Imâm : la nécessité du charisme de celui-ci, parce que, postérieurement au prophète législateur, il était nécessaire qu'il y eût des guides pour initier au sens ésotérique des révélations prophétiques. La walâyat est l'ésotérique de la prophétie (bâtin al-nobowwat), c'est la définition la plus courante.
Mais alors la relation entre le prophète et l'Imâm comme relation entre l'exotérique et l'ésotérique, doit avoir dès l'origine un fondement métaphysique gnostique. La notion d'héritage prophétique et d'héritiers spirituels du prophète ne fera qu'exemplifier dans le monde terrestre la structure de la Réalité prophétique éternelle, la Haqîqat mohammadîya, l'idée mohammadienne, considérée précédemment aux différentes hauteurs de l'horizon métaphysique. Il nous faut maintenant considérer cette structure sous l'angle de la mission prophétique en ce monde.

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