Nécessité des prophètes et nécessité des Imâms
Peut-être sommes-nous mieux à même maintenant de pénétrer dans le détail de la doctrine shî'ite du prophète et de l'Imâm, et de compléter les indications sommaires rassemblées précédemment (chap. II). Maintenant que les choses ont été envisagées dans leur dimension totale et réelle, à savoir selon la dimension polaire qui nous en montre la constante origine au sommet du monde du jabarût, dans l'ordre d'une simultanéité éternelle, il y a lieu maintenant de les considérer dans l'ordre de succession qui les manifeste au monde terrestre (ou, pour parler avec Qâzî Sa'îd Qommî, en passant de l'ordre du « temps subtil » à l'ordre du « temps opaque »).
Nous avions vu antérieurement, à grands traits, que l'imâmologie shî'ite répond à la question de savoir quelle est la portée et quelles sont les conséquences de l'affirmation énonçant que désormais il n'y aura plus de prophètes. La réponse du shî'isme ne s'explique qu'à la condition d'approfondir, avec lui, la notion même de prophétie et de mission prophétique, et d'apprendre ainsi quels sont l'état spirituel et le mode de connaissance qui définissent un prophète. Il y a bien des variantes, et ces variantes correspondent à autant de catégories de prophètes.
Or, cette diversification même va nous révéler un aspect de la prophétie et de la mission prophétique plus général que celui de la « prophétie législatrice », - un aspect de la prophétie tel que le prophète, le nabî, n'est pas forcément, au sens technique du mot, un « Envoyé » (un nabî morsal, et dans le cas le plus éminent un rasûl).
A la source de la vocation prophétique, de la nobowwat, la doctrine shî'ite place la walâyat (en persan dûstî). Le terme nous est déjà familier par ce qui précède. Nous savons qu'il désigne spécifiquement cette dilection ou amitié divine qui s'attache,
comme un charisme prééternel, à la personne des Douze Imâms, et les sacralise comme les « Amis de Dieu » ou les « Aimés de Dieu » (Awliyâ Allah). Or, la walâyat se révèle non seulement comme étant la source de la mission prophétique, mais comme caractérisant l'état spirituel d'une vocation prophétique plus générale que celle qui est désignée techniquement comme « prophétie législatrice ». Celle-ci surajoute à la vocation prophétique comme telle un charisme propre, celui de l'Envoyé de Dieu, missionné pour révéler un Livre, une Loi nouvelle (sharî-'at). Cette mission législatrice n'est que temporaire, tandis que la walâyat qui conditionne l'état des prophètes tout court, est éternelle. Seulement, toute confusion des termes doit être évitée. Une fois apparu le prophète législateur qui fut le « Sceau des prophètes », parce qu'il n'y aura plus de sharî'at nouvelle, il est impossible de parler encore de « prophètes », même non législateurs. C'est pourquoi, tandis qu'antérieurement à l'Islam on se contentait du terme de prophétie tout court (nobowwat) pour désigner les prophètes non-législateurs (les nabis) sans avoir besoin d'un terme comme walâyat, postérieurement au dernier Prophète on ne peut plus employer que le terme de walayât. Mais le terme désigne un charisme qui existe dès le début du « cycle de la prophétie ». Après la clôture de celui-ci, et parce qu'il n'y aura plus de prophètes, la walâyat apparaît alors comme l'héritage spirituel légué aux hommes par le cycle de la prophétie désormais close.
Deux questions se posent dès lors : en quoi consiste cet héritage des prophètes ? Et qui sont les héritiers des prophètes ? A ces questions répond l'enseignement même des Imâms du shî'isme, car c'est de la notion même d'une prophétie éternelle que fait éclosion celle de l'héritier spirituel, sur cette Terre, de la prophétie, c'est-à-dire la notion même de l'Imâm. Si l'on ne replace pas les choses sous l'horizon que nous a ouvert le chapitre précédent, cette réponse ne peut avoir qu'un caractère insolite, intempestif, pour l'opinion courante, en Islam et ailleurs, qui envisage les choses d'une manière autre et sur un tout autre plan.
Il n'en reste pas moins que cette réponse fut formulée, dès les origines de l'Islam, par ceux-là mêmes dont la généalogie terrestre (« reproduisant » une relation éternelle dans le Plérôme) remontait au Prophète par Celle qui est appelée le « confluent des deux lumières » (Fâtima, majma' al-nûrayn) : lumière de la prophétie et lumière de la walâyat. Finalement, dans l'acceptation ou dans le refus de leur enseignement, s'est joué et continue de se jouer le sort spirituel de l'Islam comme religion prophétique.
Pour la vision shî'ite des choses, l'histoire religieuse de l'humanité n'est pas close avec la clôture du cycle de la prophétie ; la structure même de notre Aiôn, rythmée par les phases du cycle de la prophétie auquel succède le cycle de la walâyat, postule qu'il y a encore de l'événement à attendre, - de l'événement qui concerne la hiérohistoire.
L'idée de l'Imâm, comme héritier spirituel du Prophète, appelle donc une exploitation de la notion de prophétie. Cette explicitation, nous la trouvons en premier lieu dans le corpus des traditions (hadîth et akhbâr) des Imâms, celles, entre autres, qui se trouvent recueillies dans la grande Somme compilée par un courageux théologien shî'ite iranien du IVe/Xe siècle, Mohammad ibn Ya'qûb Kolaynî (ob. 329/940), qui eut encore le temps de connaître les derniers représentants (nâ'ib) de l'Imâm caché (la date de sa mort coïncide à peu près avec celle à laquelle commença la « Grande Occultation » de l'Imâm) Relevons cependant avec soin que, si le grand ouvrage de Kolaynî forme la plus ancienne Somme englobant la totalité des loci theologici du shî'isme, elle avait été précédée par de nombreux recueils partiels, compilés de première main par les disciples intimes de chacun des Imâms tour à tour. Quelques-uns ont survécu; beaucoup hélas! ne sont plus pour nous que des titres connus . par ailleurs, les manuscrits ayant disparu au cours des vicissitudes de la communauté shî'ite, plus ou moins obligée à la clandestinité jusqu'à la fin du règne des Abbassides (1258).
Ce ne sont pas ces vicissitudes que nous avons à retracer ici, pas plus que l'agitation politique dont l'idée shî'ite peut être le prétexte. L'enseignement des Imâms, en des milliers de pages, est toujours un enseignement religieux : exégétique, moral, liturgique, théologique, théosophique. Ce n'est jamais un « programme politique ». La pensée religieuse shî'ite a été conservée et élaborée non point par des politiciens ni par des agitateurs, mais par la poignée de « fidèles au cœur éprouvé » qui entoura successivement chacun des Imâms, même dans les circonstances les plus difficiles.
La pensée philosophique et religieuse du shî'isme ainsi que son « histoire », nous l'avons souligné au cours du chapitre précédent, ce n'est pas quelque chose que l'on puisse - si
on veut la comprendre et par conséquent la vivre – considérer de l'extérieur et « expliquer » par des circonstances extérieures.
Ce que les Imâms ont considéré, c'est que cette histoire est une histoire spirituelle qui s'accomplit dans les âmes des adeptes, elle est faite des témoignages de leurs adeptes, et ils sont, eux, la source d'information de leurs adeptes; c'est pourquoi cette « histoire » n' « évolue » pas au sens que nous donnons couramment à ce mot. Aussi nous ne pouvons isoler leur enseignement des commentaires de ceux qui les ont vécus, médités et amplifiés, parce qu'ils « y croyaient » : leurs œuvres sont le témoignage de leur foi, et leur foi leur permettait d'en percevoir tout le contenu. De nouveau nous nous retrouvons devant le postulat qu'il nous a fallu affirmer au cours du présent livre, L'« historicité » des choses de la foi consiste dans la réalité même de cette foi saisissant son objet, au cœur de chacun des croyants, Ce n'est pas un encadrement matériel neutre, découpable à volonté selon les tranches d'une chronologie mesurant des moments uniformes.
C'est pourquoi nous ne pouvons trouver de meilleur guide ni de meilleur « lieu » pour comprendre la pensée des saints Imâms, que les maîtres qui ont commenté cet enseignement, tel qu'ils le recevaient comme leur venant des Imâms, et ne pouvant, en raison de son contenu, l'entendre autrement que comme venant des Imâms. Dans leur foi, dans leur pensée et dans leurs œuvres, s'accomplit effectivement l'historicité de la chose religieuse shî'ite, de l'imâmisme. Sans doute, n'est-ce pas cette historicité existentielle que saisit la critique historique positive, lorsque tout son souci est de démontrer que telle ou telle parole n'a pu être prononcée par tel ou tel Imâm, Elle est en droit de commencer par détruire l'objet auquel elle ne croît pas; mais alors, puisqu'il n'existe pas, elle se trouve devant un néant dont il n'y a plus rien à dire. Une science qui commence par détruire son objet ne nous semble pas particulièrement un triomphe. Aussi espérons-nous avoir fait comprendre, au cours de ce livre, pourquoi et comment notre phénoménologie religieuse vise à atteindre la réalité du fait religieux comme tel, en maintenant intégralement l'objet religieux tel que la réalité s'en présente à la foi religieuse qui perçoit cet objet. Et nous savons qu'aucune critique historique positive ne peut empêcher que pour la foi shî'ite, depuis treize siècles, ce soit bien tel ou tel Imâm qui prononce tel hadîth, parce que le contenu de ce hadîth est tel que c'est bien l'Imâm qui l'énonce.
Que l'on ne s'étonne donc pas si, précédemment et dans ce qui va suivre, nous préférons tenir compagnie aux maîtres qui furent dans l' « historicité » de la foi shî'ite. Haydar Âmolî, Mollâ Sadrâ Shîrâzî, Qâzî Sa'îd Qommî, beaucoup d'autres « supports » de la spiritualité shî'ite ont été déjà cités ici. Sadrâ Shîrâzî nous a laissé un monumental commentaire du corpus établi par Kolaynî. Pour la réalité des choses de la foi, la distance chronologique n'entre pas en ligne de compte; la proximité intentionnelle est tout et elle est « synchronisme ». C'est dans cette proximité que nous avons déjà été témoin d'une méditation philosophique qui ne s'isole jamais de la réalisation spirituelle, - et qui nous atteste que ce n'est pas un hasard si ce fut en milieu shî'ite que la philosophie traditionnelle de l'Islam s'est perpétuée jusqu'à nos jours.
A méditer donc en la compagnie des maîtres de la pensée shî'ite celui des loci theologici qui, dans les grands recueils de traditions, est consacré à la prophétologie et à l'Imâmat, nous constatons que la prophétologie est, certes, le lieu par excellence où la conscience islamique affirme son sentiment de la nécessité d'un guide qui mette l'homme sur la « voie droite » (sirat mostaqîm) de son « retour », c'est-à-dire sur la voie de la fidélité au pacte prééternel conclu, dès avant sa naissance à ce monde, entre Dieu et lui (cf. supra chap. II). Quant au concept même de la prophétologie et quant à la définition du charisme des prophètes, nous ne pouvons remonter plus haut historiquement que l'enseignement des Imâms du shî'isme. C'est par eux et avec eux que la question s'est posée, et de leur enseignement procède la prophétologie islamique comme telle. Une convergence remarquable est à relever entre leurs arguments en faveur de la nécessité des prophètes, et les considérations que nous pouvons lire plus tardivement chez les philosophes : al-Fârâbî, Avicenne, Sohrawardî. Cette nécessité est envisagée d'un double point de vue : à partir de l'homme et à partir de Dieu. Pour les philosophes avicenniens, le 'aql, l'intellect, le Noûs, reste chez la plupart des hommes à l'état de virtualité ; la réalité humaine intégrale n'est actualisée que dans un petit nombre d'êtres. Leur pessimisme exclut l'idée d'un état d'innocence où, par la seule vertu de leurs impulsions naturelles, les hommes auraient pu former une société. La « loi naturelle » serait ce que nous appelons la « loi de la jungle ». Pour Avicenne comme pour Bîrûnî, il est nécessaire qu'une loi et une justice soient instaurées par un envoyé divin, un prophète. Or, ces considérations des philosophes ne font que reproduire ce que nous lisons chez les
Imâms du shî'isme, chez le VIe Imâm, Ja'far Sâdiq (ob. 148/765) par exemple, dans le grand recueil de Kolaynî. Livrés à euxmêmes, chacun à soi-même, les hommes ne peuvent se tirer d'affaire; ils doivent former des associations, mais cela n'est possible que si l'un d'entre eux, supérieur à tous, leur montre ce qui conditionne la voie de leur sécurité en ce monde et de leur surexistence au-delà de ce monde. De même que pour les philosophes, le quatrième des degrés de l'intellect, à savoir l'intellect en acte, n'existe que chez un petit nombre d'individus, de même, dans la terminologie des Imâms, des cinq degrés de l'Esprit (le Rûh) celui qui est appelé Esprit-Saint (Rûh al-Qods) n'est conféré en propre qu'aux prophètes.
Seulement, chez l'Imâm Ja'far, cette impuissance humaine est plus nettement motivée que chez les philosophes, a parte Dei.
La divinité transcendante est inaccessible et invisible; personne n'a jamais vu Dieu ni ne le verra jamais (le shî'isme est sur ce point en opposition avec certaines écoles de l'Islam : avec les Karramiyens qui admettent une possibilité de voir Dieu en ce monde et dans l'autre, par conséquent dans la dimension et l'espace; avec les Ash'arites qui en admettent la possibilité dans l'autre monde, mais sans face à face, ni dimension ni espace). Concluant un long contexte où il a exposé cette impossibilité de voir et de « toucher » Dieu, l'Imâm s'exprime ainsi : « Alors il est établi que parmi les hommes il faut qu'il y en ait qui prescrivent et qui défendent au nom du Sage et du Sachant, et qui en soient les interprètes. Ce sont ceux-là précisément que l'on appelle les prophètes (anbiyâ'). Ils sont l'élite d'entre ses créatures; ce sont des Sages (Hokamâ' ) éduqués par la Sagesse (Hikmat) et missionnés par elle. Ils ont en commun avec les hommes la condition créaturelle et l'organisme physique. Mais, hormis cela, ils ne participent pas aux modes d'être et aux comportements du reste des hommes, parce qu'ils sont, de par le Sage et Sachant, assistés et inspirés par la Sagesse. En outre cette situation est constante à chaque âge et à chaque époque, grâce aux Signes et aux preuves qu'ont apportées les Envoyés et les prophètes. Cela, afin que la Terre de Dieu ne soit jamais vide d'un Garant (Hojjat, une « preuve »), près de qui il y ait un Signe ('alam, symbolon) qui montre la véridicité de ses dires et la constance de son équité. »
Ce texte de l'Imâm Ja'far appelle un triple groupe de remarques :
1) Il y a la qualification divine conférée aux prophètes comme médiateurs. Mollâ Sadrâ, suivant ici une longue tradition, montre que l'existence prophétique comporte deux faces : une face tournée vers la transcendance (taqaddos) et la divinité, l'autre tournée vers la réalité matérielle (tajassom) et la condition humaine. C'est ce qui fait dire que le prophète est un homme de condition divine ou un seigneur divin de condition humaine (insân rabbânî aw rabb insânî). Les deux expressions sont frappantes. Elles montrent comment, dès l'origine, la prophétologie et l'imâmologie affrontent le même problème que celui qui, en christologie orientale, a départagé les Nestoriens et les Jacobites.
En prophétologie islamique, il reste que la qualification divine ne concerne que Ja réalité prophétique éternelle (la Haqîqat mohammadîya), non pas l'humanité terrestre (basharîyat) du Prophète. Celle-ci est attestée dans le verset qorânique : « Je suis un homme pareil à vous, mais une révélation divine m'a été donnée » (18 : III). Quant à la réalité divine, y fait allusion cet autre verset : « Ce n'est pas toi qui lances (la flèche) quand tu la lances, c'est Dieu qui la lance » (8 : 17).
2) Les prémisses amenant en conclusion la nécessité des prophètes, comportent, on vient de le lire, la thèse de l'impossibilité d'une vision de Dieu. Sur ce point, les entretiens des saints Imâms avec leurs familiers sont groupés sous trois thèmes : que la vision divine est impossible; que Dieu ne peut être qualifié par d'autres attributs que ceux qu'il se donne lui-même ; que Dieu ne peut être connu que par lui-même. Et pourtant finalement une certaine vision est possible, mais alors laquelle ?
a) Dans une lettre adressée au XIe Imâm, Hasan 'Askarî (ob. 260/874), un correspondant faisant allusion à la célèbre tradition rapportée du Prophète (le hadîth al-rûya : « J'ai vu mon Dieu sous la plus belle des formes »), pose cette question :
« Comment l'homme adorerait-il un Dieu qu'il ne voit pas ? » Et l'Imâm de répondre : « En vérité, Dieu, béni et exalté soit-il, a rendu visible au cœur de son Envoyé ce qui, de la lumière de Sa sublimités était l'objet de son amour. » Avec cette réponse de l'Imâm nous avançons déjà sur la voie mystique. Elle nous énonce le motif de la vision intérieure, vision du cœur. C'est l'amour qui fait voir (qui est le guidé), et ce qu'il fait voir, c'est son propre objet. La vision est en proportion de l'amour.
Mollâ Sadrâ le souligne : la plupart des hommes ne voient qu'avec les sens ; chez eux le 'aql, l'intellect, n'est jamais qu'en puissance ; l'intellectus sanctus ('aql qodsî), qui est le cœur spirituel, est dégagé du temps et de l'espace sensibles.
b) A la question posée par un étranger (un Khârijite) lui demandant : « Qu'est-ce que tu adores? Dieu Très-Haut?
L'as-tu vu? » -- le Ve Imâm, Mohammad Bâqir (ob. 115/ 733), répond : « Non, les yeux ne le voient pas par la vision de l'organe physique, mais les cœurs le voient par les réalités (haqâ'iq) de la foi. Il n'est pas connaissable par comparaison (qiyâs, syllogisme, analogie); il ne peut être perçu par les sens.
Descriptible par les Signes (âyât), connaissable par les symboles 'alâmât), sans violence dans ses jugements, c'est cela Dieu, ce Dieu dont nous disons : Point de Dieu sauf Lui. »
c) Le VIe Imâm, ja'far Sâdiq, rapporte cette réponse du 1er Imâm, l'Émir des Croyants, à qui un certain homme de science demandait : « O Émir des croyants! Est-ce que tu vois ton seigneur, au moment où tu l'adores? » L'Imâm de répondre :
« Prends garde! je n'adorerais pas un Dieu que je ne verrais pas. » L'autre de répliquer : « De quelle manière le vois-tu donc ? - Prends garde ! dit l'Imâm, les yeux ne le voient pas par la vision physique, mais les cœurs le voient par les réalités de la foi. » Les réponses des Imâms maintiennent ainsi le paradoxe : d'une part, le refus opposé à Moïse (« Tu ne me verras pas », lan tarânî, 7 : 139), d'autre part le témoignage prophétique (« J'ai vu mon Dieu sous la plus belle des formes »). On peut même dire que la réponse des Imâms conduira leurs adeptes (cf. infra chap. VII) à préciser une doctrine avec laquelle s'accorde celle d'Ibn 'Arabî, lorsqu'elle énonce que la vision théophanique ne se produit jamais que sous la forme correspondant à l'aptitude de celui à qui elle se montre (motajallâ laho); celui-ci ne voit que sa propre forme dans le miroir de Dieu (le Guide prend la forme de celui qu'il guide). Vision du cœur, science du cœur (ma'rifat qalbîya), le motif revient toujours chez les Imâms ; il n'est donc ni le propre du soufisme comme tel, ni l'invention d'al-Ghazâlî (ob. 505/1111). Il importe de s'en souvenir, quand on s'interroge sur les rapports entre shî'isme et soufisme, entre imâmologie et expérience mystique.
Pour donner un exemple de la fécondité de ce thème chez les philosophes shî'ites, parce qu'il sera présent tout au long de la prophétologie et de l'imâmologie, j'insisterai sur une admirable page de Mollâ Sadrâ, invitant à peser dans chaque cas l'emploi du mot vision. Dans l'entourage des Imâms plus tardifs on rapportait fréquemment le propos d'un jeune adepte du VIe Imâm, le célèbre Hishâm ibn al-Hakam. Ce propos, s'accordant remarquablement avec les prémisses de la physique stoïcienne, soutenait qu'il faut bien que Dieu soit un corps (jism), sinon il serait un acte (fi'l, verbe), c'est-à-dire un irréel ne « prenant corps » que par le sujet conjuguant le verbe. Mollâ Sadrâ fait face d'autant plus facilement à l'apparent paradoxe, qu'à l'encontre de ses devanciers il professe non pas une métaphysique des essences, mais une métaphysique de l'exister, elle-même d'affinité stoïcienne. En conséquence, les actes d'exister d'une même essence la situent à des niveaux différents. Il en est ainsi pour la notion de corps, depuis le corps élémentaire jusqu'au corps spirituel. Il en est de même pour l'homme, constitué d'une triade (dont l'idée fut abandonnée en Occident par le Concile de Constantinople, en 869).
Cette triade est celle-ci : il y a l'homme physique, au niveau du corps organique qui dispose des facultés de perception sensible. Il y a l'homme psychique, au niveau du « corps psychique » dont les membres ne sont pas situables dans les dimensions de ce monde, car il n'est pas de ce monde-ci; il a pour organe la puissance Imaginative et la conscience imaginative, dont la théorie a été particulièrement développée par Mollâ Sadrâ. Il y a l'homme pneumatique, au niveau du « corps pneumatique ou spirituel », lequel possède des sens spirituels (hawâss rûhânîya 'aqlîya), une vue spirituelle, une ouïe spirituelle, etc.
C'est pourquoi il faut entendre dans leur sens spirituel certains versets qorâniques et hadîth, pour les entendre à leur niveau, c'est-à-dire dans leur vrai « sens littéral ». Dès lors, si une essence comme celle que désigne le mot corps a plusieurs modes d'exister, différenciés en degré de noblesse et de densité, on peut aller jusqu'à admettre, à la limite, qu'il y ait quelque chose comme un « corps divin » (jism ilâhî), mais auquel s'applique le verset qorânique : « Rien ne lui ressemble » (42 : 9)
Or, le siège de ces sens spirituels c'est le cœur, lequel va être l'organe de la gnoséologie prophétique. Parce que révélation prophétique et expérience mystique sont en parfaite homogénéité, Mollâ Sadrâ résume ainsi le motif : « La source de tous les dévoilements mystiques (mokâshafât), c'est le cœur humain par son essence même et par son intellection de la lumière, mettant en œuvre les sens spirituels. Car le cœur a des yeux, une ouïe et tous les autres sens. Nombre de choses dans les hadîth classiques le confirment. Ce sont ces sens spirituels qui sont la source (asl) des sens corporels. Lors donc que le voile est levé entre eux et la réalité extérieure, la source (le sens spirituel) s'unit avec la dérivation (le sens corporel), et c'est par les sens spirituels qu'est contemplé cela même qui est appréhendé par les sens corporels. L'Esprit (rûh) contemple tout cela par soi-même, parce qu'à son niveau toutes les essences (haqâ'iq)forment une unité, comme elles le font pour l'Intelligence agente. » Ainsi le cœur englobe-t-il toutes les formes et tous les niveaux de la prophétologie et de l'imâmologie.
3) En effet, c'est encore ce même motif du cœur qui va faire éclore de la nécessité des prophètes le motif de la nécessité de l'lmâm. C'est le troisième groupe de remarques appelées par le texte du VIe Imâm que nous avons lu ci-dessus, là où l'Imâm affirmait que jamais la Terre ne peut être privée d'un garant de Dieu, une « preuve » (Hojjat) répondant pour lui. Ce motif est essentiel pour l'imâmologie shî'ite ; lui doit son origine le motif du « pôle du monde », du « pôle des pôles », sans lequel l'existence terrestre ne pourrait continuer un instant de plus, - motif bien connu jusque dans le soufisme non shî'ite. Nous avons appris déjà que l'Imâm, le pôle, peut être tantôt visible et connu, tantôt caché, inconnu des hommes, inaccessible à leur perception sensible, Tel est l'état actuel des choses : le temps de l'occultation (ghayhat), le temps de l'Imâm caché.
Comment le motif en est-il fondé dès l'origine ? Nous l'avons déjà indiqué au cours de ce qui précède. Il y a essentiellement cette idée qu'il incombait au prophète de révéler la lettre de la sharî'at, tandis qu'il incomberait à un autre d'en enseigner le sens spirituel (le ta'wîl). Cet autre, c'est l'Imâm comme « Mainteneur du Livre » (Qayyim al-Qorân). La situation résultant du hadîth du VIe Imâm cité ci-dessus, était la suivante : le missionnement des prophètes par Dieu est absolument nécessaire, parce que la grande affaire pour les humains est de trouver la voie par laquelle leur existence attestera leur fidélité au pacte prééternel : A-lasto bi-rabbi-kom ? « Ne suis-je pas votre Seigneur ? »
(Qorân 7 : 171). Cette voie, ils ne peuvent la trouver sans un guide, lequel est le prophète. Fort bien, mais qu'en est-il, lorsque le prophète n'est plus là ? A fortiori, qu'en est-il, lorsque celui qui n'est plus là, était le Dernier Prophète ?
Au cours d'un entretien avec l'Imâm Ja'far, un de ses fidèles (Mansûr ibn Hâzim) lui expose la marche de ses discussions avec les non-shî'ites. Quand il en arrive au point essentiel :
« Maintenant que l'Envoyé de Dieu n'est plus là, qui donc sera le Témoin, le répondant (Hojjat) devant les hommes ?» - généralement les autres répondent : « Le Qorân. » Mais ce Qorân, l'adepte l'a médité lui-même, et il sait combien de disputes on se livre sur son texte ; il a donc compris que le Qorân à lui seul ne peut être le Témoin, le Répondant (Hojjat, l'argument décisif), s'il n'y a pas un Mainteneur (qayyim), un herméneute
(mofassir), qui en connaisse la gnose intégrale (haqîqat).
Ce Mainteneur, c'est l'Imâm, c'est-à-dire le Guide.
De son côté, Mollâ Sadrâ montre que cette thèse essentielle du shî'isme n'est qu'une conséquence de la transcendance divine. On établit en philosophie, dit-il, que l'essence de ce qui n'a pas de cause (l'Ab-grund) ne peut être définie, ni aucune preuve en être donnée à partir de quelque chose d'autre, car c'est avec ce sans-cause que commence la preuve de toute chose. La connaissance de tout ce qui est causé étant obtenue à partir de la cause, comment connaître ce qui causalise les causes (mosabbib al-asbâb) et fait connaître toute cause ? C'est ce que signifie cette parole du 1erImâm : « Je n'ai rien connu que je n'aie connu Dieu auparavant », - à laquelle fait écho celle d'un mystique : « Je ne connais mon Dieu que par mon Dieu. »
« Connaître son Dieu », c'est en connaître les Attributs.
Mais comment atteindre ces hautes connaissances divines, sinon par une communication divine apportée par un Ange (wahy) ou bien par une inspiration (ilhâm) ? Ceux qui savent ce qu'il en est des « origines » et du « retour » (mabda' et ma'âd)ont reçu ou bien cette communication divine par l'Ange (ce sont les prophètes), ou bien cette inspiration (ce sont les Irnâms et « Amis de Dieu »), et cette inspiration, reçue en songe ou à
l'état de veille, rentre dans ce que l'on appelle « hiérognose ».
Tous ceux des humains qui n'ont reçu ni l'une ni l'autre, doivent aller à la rencontre des Envoyés, les prophètes. Mais c'est là, nous l'avons vu, que la question se pose : qui chercher, quand il n'y a plus de prophète ?
L'argumentation s'assure donc une base solide : la présence continue d'un Témoin (Hojjat) est nécessaire, parce que le texte du Livre, le Qôran, ne peut être à lui seul un Hojjat.
Et il ne peut l'être parce qu'il contient essentiellement un zâkir (exotérique) et un bâtin (ésotérique), voire jusqu'à sept profondeurs ésotériques ; c'est un texte chiffré, rempli de symboles.
« Le Qorân, déclare Mollâ Sadrâ, n'est pas un livre dont la science puisse être assumée par le savoir commun des philosophes.
La plupart des gens instruits sont déjà incapables de comprendre les livres des philosophes, ceux des anciens comme Platon et Aristote, ceux des récents comme Fârâbî et Avicenne.
Alors, comment comprendre le Qorân qui est discours divin venu de Dieu, et descendu dans le cœur de son prophète?
Comment quelqu'un pourrait-il être le guide pour la multitude de ses sens cachés, sinon celui qui a une vue intérieure (basîrat) éclairée par Dieu, une audition spirituelle (samâ' 'aqlî) qui entende d'après Dieu et ses Anges, même s'il ne voit pas la forme de l'Ange et n'entend pas la sonorité du discours, comme le Prophète voyait et entendait par ces deux sens spirituels ? » Toute la différence, nous allons le voir, que la gnoséologie établit entre les prophètes d'une part, et les Imâms et Amis de Dieu d'autre part, est en effet dans le mode et le degré de leur hiéro gnose.
Il reste que celui qui a cette double capacité des sens spirituels, même si elle n'égale pas celle du prophète-envoyé, est celui qui, après le prophète, est le Mainteneur du Livre, c'est-àdire de son sens intégral, et c'est celui-là l'Imâm. Nous avons déjà noté que la solution du problème de la succession du prophète ne réfère ni à une Église, ni à un magistère dogmatique, ni à une norme collective, mais à un homme de Dieu, inspiré de Dieu. Nous avons ici en quelque sorte la preuve scripturaire de l'Imâmat par le fait que l'Imâmat est une nécessité de l'herméneutique des Révélations. En sa profondeur ontologique, nous avons déjà appris que le rapport de l'Imâmat avec la mission prophétique est celui d'un héritage spirituel dont les héritiers sont investis pré éternellement. Ici l'argument mis en avant pour fonder scripturairement l'Imâmat de 'Alî ibn Abî-Tâlib, c'est qu'entre tous les Compagnons du Prophète, il fut le seul à connaître le sens plénier des Révélations. Pas un verset du Qorân ne fut révélé à l'Envoyé de Dieu, sans que celui-ci ne le lui dictât et ne le lui fît réciter à son tour, lui en enseignant le tafsîr (l'explication littérale) et le ta'wîl (l'exégèse spirituelle). « Et le Prophète, raconte lui-même l'Imâm, priait Dieu d'agrandir mon intelligence et ma mémoire. Je n'ai pas oublié un seul verset du Livre ni une seule connaissance qu'il me dicta, depuis qu'il pria Dieu ainsi pour moi. » Ce sont de tels textes qui nous font connaître l'essence même du shî'isme; on souhaiterait qu'ils fussent plus connus et surtout mieux compris en Occident.
Or, ce qui nous fait parfaitement comprendre ce dont il s'agit, c'est que l'Imâm, ainsi qualifié comme « Mainteneur du Qorân », est désigné comme étant le cœur. A cette occasion, de nouveau entre en scène le jeune Hishâm ibn al-Hakam qui se distinguait entre tous les compagnons du VIe Imâm non seulement par son extrême jeunesse, mais par sa fougue et sa dévotion passionnée pour la personne de l'Imâm. Certaine fois, l'adolescent prit l'initiative d'une expédition personnelle pour aller confondre un éminent maître mo'tazilite (représentant par conséquent le rationalisme de la scolastique musulmane), Abû Marwân 'Amrû ibn 'Obayd, qui tenait des séances de discussion à Basra. C'est de ce commando dialectique que l'Imâm demande à son jeune adepte de lui rendre compte. Celui-ci donc, ayant bondi sur son chameau, avait fait le trajet de Koufa à Basra, où il avait trouvé le maître mo'tazilite enseignant un vendredi, dans la mosquée, entouré de ses disciples. Le moment était solennel; pourtant Hishâm n'hésite pas à demander la parole, et il en use pour poser une série de questions que le shaykh mo'tazilite commence par trouver farfelues. Hishâm lui demande : As-tu des yeux ? Que fais-tu avec ? Ainsi de suite pour chacun des cinq sens. Le shaykh se prête au jeu, ce qui permet à Hishâm d'arriver à l'ultime question, celle que pose une psycho-physiologie des « organes subtils » pour laquelle le cœur, comme conscience, juge en dernier recours de la certitude et des doutes des perceptions des sens. Le cœur est donc l'Imâm, le guide, des perceptions sensibles, et le shaykh mo'tazilite doit convenir qu'il a un cœur. « O Abu Marwân ! réplique alors Hishâm, Dieu n'a donc pas abandonné les organes de tes sens sans leur donner un Imâm qui leur authentifie ce qui est valide, et par qui ils peuvent se former une certitude sur ce qui est l'objet de leurs doutes. Et il aurait laissé tous les humains dans leurs délires, leurs doutes et leurs perplexités, tandis que pour toi il a suscité un Imâm auquel tes propres sens soumettent leurs doutes et leurs délires? »
Il est très significatif que la nécessité de l'Imâm soit ainsi fondée sur une homologation du macrocosme au microcosme, car au moment même où se fait jour la nécessité d'un Imâm pour la communauté humaine, voici que s'ouvre la voie menant à l'intériorisation de l'imâmologie, c'est-à-dire la voie sur laquelle s'opère la rencontre entre l'imâmologie et la réalisation spirituelle la plus personnelle. Il y aura un perpétuel échange entre ce qui
sera dit concernant le rôle de l'Imâm dans la communauté, et ce qui se passe dans l'être intérieur de chaque individualité spirituelle; le lien choisi par la piété personnelle avec tel ou tel des Imâms, sera éprouvé comme la présence du guide intérieur.
C'est cela qui a abouti dans l'ismaélisme, par exemple, au symbolisme du Sinaï et de l'olivier : le mont Sinaï typifie la personne du mystique, au sommet ou au cœur de laquelle croît l'olivier qui est l'Imâm, l'âme de l'âme (jân-e jân), son guide personnel intérieur.
Disons même qu'en conséquence de ce que nous avons appris concernant les sens spirituels, il résulte que les choses intérieures, si on les entend comme telles, sont bel et bien entendues dans leur vérité littérale, comme le fait Mollâ Sadrâ en commentant l'épisode de Hishâm (on a vu ci-dessus, chap. v, qu'à chaque maqâm la vérité spirituelle est bien la vérité littérale de ce maqâm).
« Le cœur, dit Mollâ Sadrâ, c'est le corps subtil de lumière (latîfat nûrânîya) qu'il faut distinguer de l'organe de chair en forme de cône (qalb sanawbarî). L'âme pensante (nafs nâtiqa) est le chef et l'Imâm de toutes ses facultés; le cœur, comme demeure permanente de l'âme, le trône où elle siège, est le chef et l'Imâm des organes de ces facultés. » Aussi, en parfaite homologie, est-ce une nécessité vitale que le signe de l'Imâm se dresse à chaque époque ; d'où la nécessité de la présence invisible de l' « Imâm caché », en un temps d'occultation (ghaybat) comme le nôtre. C'est là, dit notre philosophe, une conclusion théosophique indépendante de la diversité des sharî'at et des religions. Car, ainsi que le dit l'Imâm Ja'far en approuvant le jeune Hishâm, c'est quelque chose qui est écrit dans les Livres divins (Kotob ilâhîya), les Psautiers célestes (zobor samâwîya), « dans les livres d'Abraham et de Moïse » (87 : 19).
Certes, Mollâ Sadrâ nous le rappelle, c'est ici que se pose la question sur laquelle s'est faite la cassure intérieure de l'Islam.
Qu'est-ce qui désigne la personne de l'Imâm ? Qu'en est-il de la nécessité de sa présence permanente de siècle en siècle, que cette présence soit visible et connue, ou qu'au contraire elle soit invisible et inconnue de la masse des humains ? La réponse shî'ite à ces questions va s'élucider d'elle-même, si nous les posons à partir du point où nous a été signalée tout à l'heure la différence entre la communication divine (wahy) reçue par les
prophètes-envoyés, et l'inspiration (ilhâm) donnée aux Imâms et Amis de Dieu. Car la gnoséologie prophétique, en distinguant les catégories de prophètes en fonction du mode de leur connaissance respective, situe eo ipso la place de l'Imâm et de l'imâmologie dans la prophétologie. Autrement dit : le sort de la communauté, en tant que communauté spirituelle, se décide en fonction de ce que l'on admet ou de Ce que l'on rejette de la « philosophie prophétique ». Et c'est pourquoi nous avons placé celle-ci (sans avoir toujours été bien compris) à la racine et au fondement de la méditation philosophique en Islam, parce qu'elle est la forme sous laquelle ceux qui ont été les « supports » de la conscience spirituelle de l'Islam ont réfléchi sur la vocation de l'Islam en ce monde.
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