Examen des aspects philosophiques et sociaux de la question des exigences de l’époque

Dans toutes les sociétés et à toutes les époques, les exigences du temps peuvent être comprises comme les conditions imposées par les évènements qui surviennent dans le monde et le transforment de façon suffisamment profonde pour que les hommes aient instinctivement le sentiment que les temps ont changé, que quelque chose de nouveau s’est installé dans leur vie, qui relève du domaine technique aussi bien que de l’organisation politique et sociale. Ce changement intervenant finit par caractériser une époque et à faire date. Il y a un avant et un après cette date. On dit alors que le temps est nouveau et le temps passé sera désigné comme l’ancien temps.
Selon cette logique, on devrait accepter tous les évènements nouveaux qui se produisent à chaque époque, car cela est l’innovation, le progrès et le mieux-être. Or ce discours est faux et pernicieux. Les évènements nouveaux qui concernent et marquent une époque sont de deux sortes : ils peuvent résulter d’un progrès, d’un avancement ou marquer le point de départ d’une déviation et d’un recul. Ces deux cas sont toujours susceptibles de se produire, à toutes les époques. Il y a beaucoup d’évènements « passés » qui continuent d’être vrais, commémorés et présents en nous. Soutenir le contraire équivaudrait à faire preuve de démence et menacerait l’équilibre social.
Le fait pour un évènement d’être nouveau, pour une idée de faire son apparition au sein d’une nation, ne signifie pas qu’elle constitue un progrès juste parce qu’elle est neuve. Et ce n’est pas non plus parce qu’une idée remonte à plusieurs siècles ou plusieurs millénaires, qu’elle devrait être considérée comme dépassée et donc rejetée. En toute logique, la nouveauté, pas plus que l’ancienneté, n’est synonyme de bien ou de mal. Le critère, c’est le bien ou le mal, l’utile ou le nuisible, non la nouveauté ou l’ancienneté. Combien de choses anciennes sont bonnes et excellentes et dont les hommes auraient dû se saisir, et que de choses nouvelles sont mauvaises et dont les hommes auraient dû se séparer !
Un autre critère ou un autre sens des exigences de l’époque pourrait consister dans les habitudes et les goûts ayant fait une admission récente parmi les gens. On dit alors que telle pratique, telle tenue vestimentaire par exemple, n’est plus acceptée, telle autre continue de l’être et telle autre mode a gagné la préférence de la majorité. Est-ce que les gens sont obligés de se plier aux tendances générales ? Certes non !
Ici aussi, une erreur est commise. Le fait que la majorité suive un goût nouveau, une mode par exemple, n’est pas un critère. Il se peut qu’une mode soit de mauvais goût, même si elle est acceptée par la majorité.
Il arrive souvent que dans une société donnée, les gens croient bon de suivre de façon plus ou moins générale, un comportement dommageable à leur société, et ne s’en rendent pas compte immédiatement. Nous voyons ainsi que dans ce cas également il y a bien matière à débat.
Mais il existe un sens pour « les exigences de l’époque » qui mérite d’être médité, qui est d’ailleurs le sens vrai et admis et qui sert à désigner les nécessités d’une époque donnée. Pour atteindre leurs buts, les hommes ont besoin d’un ensemble de choses relevant des nécessités indispensables desquelles naissent aussi d’autres nécessités. Les changements qui surviennent dans la société sont en réalité la traduction des changements intervenant dans les moyens de la société, moyens qui sont en constante évolution. Par exemple, les hommes ont besoin de se chauffer en hiver. Ce besoin perdurera tant qu’il y aura les quatre saisons de l’année.
Après leur apparition sur terre, les hommes se sont chauffés au bois, puis au charbon, au pétrole, et de nos jours, en plus de ces techniques anciennes qui perdurent dans certains pays, on utilise aussi le chauffage au gaz, le chauffage électrique produit par différentes techniques (barrages, centrales thermiques au gaz et centrales nucléaires) ; et on recourt aussi aux nouvelles ressources énergétiques que sont le soleil, le vent, les marées, la géothermie et d’autres formes d’énergie qui sont mises au point et maîtrisées par la recherche scientifique. Cela veut dire que le charbon n’est pas un dogme, sous prétexte que son utilisation est plus ancienne.
Les formes d’énergie nouvelles sont plus sophistiquées, moins chères et plus propres ; elles présentent encore et surtout l’avantage de répondre aux besoins d’un plus grand nombre de personnes. Il n’est plus nécessaire de passer chaque jour ou chaque semaine chez le fournisseur pour se faire livrer en charbon ou en mazout ou d’amonceler des stères et des stères de bois pour se chauffer en hiver. Il suffit de brancher un convecteur sur une prise électrique ou d’appuyer sur un bouton. Cela a aussi pour conséquence de préserver nos forêts.
Le besoin de se chauffer est à l’origine du besoin en charbon. L’un est un besoin premier, direct de l’homme, alors que le charbon est un besoin second. C’est par conséquent le besoin second qui est sujet au changement, parce qu’il peut être satisfait par différentes voies comme nous venons de le voir. Disons que, au fur et à mesure que le temps passe et au rythme des progrès, l'homme arrive à améliorer ses moyens, à les rendre plus performants.
On pourrait multiplier ces exemples à tous les besoins qu’éprouvent les hommes, comme ceux relatifs à leur santé, leurs déplacements, leurs travaux dans les champs et dans les ateliers, et ainsi de suite. Le besoin de se soigner nous menait autrefois chez l’herboriste ou le chaman, il nous mène aujourd’hui chez le médecin.
Le médecin qui devient de plus en plus spécialisé nous prescrit par exemple un antibiotique et ce médicament nous soigne en quelques jours d’une maladie qui aurait pu nous être fatale en d’autres temps.
Tout le monde, pour peu qu’il soit doué d’intelligence, peut souscrire à cette notion d’exigences de l’époque, en comprendre la signification, la portée et l’évidence.
C’est l’ignorance de ce principe qui explique que certaines personnes s’imaginent que tous les besoins des hommes sans exception sont changeants et instables. C’est comme s’ils disaient que tous les besoins sont comparables au charbon. Ils mêlent et confondent le besoin premier avec le besoin en moyens pour satisfaire ce besoin premier.
Quant à la dimension spirituelle, philosophique ou intellectuelle, elle ne relève pas d’un besoin semblable. Elle fait partie de la définition même de l’homme. Les idées progressent dans les domaines où le progrès est possible, comme le domaine des sciences naturelles, physiques et chimiques, de l’industrie, de la médecine, etc. Or, cela est rendu possible par l’intelligence dont a été doté l’homme dès l’origine.
À propos de la religion, selon les athées et autres incrédules, elle devrait être une réalité dépassée. Ces derniers affirment : « Il y eut un temps où les hommes ont eu besoin de la religion, et ils n’en ont plus besoin à notre époque ». Ces gens-là nous disent que selon eux, le facteur religieux étant périmé, il ne devrait plus entrer en ligne de compte parce que les besoins en religion ne sont pas éternels ; et que lorsque ce besoin ne se fait plus sentir, bon gré mal gré, la religion devrait disparaître de la scène humaine, comme a disparu le besoin en charbon.
Voici de nouveau un cas où nous avons affaire à un argument fallacieux, à une manœuvre dilatoire qui relève de la simple rhétorique, et n’ayant aucun lien avec le sujet. Mais ces gens-là font feu de tout bois et ne manquent aucune occasion de lancer une flèche contre la religion. Parce que : 1) d’abord le charbon n’a pas disparu et continue à être le charbon. Sa fonction pour les hommes - et heureusement pour nous - a seulement été relayée par d’autres sources d’énergie. 2) parce que le besoin profond en l’homme auquel répondent les religions est un besoin fixe et non un besoin second, comme le charbon.
Cela parce que la religion consiste en principes de doctrines, de croyances. Et ces principes varient d’une religion à une autre. Mais le problème est que ceux qui propagent l’idée que la religion serait par essence dépassée profitent de la confusion pour tenter de présenter ce simple préjugé comme une idée scientifique. Il ne suffit pas de proclamer que la religion est dépassée pour que cela soit vrai et que tout le monde renonce à la religion. Lorsque l’on dit que le charbon est dépassé, il s’agit d’un constat, pas d’un souhait ou d’une doctrine nouvelle : les statistiques le prouvent, l’extraction du charbon et sa consommation ont chuté en volume.
Il est vrai qu’il y eut toujours des ennemis de la religion, mais les croyants sont beaucoup plus nombreux, et ils luttent aussi pour que les négateurs de la religion disparaissent un jour. Même si la partie n’est pas encore gagnée, rien ne laisse pronostiquer que l’athéisme aura le dernier mot. Bien au contraire.
Il est vrai que les doctrines, comme les idées scientifiques peuvent être dépassées. Une idée comme la géographie de Ptolémée (1) a longtemps servi comme référence, et comme vérité scientifique. Elle a même été utile aux hommes, tant qu’ils croyaient que la terre était plate et illimitée. Mais lorsqu’il fut prouvé définitivement que la terre n’était pas plate, les hommes ont abandonné la théorie de Ptolémée pour une théorie plus juste. Il va sans dire que certaines idées scientifiques modifient ou bouleversent les conceptions des hommes et leur ouvrent des perspectives nouvelles, comme celle née au XXe siècle, d’une conquête de l’espace.
Or, il n’y a pas une religion, mais des religions, et si une d’elles donne des signes de faiblesse et tend à s’éclipser, c’est en vertu de sa faiblesse intrinsèque, comme ce qui arrive pour une théorie scientifique sur le point d’être mise en marge de l’histoire. Pour cette raison, beaucoup de religions mythiques ont disparu. Mais le besoin de Dieu s’est toujours fait sentir chez les humains.
L’islam demeure une religion vivante, faisant preuve d’une grande résistance à la critique impitoyable et pointilleuse des savants occidentaux plus ou moins bien intentionnés. L’islam possède une vitalité remarquable, parce que sa vérité intrinsèque continue d’être vraie.
En outre, une idée religieuse peut reculer pour des raisons sociologiques sans que cela ne signifie qu’elle soit morte définitivement, ou que sa vérité soit mise en cause.
Par conséquent, si certaines religions marquent un recul, ce n’est certainement pas le cas de la foi en l’existence d’un Dieu unique créateur et miséricordieux. En cela, c’est l’islam qui mobilise de plus en plus de croyants.
Nous admettons que même les idées religieuses et philosophiques sont en évolution, certaines tombent en désuétude, d’autres résistent, comme les techniques. Il y a une sélection « naturelle » des religions en fonction des motivations qu’elles fournissent aux hommes. Il se trouve que là aussi, l’islam ne cesse de gagner du terrain, et ne recule nulle part. Il lui arrive d’être bloqué, qu’on lui fasse obstruction, mais cela est le fait de la lutte normale et ancienne que se livrent les partisans et les ennemis de la vérité.
Si les techniques s’imposent par leur efficacité, les idées s’imposent par leur vérité. Or, l’islam progresse en dépit du retard technique des musulmans.
Ainsi, les exigences de l’époque peuvent concerner les techniques qui doivent être mises au point et rénovées tout le temps et les idées qui fondent la société et qui doivent aussi être sans cesse réexpliquées partout ; mais il existe des vérités éternelles que les hommes ont toujours respectées et vénérées, comme les idées religieuses et d’autres idées philosophiques et spirituelles. Parce que la vérité est une, qu'elle soit dite et exprimée par les œuvres des musulmans, des hindous ou des chrétiens, par des moyens comme la beauté, la poésie, les mathématiques ou les sciences.
Non seulement ces vérités ne sont jamais dépassées, mais elles sont les accompagnatrices de l’aventure des hommes, sans lesquelles les hommes ne feraient pas l’effort de la civilisation. C’est parce que les hommes ont toujours eu l’ambition du mieux être qu’ils ont agi pour améliorer leur sort, et assurer leur confort.
Notons que si les hommes perçoivent les changements autour d’eux, c’est parce que leur esprit à eux ne subit pas le changement et demeure un juge hors du temps. Si absolument tout changeait, les personnalités humaines y comprises, comment pourrait-on percevoir le changement ? Comment aurions-nous le sentiment de la continuité historique ? Donc l’existence d’un principe immuable en l’homme est nécessaire.
Toute la pensée humaine, toute la connaissance humaine n’existerait pas, si tout, absolument tout, était en constant changement. A la différence de la matière, l’esprit est conscience du présent, du passé et du futur. Il demeure de ce point de vue le fondement de l’existence terrestre. Et cet esprit est d’autant plus honoré lorsqu’il bénéficie de la présence divine, et nourri par la Révélation apportée par les prophètes.
Illustrons notre propos par une anecdote :
« On sait que le célèbre médecin et philosophe Ibn Sina, connu en Occident sous le nom d’Avicenne, avait un disciple qui s’appelait Bahmanyâr, originaire du nord de l’Iran zoroastrien avant de se convertir à l’islam. Il rapporte qu’il avait tenu des propos qui lui semblaient justes, à savoir que le temps faisait partie de l’essence de toute chose, et que par conséquent chaque fois que le temps changeait la chose changeait aussi. Son maître Avicenne lui dit : « Toute chose vraiment ? Je n’en suis pas convaincu ! ». Bahmanyâr insista. Avicenne le laissa. Après quelque temps, il interrogea de nouveau son maître. Celui-ci ne répondit pas. Bahmanyâr lui demanda : « Pourquoi refuses-tu de me répondre ? » Avicenne lui dit : « Demande à la même personne que tu avais interrogée ! » Bahmanyâr dit : « Mais c’est à toi que j’ai parlé ! » Avicenne lui dit : « Je ne suis plus la même personne que celle que tu as interrogée ! Tu avais posé ta question à un homme qui dans un autre instant n’est plus le même, car il a changé avec le temps et a disparu. »
La question des défis de l’époque moderne a été posée aux musulmans comme une question piège, pour les mettre dans l’embarras devant leur retard technologique et civilisationnel. Or ce retard n’a rien à voir avec la religion. Et s’il a un lien avec elle, c’est justement pour souligner que ce retard s’explique par le fait que les musulmans se sont éloignés quelque peu de leur religion, et non pas parce qu’ils se seraient rendus coupables d’un excès de foi. C’est un problème de civilisation. Les musulmans sont en train de reprendre confiance en eux-mêmes, et l’islam se répand lentement et sûrement dans le monde, tant en Occident que parmi les peuples opprimés.

Note
1- Ptolémée, de son nom en latin, Claudios Ptolémaios, astronome et géographe d’origine grecque ou égypto-grecque, qui vécut à Alexandrie. Né en 90 et mort en 68 après J.-C. Célèbre pour son Almageste traduit et exploité par les savants musulmans et pour sa géographie.

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