Le Shiisme duodécimain

HENRY CORBIN

Prologue

    Cet ouvrage ne prétend pas donner une histoire générale de la pensée philosophique et spirituelle de l'Iran. Il eût fallu, à cette fin, non seulement en amplifier les dimensions déjà lourdes, mais viser à une complétude que l'état des recherches est encore loin de permettre.
Par conséquent, il y aura inévitablement un bon nombre d'absents. Il ne sera fait mention, par exemple, de l'Ismaélisme que de façon allusive et par comparaison. Pourtant l'Ismaélisme est l'autre grand rameau du shî'isme, et fut certainement à l'avant-garde de la métaphysique et de la gnose en Islam. Mais nous en avons traité ailleurs et comptons y revenir plus en détail(1) Un autre grand absent sera le livre que l'on désigne couramment comme le Qorân-e fârsî, le « Qorân persan », à savoir l'immense poème ou Mathnawî de Jalâloddîn Rûmî.
Mais ce n'est plus un inconnu en Occident. Quiconque veut l'étudier et le méditer ligne par ligne, même sans très bien savoir encore le persan, peut facilement le faire grâce à la traduction anglaise, fidèle et complète, de R. A. Nicholson (2). Notre propos tendait essentiellement ici à explorer les terres encore à peu près inconnues, où ont levé, au cours des siècles, les « moissons de l'esprit » iranien.
En outre, s'il est exact de considérer le Mathnawî comme typiquement représentatif d'un certain soufisme de langue persane, lequel fut aussi longuement florissant en Anatolie, si d'autre part on a longtemps considéré en Occident le soufisme X En Islam iranien comme représentant à lui seul la spiritualité mystique de l'Islam, ce ne sont là néanmoins que des vues partielles de la situation d'ensemble.
Ce que l'on a voulu principalement montrer ici, c'est une aptitude caractéristique de ce que certains désigneront comme le génie iranien, d'autres comme la vocation imprescriptible de l'âme iranienne : une aptitude éminemment apte à édifier un système philosophique du monde, sans que soit jamais perdue de vue la réalisation spirituelle personnelle en laquelle doit fructifier la méditation philosophique, et faute de laquelle la philosophie n'est plus qu'un jeu stérile de l'esprit. Aptitude, par conséquent, à conjoindre la recherche philosophique et l'expérience mystique; le refus de les dissocier donne à l'une et à l'autre un caractère si spécifique, qu'il faut déplorer que cette philosophie iranienne, irano-islamique, ait été jusqu'ici absente de nos histoires de la philosophie. Cette absence a appauvri, amputé, notre connaissance de l'homme. Depuis plus d'un millénaire, notamment encore et surtout au cours des quatre derniers siècles, la production des philosophes et spirituels de l'Iran a été considérable. Leurs problèmes recroisent ceux de nos philosophes, mais en y apportant, le plus souvent, des points de vue et des réponses que les vicissitudes des polémiques ont fait tenir à l'écart en Occident. Et pourtant cette voix iranienne est à peine parvenue à se faire entendre hors des frontières de l'Iran, si bien qu'aujourd'hui les Iraniens n'ont pas toujours conscience que leur culture traditionnelle peut recéler un message pour l'humanité actuelle, et voient encore moins comment « actualiser » ce message.
Or, c'est cette conjonction de l'aptitude philosophique et de l'aptitude mystique qui, en marquant de son empreinte spécifique le génie iranien, nous invite à modifier les deux aspects du concept de soufisme généralement reçu en Occident. D'une part, ce concept est celui d'un soufisme qui, un peu trop facilement, fait fi de la recherche philosophique, faute de soupçonner comment, en méditant l'acte même de la connaissance, nos philosophes ont expérimenté ce qui est désigné techniquement comme unio mystica. D'autre part, il apparaît que ce concept réserve au soufisme le privilège de la spiritualité mystique en Islam. Or, nous nous trouvons devant ce fait que certains maîtres spirituels en Iran parlent le langage technique des soufis, sans appartenir à une tarîqat ou congrégation soufie, ni même revendiquer la qualification de soufis ex professo.
Pour des raisons qui seront évoquées au cours de cet ouvrage, ce sont les mêmes maîtres qui, depuis quelque quatre siècles, ont préféré à l'usage des termes de soufisme (tasawwof) et de soufï, l'emploi des mots 'irfân et 'irfânî (mystique). Le chercheur qui avait appris en Occident que le shî'isme n'avait point de sympathie pour le soufisme, en aura peut-être conclu que le shî'isme est étranger à toute intériorité spirituelle. Il lui faudra alors s'initier à l'œuvre d'un maître comme Haydar Amolî (XIVe siècle), rappelant qu'en fin de compte le vrai soufi est aussi le vrai shî'ite; ce qui a pour conséquence qu'il importe et qu'il suffit, pour un shî'ite, d'être ce vrai shî'ite 'irfânî. Il découvrira, à côté des congrégations soufies shî'ites, l'existence de maîtres spirituels shî'ites qui sont de grands mystiques sans se donner comme des soufis. Il fera l'expérience qu'à l'Université théologique traditionnelle de Qomm, par exemple, il peut prononcer les mots de 'irfân et 'irfânî et développer un dialogue parfaitement à l'aise avec ses interlocuteurs, tandis que l'emploi des mots tasawwof et soufi fait passer une ombre sur les visages.
C'est une situation qu'il mettra peut-être plusieurs années à comprendre. Il lui faudra renoncer à certains schémas établis, lesquels limitaient les personnages du dialogue spirituel en Islam aux théologiens scolastiques du Kalâm et aux philosophes dits hellénisants (les falâsifa) ; entre les deux, il y avait les soufis, sans grande sympathie ni pour les premiers ni pour les seconds.
Or la situation réelle s'exprime en fait dans une analogie de rapports dont la formule est passée à l'état de devise; l'origine en remonte à la révolution spirituelle opérée par Sohrawardî (XIIe siècle), dont l'évocation remplira tout le livre II du présent ouvrage. Cette formule énonce que le soufisme est par rapport à la théologie du Kalâm, ce que la doctrine sohrawardienne de la Lumière (Ishrâq) est par rapport à la philosophie des falâsifa.
Du même coup, cette « quaternité » fait apparaître sous un jour tout différent la situation spirituelle de l'Islam iranien, au lieu de lui rapporter simplement les catégories valant pour le reste du monde islamique.
Disons que ce jour accuse d'autant plus la différence que presque tous les penseurs et spirituels dont il sera traité au cours du présent ouvrage, sont restés fort peu connus, voire totalement inconnus jusqu'ici en Occident. Un grand nombre d'ouvres citées ici sont encore en manuscrits. Les aspects que l'on a tenté d'en dégager intéresseront d'autant plus, nous l'espérons, aussi bien les philosophes que les chercheurs en sciences religieuses.
Nous n'avons pas à dissimuler que ces aspects sont en général orientés à rebours des idéologies à la mode de nos jours.
Mais peut-être seront-ils d'une vertu d'autant plus efficace, en nous remettant en mémoire beaucoup de choses que le tumulte de nos idéologies militantes nous a fait oublier.
Il n'y a pas non plus à dissimuler la situation inconfortable, les tribulations, du philosophe orientaliste en général, du philosophe islamisant dans le cas présent. Tout d'abord, parce que l'état des recherches l'oblige à une besogne préalable de philologue qui n'est pas tout à fait la sienne. Il doit se faire, le plus souvent, l'éditeur des textes sur lesquels il fondera ensuite ses exposés. Que le philosophe qui a le privilège de travailler sur des textes déjà édités, voire rédigés dans sa propre langue, compare sa situation avec la sienne! Mais il y a plus. Personne ne sait très bien où le situer. Il est un peu comme un orphelin.
Les orientalistes ne sont pas forcément des métaphysiciens, et regarderaient facilement le philosophe comme un chevalier errant, égaré parmi eux. Quant aux philosophes, ils sont tout prêts à accueillir les problèmes, mais les noms propres inconnus, les termes techniques nouveaux, commencent par les dérouter.
Nous ferons encore allusion à ces paradoxes, ne serait-ce que pour encourager les jeunes chercheurs à les surmonter; car c'est à eux qu'incombera la tâche de faire en sorte que la philosophie iranienne, comme la philosophie islamique en général, appartienne enfin au patrimoine commun des philosophes.
On ne s'étonnera donc pas, si nous disons que les recherches rassemblées dans les quatre tomes du présent ouvrage, se sont étendues sur plus de vingt années. Elles n'ont été possibles que grâce à des séjours répétés et prolongés en Iran, ainsi qu'à de chères et fidèles amitiés iraniennes. Elles ont été conjuguées, cela va de soi, avec les tâches d'un enseignement donné normalement à Paris, et partiellement, pendant plusieurs années, à Téhéran même. Que tous ceux et celles qui en ont été les auditeurs et les auditrices sachent combien leur attention nous fut un stimulant. Il est exceptionnel qu'un chercheur ait l'occasion, au cours de sa vie, de s'expliquer sur ce qu'il s'est proposé de faire, et de dire comment et pourquoi il a essayé de le faire, bref de rédiger quelque chose qui soit à la fois un programme et un testament. Pourtant cette occasion nous fut donnée, il y a peu, grâce au volume jubilaire que notre Section des Sciences religieuses de l'École pratique des Hautes-Études (Sorbonne) publia pour célébrer le centenaire de notre École. Nous nous référons ici à ce texte, parce que le présent ouvrage est à la fois l'illustration et l'amplification de ce qu'il annonce (3).
Enfin, nous ne saurions passer sous silence une entreprise parallèlement menée en collaboration avec un de nos éminents collègues de la Faculté de théologie et sciences islamiques de l'Université de Mashhad, 1s professeur Sayyed Jalâloddîn Ashtiyânî, à savoir une Anthologie des philosophes iraniens depuis le XVIIe siècle jusqu'à nos jours. Un premier volume est d'ores et déjà achevé(4). Fasse le Ciel que nous puissions mener à bien jusqu'à son terme une entreprise qui, selon nos plans, doit comprendre cinq grands volumes et faire connaître une cinquantaine de penseurs iraniens des quatre derniers siècles, tous autant dire inconnus jusqu'ici en Occident, et dont une grande partie des ouvres est encore en manuscrits. Plusieurs de ces ouvres sont étudiées ici même.
L'irruption au grand jour de ces philosophes iraniens des quatre derniers siècles mettra en question certaines catégories établies, en premier lieu notre périodisation de l'histoire de la philosophie. Car on se demandera inévitablement si ces philosophes sont des philosophes médiévaux ou des philosophes modernes. Chronologiquement, ils n'appartiennent pas à ce que nous appelons le Moyen Âge, et pourtant ils tiennent à la période dite médiévale par toutes les fibres de leurs problèmes.
« Modernes » ils le sont chronologiquement, et pourtant leur conception du monde ne correspond pas tout à fait à ce qu'il est convenu en Occident d'appeler « moderne », bien qu'il y ait, par exemple, entre les Platoniciens de Perse, tels que Mollâ Sadrâ Shîrâzî, et les Platoniciens de Cambridge, leurs contemporains, de profondes affinités de pensée. Il reste que notre schéma habituel partageant l'histoire en « Antiquité, Moyen Age, Temps modernes » risque de péricliter, parce qu'il ne s'adapte qu'à un état de choses spécifiquement occidental. Alors il faudra bien trouver une référence autre que chronologique pour marquer le synchronisme de ces philosophes iraniens avec leurs pairs d'Occident.
Simple exemple d'une difficulté relevée au passage. Il en est d'autres, et d'un autre ordre. Nous aurons occasion de signaler non seulement que l'Islam shî'ite est en Occident un grand inconnu, mais qu'il se heurte fréquemment, et pour cette raison même, tantôt à de graves malentendus concernant son essence, tantôt à des réticences, voire des antipathies, d'autant plus douloureusement ressenties par nos amis iraniens qu'elles leur apparaissent inexplicables. De ce point de vue nous saluons comme le symptôme d'un renouveau dans nos études le colloque organisé à l'Université de Strasbourg, en 1968, sur « le Shî'isme imâmite » (5) Le shî'isme ne se réduit ni à maudire les trois premiers khalifes, ni à pratiquer un cinquième rite juridique à côté des quatre rites reconnus officiellement par l'Islam sunnite.
Ce que l'on en dira ici tout au long du tome I et ailleurs, tendra à nous le montrer comme le sanctuaire de l'ésotérisme de l'Islam.
Le mot que l'on vient d'écrire est avec quelques autres la source de malentendus et de réticences non moins graves.
Il nous faut employer les termes d'ésotérisme, de gnose, de théosophie, parce que nous ne disposons pas d'autres termes pour traduire au mieux les termes techniques auxquels ils correspondent en arabe et en persan. Pourtant nous savons que l'emploi de ces mots éveille des réticences, voire de l'irritation, chez nombre de gens sérieux. Nous n'espérons pas dissiper les malentendus en quelques lignes. Ceux qui voudront bien lire d'un bout à l'autre le présent ouvrage, comprendront ce dont il s'agit. Ici nous nous préoccupons de préciser au préalable la portée d'un vocabulaire.
Il y a longtemps que la propagation de pseudo-ésotérismes en Occident a rendu suspects les termes mêmes d'ésotérisme et d'ésotérique. Nous souhaiterions que tout lecteur commençât par s'aviser de « repenser » étymologiquement les termes en question. L'expression grecque désigne les choses extérieures, « exotériques » ; désigne les choses intérieures, « ésotériques ». Conviendrait-il de préférer les termes d' « intériorisme » et d' « intérioristes » ? Ces termes, dérivés du latin, seraient parfaitement exacts, mais il est à craindre que de nos jours l'idée de « monde intérieur », de « réalité intérieure », n'éveille chez beaucoup l'idée d'un subjectivisme ou d'un psychologisme qui sont absolument hors de question chez nos penseurs. Les univers intérieurs ne sont pour eux rien de moins que les univers spirituels, revendiquant, avec une parfaite rigueur ontologique, une « objectivité » sut generis, différente, certes, de ce que nous entendons couramment par ce mot.
Il reste que le contraste et la complémentarité que marquent les termes arabes zâhir et bâtin correspondent parfaitement au rapport que marquent les termes «exotérique»et « ésotérique », extérieur et intérieur, apparent et caché, phénomène et noumène etc. Il s'agit de différencier les degrés de pénétration dans la « réalité du réel ». Certes, la condition humaine est telle que l'accès à ce que marquent le terme « ésotérique » et les termes apparentés, ne peut s'ouvrir indifféremment à tout le monde.
Le phénomène de masse est exclu ici. En milieu traditionnel, cette limitation est reconnue comme une nécessité inhérente à la nature humaine. Rûzbehân parlera des « ésotéristes » comme étant « les yeux par lesquels Dieu regarde encore le monde ».
Ce qui s'appelle bâtin n'éveille nullement, en milieu traditionnel, l'idée des « petites chapelles » qu'ont rendues suspectes en Occident, non sans raison, les pseudo-ésotérismes. Encore voudrait-on pouvoir dire avec un écrivain de nos jours : peu importe que les chapelles soient petites, pourvu que l'on y honore de grands saints !
Quant au mot gnose, il est de ceux qui provoquent les pires malentendus, dans la mesure même où il est solidaire d'un ésotérisme non moins mal compris. Faut-il rappeler que les chercheurs soulignent particulièrement de nos jours que le terme « gnosticisme », désignant les systèmes gnostiques des premiers siècles de l'ère chrétienne, ne recouvre pas la totalité du phénomène
« gnose » ? Il ne faut donc pas chercher dans tout ce qui est gnose, l'équivalent exact de ces mêmes systèmes. Il y a une gnose juive, une gnose chrétienne, une gnose islamique, une gnose bouddhique. Le malheur est que, superficiellement informés, beaucoup parlent de la gnose comme d'une mythologie, faute de disposer de cet univers que nos philosophes nous apprendront à connaître comme mundus imaginalis. Ou bien l'on en parlera comme d'un savoir, une rationalisation se substituant à la foi, en oubliant précisément que la gnose, parce qu'elle est gnose, dépasse toto caelo cette façon de poser le problème en termes de croire et de savoir. La gnose est, comme telle, connaissance salvatrice ou salvifique : salvifique parce que connaissance, et connaissance parce que salvifique. C'est donc une connaissance qui ne peut être actualisée qu'au prix d'une nouvelle naissance, une naissance spirituelle. C'est une connaissance qui porte en soi, comme telle, un caractère sacramentel.
De ce point de vue l'idée de gnose est inséparable de celle de connaissance mystique (ma'rîfat, 'irfân). On en trouvera ici l'illustration dans la gnose shî'ite ('irfân-e shi'î) comme dans l'lshrâq de Sohrawardî. De ce point de vue aussi, tout refus de la gnose, si « pieusement » motivé soit-il, contient en soi le germe de l'agnosticisme. L'agnostique n'est pas, comme le veut l'usage banal du mot, celui qui refuse une foi confessionnelle, mais celui qui, prononçant le divorce entre la pensée et l'être, se ferme à lui-même et veut fermer aux autres l'accès aux univers qu'ouvre la gnose et dont les données immédiates ont pour lieu le « monde intérieur », c'est-à-dire « ésotérique ». Tout cela nous apparaît essentiel pour comprendre les penseurs dont il s'agira ici.
Le mot théosophie est, lui aussi, frappé de suspicion. Ici encore, que l'on veuille bien penser étymologiquement. Nous rappellerons, à plusieurs reprises, que l'expression arabe hikmat ilâhîya est l'équivalent exact du grec theosophia; elle désigne cette « sagesse divine » qui n'a point seulement pour objet l'être en tant qu'être, mais les univers spirituels dont la gnose ouvre l'accès. Son organe, ce ne sont ni les facultés de perception sensible, ni l'intellect ratiocinant, mais une tierce activité de l'âme qui est intuition intime, perception visionnaire intérieure (kashf, moshâhadat), etc. Nous ne saurions donc ni nous passer de ce mot, ni isoler de la philosophie ce qu'il désigne, alors que Sohrawardî requiert chez son disciple la plus sérieuse des formations philosophiques avant de tenter d'aller « théosophiquement » plus avant.
D'autres précisions de vocabulaire sont encore nécessaires, Il nous arrivera de prendre position contre l'historicisme, voire de suggérer une « anti-histoire ». Que l'on ne nous impute aucun rejet des études historiques. Loin de là! Une humanité qui renoncerait aux études historiques, serait une humanité frappée d'amnésie collective. Il est à craindre que le mal n'ait déjà fait des progrès : réclamer toujours du « nouveau », prétendre ne s'intéresser qu'à du « nouveau », c'est le symptôme d'une amnésie qui vous rend aveugle à l'actualité de votre propre passé. Nous pourrions faire valoir aussi que s'astreindre à tirer de leur obscurité un grand nombre de manuscrits, est faire un travail authentique d'historien. Mais là n'est pas la question.
Le point de vue que la valorisation de nos auteurs nous interdisait ici de plein droit, c'est le point de vue « historique » au sens courant de ce mot, c'est-à-dire le point de vue qui ne permet de comprendre et d'interpréter une pensée ou un penseur qu'en fonction de leur moment « historique », de leur situs dans la chronologie; on s'efforce alors de les « expliquer » causalement par « leur temps », voire de les réduire, causalement encore, à des « précédents », pour finalement conclure que, bien entendu, « de notre temps » cette pensée est « dépassée », « démodée » etc.
On s'est efforcé ici de maintenir une compréhension du « temps existentiel », telle que, aux yeux du philosophe, l'expression courante « être de son temps » prend une signification dérisoire, parce qu'elle ne se réfère qu'au « temps chronologique », au temps objectif et uniforme qui est celui de tout le monde, et qu'il est impossible d'expliquer ainsi la position que le philosophe prend précisément à l'égard de ce temps-là. Un philosophe ne peut qu'être son propre temps, et c'est en cela seulement que consiste sa vraie « historicité ». La métaphysique « existentielle » de Mollâ Sadrâ Shîrâzî nous fait comprendre qu'il n'y a de tradition vivante, c'est-à-dire de transmission en acte, que par des actes de décision toujours renouvelés. Ainsi comprise la tradition est tout le contraire d'un cortège funèbre; elle exige une perpétuelle renaissance, et c'est cela la « gnose ».
On a donc été porté ici par la conviction que le passé et la mort ne sont pas dans les choses, mais dans les âmes. Tout dépend de notre décision, lorsque, découvrant une affinité jusqu'alors insoupçonnée, nous décidons que ce qui l'éveille en nous n'est pas mort et n'est pas du passé, parce que tout au contraire nous pressentons que nous en sommes nous-mêmes l'avenir. C'est une position diamétralement inverse de celle qui consiste à se dire lié à un moment du temps historique extérieur que nous appelons le « nôtre », simplement parce que la chronologie en a disposé ainsi. Ce renversement produit de lui-même une « réversion » radicale : ce qui avait été du passé, désormais va descendre de nous. Cela seul nous permet de comprendre et de valoriser la portée de l'ouvre accomplie par un Sohrawardî, comme « résurrecteur » de la théosophie de l'ancienne Perse.
A quoi bon alors ce mot d' « irréversible », prodigué de nos jours â tort et à travers ? C'est nous qui donnons la vie ou la mort, et, ce faisant, nous trouvons nos vrais contemporains ailleurs que dans la simultanéité occasionnelle de notre moment chronologique.
En revanche, lutter contre le soi-disant « dépassé » en se lançant dans une course éperdue à l'histoire, est un combat sans espoir, parce que livré contre une partie inconsciente de nous-mêmes dont nous fuyons alors la caricature. On entend couramment dire que, de nos jours, la philosophie de l'histoire périclite, mais qu'en revanche la théologie de l'histoire prend son essor. A vrai dire, l'idée d'une théologie de l'histoire n'est pas nouvelle. En Islam, c'est aux penseurs shî'ites et ismaéliens qu'en revient le mérite, par leur « philosophie prophétique ». Malheureusement, dans certain christianisme de nos jours, il semble que ce soit parce qu'elle a perdu son Logos, que la théologie se sente d'autant plus encline à l'aventure.
Et cela, certes, est nouveau, voire une nouveauté qu'il est plus urgent, mais plus difficile de surmonter que n'importe quel passé « dépassé », parce qu'elle est le symptôme d'une désorientation radicale. En cherchant son salut dans l'histoire pour ne pas retarder sur le « sens » imposé par d'autres à l'histoire, une théologie tente de rivaliser avec son propre produit sécularisé, mais en oubliant que sa dimension propre est eschatologique, et que l'eschatologie est la fin de l'histoire. Une théologie ou une philosophie de l'histoire sont impensables sans une Image du monde qui, dans sa totalité, précède et devance toutes les données empiriques; elles ne sont possibles que de la part d'un être qui soit non pas dans l'histoire, mais transhistorique.
Que l'on veuille bien se reporter à ce qui sera dit ici concernant le terme arabo-persan hikâyat, lequel peut être la source de méditations inépuisables, parce qu'il a la vertu de connoter à la fois l'idée d'histoire et l'idée d'imitation (le grec mimêsis).
Toute histoire extérieure ne fait que symboliser, imiter, réciter, une histoire intérieure, celle de l'âme et des univers de l'Ame.
Cette histoire intérieure n'est pas une chronique, mais c'est elle qui fait comprendre les récurrences et permet une herméneutique typologique. En revanche, ne considérer que les données extérieures, « exotériques », c'est ne tenir en main qu'une chrysalide dérisoire; et pourtant c'est à cette défroque que maintes philosophies de l'histoire ont attaché les vertus de la causalité historique. Mesurée à l'exigence de nos penseurs, cette méprise est le cas typique de l'agnostique évoqué ci-dessus. Il n'y avait donc pas à chercher à soumettre la philosophie irano-islamique à quelque dialectique historique qui lui fût extérieure; nous avons cherché à en comprendre l'histoire tout intérieure, finalement dit « ésotérique ».
Pour la même impérieuse raison, le « milieu » dans lequel nous avons essayé de rejoindre nos penseurs et de vivre avec eux, est le milieu qui est vraiment le leur, à savoir les univers spirituels qui leur étaient familiers et qu'ont tenté d'explorer leurs recherches métaphysiques. Quant à leur milieu « social », nous savons trop bien pour chacun d'eux ce qu'ils en pensaient; leur attitude profonde à son égard était un tajrîd, une séparation qui apparaît peut-être à l'homo collectivus de nos jours comme un scandale, mais qui est un fait. Alors vouloir les expliquer par cela envers quoi ils se sont voulus étrangers (1' « allogène » des gnostiques), les déduire de ce à quoi ils ont précisément dit non, cette démarche nous apparaîtrait comme un stérile paradoxe. Ce serait céder à la confusion, commise trop fréquemment de nos jours, entre la philosophie et la sociologie de la philosophie. Cette confusion perd simplement de vue ce qui est l'objet de la métaphysique, et si elle le perd de vue, c'est parce que tacitement cet objet est considéré par elle comme non existant. Ici nous rencontrons de nouveau l'attitude typique de l'agnostique qui, en l'absence d'un support sociologique, croit n'avoir plus affaire qu'à ce qu'il dénomme « pensée pure », parce qu'il a prononcé le divorce entre la pensée et l'être. Nous ne croyons pas que telle soit la meilleure manière pour arriver à comprendre des gnostiques.
Ce serait, en outre, abolir subrepticement la frontière que certains théologiens de nos jours dénoncent allègrement comme une fausse frontière, à savoir entre le sacré et le profane ou le séculier. Reste à savoir comment l'on s'y prend pour l'abolir.
On peut sacraliser toutes les activités de la vie, faire de l'homme un « être liturgique ». Dans le christianisme de nos jours, seule la spiritualité de l'Orthodoxie en a conservé le sens. En Islam, ce fut l'idéal de la fotowwat, de cette chevalerie spirituelle dont il sera question en conclusion de cet ouvrage. Par contre, il arrive que l'on préfère séculariser simplement le sacré. C'est à cela que tend la « trahison des clercs » consommée de nos jours.
Les philosophes et spirituels iraniens dont il sera question ici, n'ont pas été mêlés à cette trahison.
En revanche, il sera fait ici un usage fréquent du mot phénoménologie.
Sans vouloir nous rattacher à quelque courant déterminé de la phénoménologie, nous prenons le terme étymologiquement, comme correspondant à ce que désigne la devise grecque « Sauver les phénomènes », c'est les rencontrer là où ils ont lieu et où ils ont leur lieu. En sciences religieuses, c'est les rencontrer dans les âmes des croyants, plutôt que dans les monuments d'érudition critique ou dans les enquêtes circonstancielles. Laisser se montrer ce qui s'est montré à eux, car c'est cela le fait religieux. Il peut s'agir du croyant naïf, comme il peut s'agir du plus profond théosophe mystique. Mollâ Sadrâ lui-même disait que l'ésotériste se sent beaucoup plus proche du croyant naïf que du théologien rationaliste, parce qu'il est en mesure lui, sans faire d'allégories, de « sauver le phénomène », le sens de l'exotérique (zâhir) professé par le croyant naïf. Dans ces conditions, nous pouvons alors distinguer ce qui est « phénoménologiquement vrai » de ce qui est « historiquement vrai », au sens où l'entend la critique scientifique de nos jours.
Le mot phénoménologie apparaît des plus difficiles à traduire en arabe ou en persan, lorsque l'on s'y attaque de front à l'aide des dictionnaires. Mais en fait la démarche de la phénoménologie, son logos, ne consiste-t-elle pas à « sauver » le phénomène en montrant le sens caché, l'intention secrète qui le fonde?
Dès lors ce que désigne une expression arabe comme kashf almahjûb, laquelle intitule maint ouvrage de philosophie ou de mystique et signifie « dévoilement, mise à découvert de ce qui ne pas retarder sur le « sens » imposé par d'autres à l'histoire, une théologie tente de rivaliser avec son propre produit sécularisé, mais en oubliant que sa dimension propre est eschatologique, et que l'eschatologie est la fin de l'histoire. Une théologie ou une philosophie de l'histoire sont impensables sans une Image du monde qui, dans sa totalité, précède et devance toutes les données empiriques; elles ne sont possibles que de la part d'un être qui soit non pas dans l'histoire, mais transhistorique.
Que l'on veuille bien se reporter à ce qui sera dit ici concernant le terme arabo-persan hikâyat, lequel peut être la source de méditations inépuisables, parce qu'il a la vertu de connoter à la fois l'idée d'histoire et l'idée d'imitation (le grec mimêsis).
Toute histoire extérieure ne fait que symboliser, imiter, réciter, une histoire intérieure, celle de l'âme et des univers de l'Ame.
Cette histoire intérieure n'est pas une chronique, mais c'est elle qui fait comprendre les récurrences et permet une herméneutique typologique. En revanche, ne considérer que les données extérieures, « exotériques », c'est ne tenir en main qu'une chrysalide dérisoire; et pourtant c'est à cette défroque que maintes philosophies de l'histoire ont attaché les vertus de la causalité historique. Mesurée à l'exigence de nos penseurs, cette méprise est le cas typique de l'agnostique évoqué ci-dessus. Il n'y avait donc pas à chercher à soumettre la philosophie irano-islamique à quelque dialectique historique qui lui fût extérieure; nous avons cherché à en comprendre l'histoire tout intérieure, finalement dit « ésotérique ».
Pour la même impérieuse raison, le « milieu » dans lequel nous avons essayé de rejoindre nos penseurs et de vivre avec eux, est le milieu qui est vraiment le leur, à savoir les univers spirituels qui leur étaient familiers et qu'ont tenté d'explorer leurs recherches métaphysiques. Quant à leur milieu « social », nous savons trop bien pour chacun d'eux ce qu'ils en pensaient; leur attitude profonde à son égard était un tajrîd, une séparation qui apparaît peut-être à l'homo collectivus de nos jours comme un scandale, mais qui est un fait. Alors vouloir les expliquer par cela envers quoi ils se sont voulus étrangers (1' « allogène » des gnostiques), les déduire de ce à quoi ils ont précisément dit non, cette démarche nous apparaîtrait comme un stérile paradoxe. Ce serait céder à la confusion, commise trop fréquemment de nos jours, entre la philosophie et la sociologie de la philosophie. Cette confusion perd simplement de vue ce qui est l'objet de la métaphysique, et si elle le perd de vue, c'est parce que tacitement cet objet est considéré par elle comme non existant. Ici nous rencontrons de nouveau l'attitude typique de l'agnostique qui, en l'absence d'un support sociologique, croit n'avoir plus affaire qu'à ce qu'il dénomme « pensée pure », parce qu'il a prononcé le divorce entre la pensée et l'être. Nous ne croyons pas que telle soit la meilleure manière pour arriver à comprendre des gnostiques.
Ce serait, en outre, abolir subrepticement la frontière que certains théologiens de nos jours dénoncent allègrement comme une fausse frontière, à savoir entre le sacré et le profane ou le séculier. Reste à savoir comment l'on s'y prend pour l'abolir.
On peut sacraliser toutes les activités de la vie, faire de l'homme un « être liturgique ». Dans le christianisme de nos jours, seule la spiritualité de l'Orthodoxie en a conservé le sens. En Islam, ce fut l'idéal de la fotowwat, de cette chevalerie spirituelle dont il sera question en conclusion de cet ouvrage. Par contre, il arrive que l'on préfère séculariser simplement le sacré. C'est à cela que tend la « trahison des clercs » consommée de nos jours.
Les philosophes et spirituels iraniens dont il sera question ici, n'ont pas été mêlés à cette trahison.
En revanche, il sera fait ici un usage fréquent du mot phénoménologie.
Sans vouloir nous rattacher à quelque courant déterminé de la phénoménologie, nous prenons le terme étymologiquement, comme correspondant à ce que désigne la devise grecque « Sauver les phénomènes », c'est les rencontrer là où ils ont lieu et où ils ont leur lieu. En sciences religieuses, c'est les rencontrer dans les âmes des croyants, plutôt que dans les monuments d'érudition critique ou dans les enquêtes circonstancielles. Laisser se montrer ce qui s'est montré à eux, car c'est cela le fait religieux. Il peut s'agir du croyant naïf, comme il peut s'agir du plus profond théosophe mystique. Mollâ Sadrâ lui-même disait que l'ésotériste se sent beaucoup plus proche du croyant naïf que du théologien rationaliste, parce qu'il est en mesure lui, sans faire d'allégories, de « sauver le phénomène », le sens de l'exotérique (zâhir) professé par le croyant naïf. Dans ces conditions, nous pouvons alors distinguer ce qui est « phénoménologiquement vrai » de ce qui est « historiquement vrai », au sens où l'entend la critique scientifique de nos jours.
Le mot phénoménologie apparaît des plus difficiles à traduire en arabe ou en persan, lorsque l'on s'y attaque de front à l'aide des dictionnaires. Mais en fait la démarche de la phénoménologie, son logos, ne consiste-t-elle pas à « sauver » le phénomène en montrant le sens caché, l'intention secrète qui le fonde?
Dès lors ce que désigne une expression arabe comme kashf almahjûb, laquelle intitule maint ouvrage de philosophie ou de mystique et signifie « dévoilement, mise à découvert de ce qui bêlement d'étoiles. Plonger dans le bassin pour « toucher » l'image, serait aussi vain que de briser le miroir. La surface miroitante est le lieu d'apparition (mazhar), mais l'image n'est pas là.
On comparera avec ce qui a été dit ci-dessus concernant la hikâyat, car tous ces aspects sont solidaires. Un autre exemple.
L'iconographie shî'ite représente en peintures murales aussi bien qu'en illustrations de manuscrits, les personnages de la Famille Sainte, principalement les cinq que l'on appelle les « personnages du Manteau » (le Prophète, sa fille Fâtima, les trois premiers Imâms), mais leur face reste toujours voilée.
Chaque contemplateur a la liberté de laisser s'en produire en lui-même une épiphanie conforme à son désir, de sorte qu'il pourrait prendre à son compte le témoignage gnostique d'une apparition rapportée dans les « Actes de Pierre » : Talem eum vidi qualem capere potui (je l'ai vu tel que j'étais en mesure de le saisir). La vision n'est jamais captive d'une donnée ; l'irisation des couleurs dont flamboie la miniature persane suggère leur échappée vers la périphérie, « hors du lieu ». Même agrandie aux dimensions d'un tableau, la miniature reste miniature.
Cela même nous suggère la réponse à la question souvent posée dans les entretiens iraniens : pourquoi la littérature persane classique n'a-t-elle pas produit de romans, au sens que nous donnons à ce mot ? C'est que, pour produire ce genre de romans, il ne faut pas percevoir le monde « dans un miroir ».
Le récit (la hikâyat) qui intéresse le gnostique iranien, c'est le roman d'initiation. Mais précisément cet intérêt s'est manifesté dans le passage de l'épopée héroïque à l'épopée mystique, et c'est là un fait capital de la culture spirituelle de l'Iran. Nous verrons le fait s'annoncer dans l'ouvre de Sohrawardî.
Simples aperçus soulevés en passant, mais qui suffiront à suggérer tout ce qui ne pouvait être dit dans le présent ouvrage et qu'il faudrait encore « laisser se montrer ». Quant au reste, un prologue n'a point pour propos de résumer un livre, mais d'annoncer les grands thèmes qui en expliquent l'ordonnance et la structure. Nous venons de tenter de le faire.
Des sept livres que renferment les quatre tomes de cet ouvrage, le Livre I (t. I) embrasse les principaux aspects du shî'isme imâmite, c'est-à-dire du shî'isme des Douze Imâms ou shî'isme duodécimain. Il les recueille à leurs sources, c'est-à-dire dans les traditions venant des Imâms eux-mêmes, mais simultanément en montre la résonance et l'amplification chez leurs plus grands interprètes de l'époque safavide (XVIe et XVIIe s.). Il marque les recroisements entre l'herméneutique spirituelle pratiquée dans le shî'isme et dans le christianisme aussi bien qu'entre les problèmes de l'imâmologie et de la christologie. Le Livre II (t. II) est tout entier consacré à l'ouvre de « résurrection » qui fut celle de Sohrawardî (XIIe s.), à savoir celle d'une philosophie de la lumière dont les recoupements avec notre propre philosophie médiévale de la Lumière (celle d'un Robert Grosseteste) appellent encore de nombreuses recherches. Le Livre III (t. III), tout entier consacré à Rûzbehân Baqlî de Shîrâz, débouche sur des questions familières aux « Fidèles d'amour », autour de Dante ou antérieurement à lui. Le Livre IV montre quelques sommets de la métaphysique du shî'isme et du soufisme (Haydar Âmolî, Semnânî, XIVe siècle). Le Livre V (t. IV) illustre par quelques grandes figures ce que fut 1' « école d'Ispahan ». Le Livre VI montre le sens de l'école shaykhie (XIXe s.). Enfin le Livre VII est tout entier consacré au Douzième Imâm comme pôle d'une ferveur shî'ite culminant dans l'idée de chevalerie spirituelle (fotowwat, javânmardî). Ici les recoupements avec les traditions de la chevalerie d'Occident comme avec la tradition joachimite se feront spontanément jour.
Nous avons en effet multiplié à dessein les indications concernant les recoupements et les comparaisons. Car notre désir et le but même de cet ouvrage sont de communiquer notre conviction que la culture spirituelle de l'Iran ne peut plus rester absente du « circuit culturel » universel. Ce que nous y perdrions ressort spontanément de ces pages. Mais nous ne dissimulons pas aux chercheurs que le labeur est écrasant : pour dominer les textes et maîtriser un vocabulaire qui les rende communicables dans nos langues occidentales, il y faut l'effort de toute une vie. Ce que nous avons tenté de réaliser ici, est une bien faible part de ce qu'il reste à faire.
Nous dirons enfin au lecteur qui voudra bien nous accompagner jusqu'au terme de ces sept livres, que ce à quoi nous l'invitons, c'est à des pèlerinages iraniens qui sont autant de pèlerinages de l'âme, mais nécessitant une grande aventure de l'Esprit, - l'aventure de tous ceux qui furent conviés, parce qu'ils l'aimaient, à construire la « Demeure aux Sept Piliers ».

TRANSCRIPTIONS

    Les nécessités techniques et économiques nous ont contraints de renoncer aux caractères munis de signes diacritiques. Par conséquent les emphatiques de l'alphabet arabe (s, t, d, z) ne sont pas différenciées ici des consonnes ordinaires. Pour tous Ses termes techniques arabes usités en persan, notre transcription se rapproche le plus possible de la prononciation persane réelle (le dâd et le zâ emphatiques, par exemple, sont représentés simplement par un z). Le 'ayn et le hamza sont représentés l'un et l'autre par l'apostrophe ordinaire.
Nous nous en excusons auprès des philosophes orientalistes, que ces simplifications inévitables ne gêneront d'ailleurs pas outre mesure.
Pour le lecteur non orientaliste observons ceci : le h représente toujours une aspiration qu'il est nécessaire de marquer. Le ck équivaut au français tch. Le j doit se prononcer dj. Le kh équivaut au ch allemand aspiré ou à la jota espagnole (de même que le dans les mots qui proviennent de l'Avesta). Le * est toujours dur (= ss).
La semi-consonne w, prononcée ou en arabe (comme en anglais), est prononcée comme un v (comme en allemand) par les Iraniens, aussi bien dans les mots persans que dans les mots arabes. L'accent circonflexe sur les voyelles représente la scriptio plena ;le û a toujours le son de ou en français; o et e (= le français ê) correspondent à la valeur réelle de la vocalisation en persan. La voyelle kesrâ (i) a été transcrite par e dans tous les mots de racine iranienne ou noms courants en persan ; dans les mots de racine arabe, on a conservé l'usage de la voyelle i (mais un mot comme hâtin se prononce en fait hâtène, ainsi que tous les mots du même type).
Faut-il rappeler que le mot Imâm se prononce Imâm ? (en persan on prononce émâme, presque émaume). Il faudrait absolument prohiber l'usage courant qui le défigure en écrivant Imân (avec un n, le mot arabe îmân veut dire foi). Le mot Imâm doit être muni d'une majuscule lorsqu'il désigne l'un des douze Imâms du shî'isme, afin de le distinguer du simple desservant d'une mosquée.
Quant à l'article arabe al, il n'y a aucune raison d'en faire précéder les noms propres persans, puisqu'il n'y a pas d'article en persan (par exemple Sohrawardî, non pas al-Sohrawardî, qui est une arabisation emphatique, un peu comme Descartes devenant en latin Cartesius). Les substantifs en tâ marbûta final, ont été transcrits conformément à la prononciation et à l'orthographe des mots arabes de ce type passés en persan, afin de ne pas avoir à changer de transcription selon que l'on se réfère à un contexte arabe ou persan, par exemple : hikmat, nobowwat, walâyat etc.
Autre exemple : le terme désignant le seigneur ou « l'Ange d'une espèce ». Notre transcription Rabb al-Nû' (prononcé en persan Rabb on-nô, Rabb on-nû') correspond à l'iranisation de l'arabe vocalisé Rabb al-naw'.
Les références coraniques sont données d'après le type d'édition qui a le plus généralement cours en Iran; la numérotation des versets correspond à celle de l'édition Flügel.
Quant aux termes grecs, nous les avons presque toujours transcrits, afin d'en rendre la lecture possible aux lecteurs, malheureusement de plus en plus nombreux, qui ne lisent pas le grec.

ARGUMENT DES LIVRES I ET II

Le monde islamique n'est pas un monolithe; son concept religieux ne s'identifie pas avec le concept politique du monde arabe. Il y a un Islam iranien, comme il y a un Islam turc, indien, indonésien, malais etc.
Malheureusement, si une littérature abondante est à la disposition du lecteur curieux de connaître l'archéologie et les arts de l'Iran, avant et depuis l'Islam, peu de livres, en revanche, répondent à la question du chercheur qui s'interroge sur les « motivations » de la conscience iranienne ayant configuré ces formes.
A l'intérieur de la communauté islamique, le monde iranien a formé dès l'origine un ensemble dont les traits caractéristiques et la vocation ne s'élucident que si l'on considère l'univers spirituel iranien comme formant un tout, avant et depuis l'Islam.
L'Iran islamique a été par excellence la patrie des plus grands philosophes et mystiques de l'Islam; pour eux, la pensée spéculative ne s'isole jamais de sa fructification et de ses conséquences pratiques, non point simplement quant à ce que nous appelons aujourd'hui le milieu social, mais quant à la totalité concrète que l'homme nourrit de sa propre substance, par-delà les limites de cette vie, et qui est son monde spirituel.
C'est en restant fidèle à cette prise de position que l'auteur a édifié le monument qu'il présente ici en sept livres, et qui est le résultat de plus de vingt ans de recherches, menées en Iran même, dans les bibliothèques comme dans l'intimité de ses amis iraniens, conjuguées avec l'expérience d'un enseignement donné à Paris et à Téhéran. Sa méthode se veut essentiellement phénoménologique, sans se rattacher à une école phénoménologique déterminée. Il s'agit pour lui de rencontrer le fait religieux en laissant se montrer l'objet religieux tel qu'il se montre à ceux à qui il se montre. D'où le sous-titre essentiel donné à l'ouvrage : aspects spirituels et philosophiques. Qui dit aspect suppose spectateur, mais ici le spectateur, qui est le phénoménologue, doit devenir l'hôte spirituel de ceux à qui se montre cet objet et en assumer avec eux la charge. Toute considération historique restera donc immanente à cet objet, sans lui imposer du dehors quelque catégorie étrangère, considération dialectique ou autre.
C'est à cette condition que sont possibles, synchroniquement, les recroisements suggérés par l'auteur en maints passages, parce qu'il s'agit des variations d'un même objet.
Les deux premiers tomes contiennent les Livres I et II de l'ouvrage.
Le Livre 1er s'applique à montrer quelques aspects essentiels du shî'isme duodécimaux ou imâmisme, fortement implanté dès les origines en Iran, et devenu depuis le XVIe siècle religion officielle. Ces aspects sont dégagés et analysés à partir de ce que l'auteur a déjà proposé d'appeler le « phénomène du Livre révélé », tel qu'il se montre à ceux que le Qorân désigne comme Ahl al-Kitâb, cette « communauté du Livre » qui englobe judaïsme, christianisme et Islam. Dans chacun des rameaux de la tradition abrahamique, interprètes de la Bible et du Qorân se sont trouvés placés devant les mêmes problèmes et les mêmes tâches : pour tous il s'est agi de savoir quel est le sens vrai du Livre. De part et d'autre, la recherche du sens vrai, qui est le sens spirituel caché sous l'apparence littérale, a développé des méthodes semblables pour faire apparaître le sens ésotérique, c'est-à-dire intérieur, de la Révélation divine. Le « phénomène du Livre » est à l'origine de l'herméneutique, c'est-à-dire du « Comprendre ». Il est probable que les herméneutes ésotéristes de la Bible et du Qorân ont encore beaucoup à apprendre aux philosophes qui de nos jours se montrent si préoccupés, précisément, d'herméneutique.
Le terme technique désignant l'herméneutique ésotérique du Qorân est le mot ta'wîl, lequel signifie « reconduire » une chose à son origine, à son archétype. La métaphysique shî'ite est dominée par l'idée du Dieu inconnaissable, inaccessible, innommable en son Essence, et par l'idée de son épiphanie dans le plérôme des Quatorze entités de lumière, manifestées sur terre en la personne des « Quatorze Immaculés » ( le Prophète, sa fille Fâtima, les douze Imâms). Le sens ésotérique que le ta'wil shî'ite dégage des données qorâniques littérales, concerne principalement ce plérôme des Quatorze. Il illustre, par le fait même, le concept proprement shî'ite de la prophétologie, duquel il résulte que le shî'isme refuse d'avoir son avenir derrière soi. A la différence de l'Islam sunnite majoritaire, pour lequel, après la mission du dernier Prophète, l'humanité n'a plus rien de nouveau à attendre, le shî'isme maintient ouvert l'avenir en professant que même après la venue du « Sceau des prophètes », quelque chose est encore à attendre, à savoir la révélation du sens spirituel des révélations apportées par les grands prophètes. Telle fut la tâche herméneutique dont ont été investis les saints Imâms, et leur enseignement remplit des volumes. Mais cette intelligence spirituelle ne sera complète qu'à la fin de notre Aiôn, lors de la parousie du Douzième Imâm, l'Imâm présentement caché et pôle mystique de ce monde.
L'herméneutique comporte ainsi une perception propre de la temporalité, laquelle s'exprime dans une périodisation de l'histoire : au temps de la mission des prophètes, succède le temps de l'initiation spirituelle. "Là même, la prophétologie shî'ite recroise les aspirations du mouvement joachimite en Occident, et son annonciation du règne de l'Esprit. Mais cette périodisation est en fait d'ores et déjà de la métahistoire, car sa dimension essentiellement eschatologique brise l'histoire.
De même que l'herméneutique, l'imâmologie a placé les penseurs shî'ites devant les mêmes problèmes que la christologie avait posés aux penseurs chrétiens, mais les penseurs shî'ites ont toujours tendu à les résoudre dans le sens rejeté par la christologie officielle. C'est peut-être ainsi que la gnose shî'ite s'est préservée de toute laïcisation en messianisme social.
Métaphysique shî'ite et spiritualité shî'ite sont la substance l'une de l'autre. Une information exclusivement limitée à l'Islam sunnite majoritaire, a trop longtemps conduit à identifier soufisme et Islam spirituel. En fait la spiritualité shî'ite déborde le soufisme.
Certes, il y a des congrégations soufies shî'ites, l'arbre généalogique de la plupart des tarîqat ou congrégations remontant aussi bien à l'un des Imâms. Mais l'ésotériste shî'ite est d'ores et déjà, comme tel, sur la Voie (la tarîqat), sans même avoir à entrer dans une congrégation soufie. Au sommet d'un Sinaï mystique, la connaissance de I'Imâm comme de son guide personnel, le conduit à la connaissance de soi.
Paraît en même temps le tome Il qui contient le livre II : Sohrawardî et les Platoniciens de Perse.
Sous presse. Le tome III contiendra le livre III de l'ouvrage (les Fidèles d'amour); le livre IV (Shî'isme et soufisme). Le tome IV contiendra le livre V (l'École d'Ispahan), le livre VI (l'École shaykhie) et le livre VII (le Douzième Imâm et la chevalerie spirituelle), ainsi qu'un index général.

CHAPITRE PREMIER
Shiisme et Iran

1 - Difficultés de l'enquête
Si quelqu'un me demande de lui préciser certain aspect de la théorie des « Idées platoniciennes », je puis supposer que mon interlocuteur est déjà au courant de la philosophie; je n'aurai donc pas à lui raconter la vie de Platon, ni à lui expliquer ce que c'est que la Grèce, ce que c'est que la philosophie en général et la philosophie grecque en particulier. Il en sera de même pour tous les philosophes et les thèmes familiers à nos programmes; nous disposons de références préalablement acquises, lesquelles allègent nos dialogues.
En revanche, si le même interlocuteur, résolu à sortir de son « provincialisme culturel », me demande de lui expliquer ce que c'est que le shî'isme duodécimain dont il m'avoue ignorer à peu près tout, me voilà jeté d'emblée dans un certain embarras, dans la crainte d'avoir à expliquer obscurum per obscurius.
Je puis commencer par répondre que le mot shî'isme est un mot français bien étrange, car il est formé d'un suffixe tiré du grec et accolé à un élément tiré du mot arabe shî'a, lequel provient d'une racine verbale connotant l'idée de suivre, accompagner.
Le mot shî'a peut désigner en arabe tout groupe d'adhérents et d'adeptes, une école (on parlera, par exemple, de la shî'a de Platon); mais employé de façon absolue, c'est le terme par lequel se désignent eux-mêmes, en Islam, ceux qui ont conscience de professer l'Islam authentique et intégral, parce qu'ils sont les adhérents et les adeptes des Douze Imâms.
Il me faudra immédiatement préciser que le mot imâm veut dire « celui qui se tient devant », « celui qui guide ». Parce que dans l'usage liturgique général, l'imâm est celui qui guide la Prière rituelle, celui sur qui les participants modèlent leurs gestes et attitudes rituelles, le mot désigne couramment, en Islam sunnite, le desservant d'une mosquée. Dans la terminologie de l'Islam shî'ite, le mot Imâm prend une acception éminente, réservée aux douze descendants du Prophète depuis 'Alî ibn Abî-Tâlib, époux de sa fille Fâtima al-Zahra (Fâtima « qui a l'éclat des fleurs »), jusqu'à celui qui, depuis bientôt onze siècles, est le XIIe Imâm ou l' « Imâm caché ». Ce groupe complet, ce plérôme des Douze Imâms, est celui des Guides spirituels, ceux qui sont à la fois les Trésors et les Trésoriers de la Révélation divine, par conséquent les guides pour la compréhension du sens vrai de cette Révélation, pour l'herméneutique (du grec hermeneia) qui est l'acte de comprendre et de faire comprendre les sens cachés, les sens « ésotériques » (du grec taésô, les choses intérieures), sens cachés sous l'apparence extérieure littérale. Dès ce moment, il me faudra expliquer la notion de walâyat, c'est-à-dire cette prédilection divine qui sacralise les saints Imâms comme Proches ou Amis de Dieu (Awliyâ' Allah), dire non seulement comment et pourquoi cette notion est la notion complémentaire de la prophétie (nobowwat), mais comment elle est, chez le Prophète lui-même, la source de sa mission prophétique, comment elle est définie, en bref, comme 1' « ésotérique », c'est-à-dire l'aspect interne de la prophétie (bâtin al-nobowwat). Il me faudra rappeler d'emblée que la prophétie ne consiste pas à prédire l'avenir, mais à proférer une Parole divine.
Mais, ayant dit tout cela, je serai en devoir d'expliquer la théologie de la Révélation en Islam, dire ce qu'est le Qorân comme Livre saint révélé du Ciel, pour arriver à expliquer la mission du Prophète, le sens de cette mission et de celles qui l'ont précédée, et pourquoi la mission prophétique postule, selon le shî'isme, le complément nécessaire qui est l'Imâmat.
Lorsque j'aurai expliqué que le shî'isme duodécimain se caractérise par le fait que, pour lui, l'Imâmat a sa plénitude (son plérôme) en la personne de douze Imâms, sans plus, il me faudra expliquer la différence avec le shî'isme septimanien ou Ismaélisme, dont la pensée, dominée par le septénaire, procède par groupe de sept Imâms.
Finalement, lorsque j'aurai indiqué que le shî'isme duodécimain est, depuis bientôt cinq siècles, la religion officielle de la nation iranienne, mais que dès les origines, dès l'implantation de l'Islam en Iran, de multiples témoignages nous attestent la prédilection des Iraniens pour cette forme de l'Islam, - lorsque, en outre, j'aurai suggéré que l'idée shî'ite du XIIe Imâm, l'Imâm « caché », l'imâm « attendu », présente une affinité remarquable avec celle du Sauveur ou Saoshyant de l'ancienne Perse zoroastrienne, peut-être aurai-je plongé mon bienveillant interlocuteur dans un abîme de réflexions ou d'hésitations, mais je n'aurai fait qu'énoncer le programme d'une réponse dont le détail menacera de prendre des proportions écrasantes.
Et cela, parce que toutes mes allusions risqueront d'être obscures, parce que chaque explication en nécessitera une nouvelle, et que toutes mes références seront sans précédent.
Tout se passe comme si toute « problématique » de philosophie religieuse concernait une autre planète, dès que nous sortons de l'horizon familier aux débats du monde chrétien ou postchrétien.
Et pourtant, plus que ceux de toute autre religion, nous devraient être intimement proches les problèmes posés et vécus en Islam comme religion prophétique, centrée sur le Livre révélé, puisque le mot Qorân, le « Livre », ne signifie pas autre chose que notre mot Bible. Ou bien y aurait-il, inconsciemment, la crainte de courir le risque que les problèmes, tels qu'ils se sont posés et se posent en Islam, nous obligent, justement en raison de leur proximité, à revoir les termes dans lesquels nous avons l'habitude de poser les nôtres ? Le renoncement à toute apologétique marquerait pourtant la plus féconde des rencontres. Malheureusement, les idéologies postchrétiennes ont déjà si bien réussi à ravager de vastes régions de la conscience islamique, que l'heure de cette rencontre est peut-être encore lointaine. Les pessimistes diront plutôt qu'elle est déjà dépassée.
Nous ne le croyons pas. Toujours est-il qu'en essayant de renseigner brièvement mon interlocuteur, je ne puis le renvoyer qu'à un nombre infime d'ouvrages traitant des points de théologie ou de philosophie que mes explications auront soulevés. Ils sont rares, tandis que ne manquent pas recherches et études qui ne sont pas même, pour nous, une introduction à la vraie question.
Car ce qui nous occupera au long de ces pages, c'est essentiellement la spiritualité shî'ite, le shî'isme comme vie de l'homme spirituel.
Cela présuppose que l'on admette l'existence d'univers spirituels permanents, posant à l'homme une interrogation permanente, lui adressant une invite permanente. On ne peut l'admettre, certes, sans avoir vaincu le « réflexe agnostique » spontané chez l'homme occidental de nos jours. A qui n'a pas vaincu ce réflexe, il ne reste plus qu'à confondre la philosophie avec la sociologie de la philosophie. Il y a un abîme entre l'une et l'autre recherche, et c'est parce qu'ils n'en ont même pas conscience, que tant de colloques de bonne volonté passent à côté des questions essentielles. Nous professons ici que les traditions spirituelles de l'Occident et de l'Orient ont un sens permanent; aussi, ce sens est-il toujours en train de s'accomplir en nous-mêmes. Il dépend de nous qu'elles soient mises au présent, notre présent, et c'est sous cet aspect qu'il y a lieu de parler de leur historicité. Ce sens historique ne consiste pas à les localiser dans un passé clos et dépassé, à les faire dépendre de circonstances sociales ou sociopolitiques, dépassées ou non, dont, partout et toujours, elles ont assumé la mission de libérer l'homme.
Quand on prononcera ici les mots de faits spirituels, il s'agira bien de faits réels, mais dont la réalité n'est pas celle des faits historiques extérieurs, parce que la réalité n'en est pas liée à la chronologie extérieure. Faire dépendre une vérité spirituel d'un moment du calendrier, l'expliquer par la date à laquelle elle fut énoncée en ce monde, c'est ce que l'on appelle en général « historicisme », et c'est une confusion entre le « temps de l'âme » et le v, temps tombé dans l'histoire » (nos auteurs nous apprendront eux-mêmes ici la différence). L'homme occidental a peutêtre fait naufrage dans l'historicisme, en entraînant déjà dans son naufrage plus d'une civilisation traditionnelle.
Voilà pour les difficultés tenant à nous-mêmes. Est-ce à dire que, si nous en triomphons, tout deviendra facile? Non pas, car la pénétration du monde spirituel shî'iîe dont il s'agit ici, n'est pas particulièrement aisée. Tout d'abord l'enquête exabrupto, questionnaire et calepin à la main, est exclue. Interroger de prime abord un shî'ite sur sa religion (même et surtout s'il est parfaitement instruit de celle-ci) est le plus sûr moyen de le faire se fermer, très courtoisement, à toute question ultérieure, à moins qu'il ne préfère se débarrasser du questionneur en répondant par d'inoffensives fantaisies. Il y a de multiples raisons à cette attitude. On pourrait dire qu'elle est un réflexe hérité de périodes de persécutions acharnées, mais la raison ne serait encore qu'occasionnelle. En fait, l'impératif de la taqîyeh ou kettmân, la « discrétion » (la « discipline de l'arcane »), fut imposée par les saints Imâms eux-mêmes, non pas seulement comme une clause de sauvegarde personnelle, mais comme une attitude commandée par le respect absolu envers de hautes doctrines : n'a strictement le droit de les entendre que celui qui est à même d'entendre et de comprendre la vérité. Agir autrement, c'est livrer à l'indigne le dépôt qui vous a été confié; c'est commettre, à la légère, une grave trahison spirituelle.
D'où un sentiment d'extrême pudeur à l'égard de toutes choses religieuses, une discrétion et une réserve dont la rigueur ne se relâche qu'une fois acquise la conviction que l'interlocuteur professe lui-même une sympathie et une compréhension totales à l'égard de ces choses. Participant à un cercle d'études shî'ites à Téhéran (auquel il sera fait encore allusion ici), j'ai observé plus d'une fois que le Shaykh qui en était l'âme, ne se décidait à parler qu'une fois identifié par lui chacun des assistants. Je crois bien avoir compris en Iran shî'ite ce qu'est une religion ésotérique vivante. C'est aussi bien la même discrétion que l'on relève dans l'absence d' « esprit missionnaire », de prosélytisme, dans le shî'isme iranien en général. Dans ce même cercle, j'entendais récemment un jeune Mollâ d'une trentaine d'années déclarer avec une conviction profonde, que le shî'isme tout en s'adressant à tous, ne pouvait recevoir l'assentiment que d'une élite spirituelle et tendre à dégager cette élite. Et cela, les Imâms le savaient très bien. Combien de fois aussi ai-je entendu ce propos : « Si l'Imâm ne vous a pas guidé lui-même vers ces choses, s'il n'y a pas en vous l'aptitude à les comprendre, toutes les paroles que l'on peut vous adresser de l'extérieur frapperont en vain votre oreille. »
Nous verrons plus loin que cette idée de l'Imâm comme Guide intérieur domine en effet toute la spiritualité shî'ite.
Il s'ensuit que cette attitude procédant d'un parfait esprit initiatique, ne favorise pas exagérément l'enquête scientifique.
La littérature shî'ite est immense, tant en arabe qu'en persan, tant en livres imprimés qu'en réserves manuscrites. Aller droit au but et exiger d'emblée des listes bibliographiques, n'est pas la démarche forcément promise au succès. On découvrira les livres petit à petit, non pas seulement en de longues stations dans les bibliothèques (dont les catalogues sont en grand progrès), mais au cours d'entretiens amicaux, de rencontres imprévues, de même qu'il arrivera que l'on « découvre » quelque lieu de pèlerinage pourtant célèbre. Si vous vous étonnez, demandant pourquoi vous n'avez pas connu cela plus tôt, pourquoi l'on ne vous en a pas parlé, la réponse est à peu près invariable : parce que c'est seulement maintenant que vous deviez connaître le livre ou la chose. Il n'y a pas de hasard.
Bref, dans le cas du shî'isme, plus encore peut-être que pour tout autre univers religieux, la condition sine qua non pour en pénétrer et en vivre l'esprit, c'est d'en être l'hôte spirituel.
Mais être l'hôte d'un univers spirituel, c'est commencer par lui faire en vous-même une demeure. Il n'est possible de vivre dans l'univers spirituel shî'ite, comme en tout autre univers spirituel, et de comprendre comment l'on y vit, qu'à la condition qu'il vive aussi en vous(6). Sans cette intériorisation, on n'en parlera que de l'extérieur et probablement à contresens, car l'on ne peut décrire un édifice dans lequel on n'a jamais pénétré.
Lorsque nos philosophes ishrâqîyûn, ceux de la lignée de Sohrawardî, rendent inséparables philosophie et spiritualité, ils donnent ainsi sa marque propre à la pensée de l'Islam iranien, mais par là même ils provoquent le chercheur à une grande aventure spirituelle, à une queste prolongée. Sa qualité d'hôte ne peut être celle d'un visiteur en week-end, mais celle d'un hôte à demeure, finalement celle d'un adopté, partageant les obligations des fils de la maison. Car il lui arrivera peut-être d'être le premier à discerner et à formuler un péril, et il lui incombera d'aider ses frères d'adoption à y faire face, afin que la Demeure continue de remplir son rôle pour tout homme qui y prend refuge.
Demeure « ésotérique » sans doute. Certes, il est fait chez nous un usage abusif de ce mot qui irrite parfois à bon droit le lecteur occidental, parce que trop souvent il ne s'agit que de pseudo ésotérismes visant des choses très profanes ou des vanités très mondaines. Mais le mot traduira ici rigoureusement ce que connotent les termes arabes bâtin, ghayb etc., comme qualifications de ce monde spirituel qui ne peut être atteint par la perception commune des sens ni par la raison abstraite. Monde intérieur et invisible de l'Ame, qui est comme tel le seul où soit pratiquée l'hospitalité des âmes, parce que toutes les traditions spirituelles, celles que l'on appelle « ésotériques » justement, témoignent des mêmes réalités transcendantes, intérieures et cachées. Elles sont sagesse divine, étymologiquement theosophia, et convergent au but d'une même queste, parce que la demeure de la Sagesse, Domus Sapientiae, au sommet de l'âme, est partout où le sommet est atteint, de même que le centre est partout où le centre est atteint.
Le chercheur, au cours de sa queste, verra se résoudre les difficultés du côté shî'ite par l'élan même de sa recherche, quand celle-ci est en vérité un élan du cour. Il n'y a peut-être pas lieu d'être aussi optimiste quant aux difficultés qui l'attendent, en retour, du côté occidental. Il aura parfois l'impression que certaines explications sommaires, admises une fois pour toutes et depuis longtemps, paralysent les remises en question nécessaires pour accéder à cet univers spirituel. En conséquence, il lui semblera parfois déceler comme une volonté étrange de minimiser la signification et l'importance du phénomène religieux shî'ite, comme si la reconnaissance de ses facteurs proprement spirituels dût mettre en péril certaines positions acquises, tantôt scientifiques, tantôt apologétiques. Il lui faudra enfin faire face aux conséquences de l'impact occidental sur une civilisation traditionnelle, conséquences dont les premières victimes sont ses propres amis shî'ites. Il est une loi mystérieure : « Seule guérit la blessure, l'arme qui la fit. » Peut-être si l'Occident a sécrété le poison, est-il celui qui est en mesure de sécréter l'antidote.
Mais il n'est pas certain qu'il ait eu conscience jusqu'ici de cette responsabilité. On voudrait préciser encore ces difficultés.

2 - Un univers spirituel à comprendre

Le phénomène religieux, la perception de l'objet religieux, est un phénomène premier (un Urphaenomen), comme la perception d'un son ou d'une couleur. Un phénomène premier n'est pas ce que l'on explique par autre chose, quelque chose que l'on fait dériver d'autre chose. Il est  ornée initiale, le principe d'explication, ce qui explique beaucoup d'autres choses. L'infirmité de nos philosophies dites positives ou de nos disciplines para philosophiques, est de faire dériver le phénomène religieux d'autre chose, de l'expliquer par des circonstances politiques, sociales, ethniques, économiques, géographiques etc., et par là de manquer ce qui est en propre et irréductiblement l'objet religieux. Car on peut accumuler toutes les circonstances que l'on voudra, cela ne produira jamais le phénomène premier, le phénomène religieux déterminé, telle et telle perception de l'objet religieux, s'il n'y a pas tout d'abord le fait premier de la conscience qui perçoit cet objet, se le montre à elle-même. Si une religion existe, la première et dernière raison du phénomène, c'est l'existence de ceux qui la professent. Il serait inopérant de leur dire : « Disparaissez donc, vous êtes expliqués. » Car les récurrences de la res religiosa sont libres et imprévisibles : l'Esprit souffle où il veut. La perception de l'objet religieux est à soi-même sa raison suffisante.
Montrer le sens, la portée noétique ou cognitive de ce que la conscience se montre à elle-même dans chacun de ses actes et chacune de ses intentions, c'est, on le sait, ce qui s'appelle phénoménologie. En revanche, on s'est donné beaucoup de mal pour expliquer, ou plutôt «reconstruire », le phénomène religieux shî'ite, par des considérations familières à notre conception du monde moderne et occidental, mais parfaitement étrangères au phénomène religieux comme tel. Il y aura occasion de le redire ici : on a un peu trop oublié le phénomène religieux premier, oublié que l'homme configure son monde et son milieu d'après le pressentiment, même obscur, des origines et des fins de son être, et on a admis comme une évidence le processus inverse. C'est le phénomène premier qui est principe d'explication, mais comment se montrerait-il à quiconque n'a pas le sens de la vue ?
Et ce qu'il s'agit de voir, c'est justement quelque chose qui échappe aux explications, lesquelles en accumulant toutes sortes d'éléments connus par ailleurs, « reconstruisent » un objet religieux d'ores et déjà donné, mais qu'aucune analyse ni reconstruction ne nous donneraient, s'il n'y avait eu d'abord une conscience pour le voir. Il s'agit de voir, à notre tour, ce que les philosophes et les spirituels ont vu, lorsqu'ils posaient et discutaient leurs problèmes. Or, comment le voir, si nous ne sommes pas à notre tour des philosophes et des spirituels, si nous ne savons même plus quel est le mode de vision propre à la philosophie, et si nous renonçons à son droit imprescriptible à travers les temps? C'est cet abandon que nous commettons, lorsque nous confondons la philosophie avec une sociologie de la philosophie.
A la source de ce renoncement et de cette confusion, il y a, tacite ou avouée, l'option agnostique : on professe, tacitement ou non, que l'objet de l'enquête métaphysique n'existe pas, qu'il fut une illusion d'époques « dépassées », et que ce qui nous intéresse, nous scientifiquement, c'est le comportement « social » ou les circonstances sociopolitiques à même de nous « expliquer » comment l'humanité put être si longtemps à la poursuite de la chimère métaphysique et religieuse.
Mais est-ce tellement scientifique de prétendre expliquer à ceux qui voient, les raisons pour lesquelles ils voient ce que précisément l'on est soi-même incapable de voir ? Qu'en peut-on savoir, puisqu'on ne voit pas l'objet qu'ils voient ? Dès lors, cet objet se confond pour nous avec l'inexistant. Comment expliquer ce rien par quelque chose d'autre, - l'objet métaphysique par les circonstances sociales ? Appliqué en détail aux structures techniques des métaphysiques (le plus souvent ignorées de ceux qui les rejettent a priori), ce genre d'explication peut aboutir à des bévues assez comiques. Cela, malheureusement, n'empêche pas les ravages.
Parce que l'objet religieux a été chez nous socialisé par une sorte de fureur d' « incarnation », pour employer un mot théologique passé dans la mode profane dé nos jours, parce que nous nous attachons de préférence aux solutions historiques qui ont été données d'un problème plutôt que d'atteindre celui-ci en son essence, parce que nous préférons réduire l'objet religieux à quelque chose d'autre que lui-même plutôt que de le laisser s'expliquer lui-même, pour toutes ces raisons, et quelques autres encore, nous avons, par exemple, oublié que le phénomène Islam était d'abord et en son essence un phénomène religieux, ayant à sa source une inspiration prophétique, et que son Prophète avait particulièrement revécu les antécédents scripturaires de ses Révélations.
On a préféré l'expliquer par des considérations raciales, par exemple, en identifiant le concept Islam avec le concept ethnique arabe, en oubliant l'étendue et la ferveur du monde islamique non-arabe, et en oubliant qu'aucune ambition politique ne saurait conférer à un concept ethnique l'œcuménicité d'un concept religieux. Nous nous sommes efforcés, ici et ailleurs, de briser cette équivoque, en disant pourquoi il nous fallait parler de « philosophie islamique », non pas de « philosophie arabe ». (7)
Et nous pensons par là même sauvegarder l'authentique grandeur du concept arabe en la considérant par rapport au Prophète arabe, c'est-à-dire comme une grandeur prophétique, qui domine de très haut les petites ambitions politiques et conquérantes des hommes, parce qu'elle est une chose divine dont ils ne peuvent faire leur propriété.
Nous pouvons alors constater, sans réticence, que l'histoire de la philosophie et de la spiritualité islamique abonde en noms de personnalités iraniennes, non pas seulement au cours des premiers siècles, mais du XVIIe siècle jusqu'à nos jours. Cette histoire est constituée par des monuments qui ne sont pas seulement écrits en arabe classique, mais en langue persane. Ce que configure cette participation iranienne à la philosophie et à la spiritualité islamiques, c'est précisément un univers spirituel ayant son style propre, celui de l'Islam iranien, celui du shî'isme, celui de l'lshrâq, celui de son soufisme. Mais nous resterons fidèle à notre conception de l'objet religieux, en refusant ici encore toute « explication » ethnique qui prétendrait en déduire la genèse par l'action causale de mystérieux « gènes raciaux ».
L'explication serait aussi vulnérable que celle qui prétendrait expliquer la forme du sunnisme par la « race » arabe. Quelle signification tout cela aurait-il finalement pour l'humanité spirituelle comme telle?
Certes, ce genre d'explication resterait dans les limites de l'agnosticisme foncier que nous dénoncions il y a quelques lignes, mais totalement étranger à ce qu'il prétendrait expliquer, pour autant qu'il est totalement étranger aux faits de transcendance, En voici une illustration très simple. Il nous semble tout naturel en français, de désigner une région particulière de l'Islam par l'adjonction d'un qualificatif national. Le titre du présent livre porte les mots d' « Islam iranien ». Nous parlerons encore ici de « shî 'isme iranien ». Cette thématisassions va de soi pour nous; en fait, traduite littéralement en persan, elle serait difficilement supportable, parce que la qualification ainsi donnée, comporte une sorte de sécularisation du concept religieux, sacral. Bien souvent nos amis iraniens nous l'ont fait observer : on ne pourrait traduire littéralement ces expressions, sans qu'il en résultât quelque tournure insolite, choquante. N'est-ce pas à dire que nos évidences et préoccupations positives sont étrangères à l'esprit traditionnel ? Alors ne faussons-nous pas quelque chose d'essentiel?
C'est pourquoi, plutôt que de construire une explication théorique au moyen de causes extérieures, mieux vaut nous orienter sur la structure des faits spirituels comme tels, et tels qu'ils se proposent à nous : découvrir ce que le phénomène religieux nous montre, ce que ce phénomène nous explique. Et ce qu'il nous montre tout d'abord, dans le cas présent, c'est un extraordinaire, un total dévouement de l'âme iranienne à l'idée shî'ite comme à l'idée qu'elle a faite sienne par excellence. Mais, d'une chose à laquelle on apporte un dévouement total, il est beaucoup plus vrai de dire qu'elle est une chose qui vous tient en son pouvoir, que d'en parler comme d'une chose qui serait votre propriété.
Il est beaucoup plus vrai de dire que c'est la réalité spirituelle qui nous contient et nous enveloppe, que de dire que c est nous qui la contenons. Si, à cette lumière inversée, nous savons discerner la vraie nature du rapport d'intériorité, voici que le pacte noué entre le shî'isme et l'Iran prend un sens hors de pair, une validité inaliénable.
Il nous faudra alors comprendre ce à quoi se sont voués et dévoués philosophes et spirituels de l'Iran, la cause spirituelle qu'ils avaient faite leur, dès avant même le message prophétique de l'Islam, et qui peut nous éclairer sur la manière dont ils ont reçu et compris celui-ci. Le shî'isme oriente essentiellement la méditation philosophique sur le fait du message prophétique.
Cette « philosophie prophétique » implique une anthropologie dont les cas exemplaires sont médités dans la personne du Prophète et dans celles des Douze Imâms. L'lshrâq est la résurgence de la philosophie de la Lumière de l'ancienne Perse. Les grands traits spirituels caractéristiques de l'Iran islamique qui ressortiront au cours du présent livre, seront ceux du shî'isme et de l'Ishrâq. Dans la mesure même où tout cela a été peu connu jusqu'ici, tout cela nous indique aussi ce que nous avons encore à apprendre de nos philosophes et spirituels iraniens, et par là même les tâches que nous pourrons avoir à remplir, aujourd'hui et demain, avec eux et pour eux.
On vient de prononcer le mot de « philosophie prophétique ».
Il est remarquable que la langue persane dispose de mots de pure racine iranienne pour désigner la mission prophétique et la personne du prophète (vakhshvar, vakhshûr, payghâmbor, en arabe nahî et rasûl), parce que ces mots sont déjà représentés dans l'Avesta, le livre saint de la Perse zoroastrienne. Par VIshrâq de Sohrawardî, le message prophétique de l'ancien Iran se trouve intégré à la lignée des grands prophètes sémitiques.
Déjà la gnose ismaélienne avait fait de Zarathoustra/Zoroastre un « dignitaire » de la période de Moïse. On dira peut-être que cette intégration ne ressortit pas à la critique historique. En revanche, elle constitue un de ces faits spirituels qui nous expliquent, eux, beaucoup de choses, à commencer par ce qui est en cause ici : la queste du Vrai Prophète, la poursuite d'une «philosophie prophétique », comme stylisation constante de la conscience iranienne.
Aussi bien, lorsque l'adolescent iranien étudie à l'école le passé de l'Iran préislamique, il ne rencontre pas une période, d'ignorance, de ténèbres et d' « idolâtrie » (la jâhilîya). Il se familiarise avec les noms et les gestes des héros de légende du Shâh-Nâmeh de Ferdawsî (dont nous rencontrerons quelques-uns dans les pages qui vont venir, cf. infra livre II). Il apprend à connaître le nom d'un prophète : ce Zarathoustra dont, après les Grecs, nous avons fait Zoroastre, et dont le nom est passé dans la littérature philosophique de l'Occident avec Kleuker, Nietzsche, G. T. Fechner. C'est le plus ancien nom que nous voyons apparaître à l'horizon du passé religieux iranien (que ce soit au Xe ou au VIIIe siècle avant notre ère). Un « prophète », c'est-àdire le messager d'une Révélation divine auprès des hommes.
Ainsi a-t-il été compris traditionnellement par sa communauté, de même qu'il l'a été en Islam par l'école des Ishrâqîyûn issue de Sohrawardî, et c'est une conception traditionnelle dont les droits ne sauraient être prescrits par les interprétations nouvelles qui ont été données de nos jours à l'aide de l'ethnologie.
Cependant, il ne sera pas question, dans le présent livre, de ce passé prestigieux. Nous avons essayé antérieurement, dans un autre livre (8) , de montrer certaines constantes de la vision iranienne du monde, vision opérant la « transfiguration » de la Terre et du paysage terrestre. La pensée religieuse de l'Iran fut, dès l'origine, essentiellement guidée par la claire prévision de l'eschatologie qui dénouera le drame cosmique, inauguré par l'invasion des puissances ahrimaniennes. Elle fut la première à formuler, et resta dans le souci constant de formuler ce qu'il convient d'appeler une « philosophie de la Résurrection ». Sur ces constantes « de l'Iran mazdéen à l'Iran shî'ite s nous ne reviendrons pas ici.
Ce que nous aurons à faire, c'est de choisir quelques pages dans l'énorme corpus des hadîth (traditions) qui nous conservent l'enseignement donné par les Imâms du shî'isme à leurs disciples immédiats. Il s'agit toujours d'un haut enseignement religieux et spirituel, étranger aux revendications politiques. Lorsque, pour des raisons restées mystérieuses, le khalife 'abbâsside Ma'mûn (218/833), fils Hârûn al-Rashîd, décida de désigner le VIIIe linâm, l'Imam 'Alî Rezâ (203/818) comme son successeur, il n'y eut pas seulement les protestations véhémentes de la part des Hâshimites hostiles; l'Imâm dut se faire violence à lui-même pour accepter un choix qu'il n'avait pas les moyens de refuser. Mais, un an plus tard, sa mort prématurée, qui ne fut pas un hasard, brisa le projet aberrant.
Aussi bien, comme nous le verrons, lorsque l'on parle, fût-ce avec bonne volonté, de la « légitimité » des Imâms (les « 'Âlides »), on sécularise la question et on méconnaît totalement ce qui est en cause. La dynastie close, formée par le groupe des douze Imâms dont le dernier restera, jusqu'à la fin de notre Aiôn, invisiblement présent à ce monde, n'est pas en compétition ni rivalité avec une dynastie politique de ce monde, parce qu'il n'y a pas entre elles de champ commun, pas plus, pourrions nous dire, que la dynastie secrète des Gardiens du Graal, dans nos traditions occidentales, n'est en concurrence avec une dynastie politique quelconque, ni même - parce qu'elle la surplombe avec la hiérarchie officielle de l'Église et sa succession apostolique.
C'est que, dans le cas des Imâms comme dans le cas des Gardiens du Graal, il s'agit d'un autre monde, un monde qui échappe aux tentatives de socialisation et de matérialisation historique.
Un propos que les Imâms du shî'isme ont répété l'un après l'autre, déclare : « Notre cause est difficile, lourde à assumer; seuls le peuvent un Ange du plus haut rang, un prophète envoyé (un nabî morsaî) ou un croyant fidèle dont Dieu a éprouvé le cœur  pour la foi. » C'est un hadîth sur lequel nous aurons à revenir ici, de même que nous aurons à revenir sur ce propos du VIe Imâm, Ja'far al-Sâdiq (ob. 148/765) : « L'Islam a commencé expatrié et redeviendra expatrié comme il était au commencement.
Bienheureux les expatriés d'entre la communauté de Mohammad! » C'est-à-dire ceux-là qui s'expatrient de la masse pour suivre le culte spirituel de l'Imâm. Il y a ceux qui répondent par un acquiescement à ce défi. Leur réponse n'a d'autre explication que leur être même, un choix pré existentiel, car les raisons dernières et suffisantes en échappent à nos déductions. Cet acquiescement, c'est cela le fait shî'ite, et c'est le message secret de l'Islam tel que l'ont compris tant de spirituels iraniens, de siècle en siècle, et auquel ils se sont dévoués avec une piété passionnée.

3. - De certains préjugés à l'égard du shî'isme

Alors, comment se fait-il que, lorsque l'on met l'accent sur le shî'isme, sur ce qu'il représente pour la philosophie et la spiritualité islamiques, on ait l'impression de provoquer quelque chose comme une surprise alarmée, tournant rapidement au refus, chez quelques personnes que leurs recherches et leur vocation ont attachées aux choses religieuses, et plus particulièrement aux choses d'Islam ? Une première fin de non-recevoir sera de nous opposer qu'il s'agit là, après tout, d'un « Islam marginal », et parce que l'on a le goût de l'efficacité pratique, on déclarera ses préférences pour les conceptions « majoritaires » et pour ceux qui les représentent. Nous pourrions déjà répondre que quiconque aura vécu le shî'isme plusieurs années en Iran même, n'aura jamais eu le sentiment de se trouver dans un « Islam marginal ». Il aura eu, loin de là, le sentiment de se trouver au centre et au cœur d'une réalité spirituelle intense. Mais ce qu'il y a de plus pénible dans cette attitude négative, c'est que, par son goût de la majorité, elle dégrade la réalité spirituelle, si ténue et si fragile parmi les humains de nos jours, au rang des phénomènes de puissance et de masse, comme si tout devait de nos jours s'exprimer et se justifier en statistiques. C'est pourquoi j'incline à voir dans cette attitude le symptôme d'une faute suprême contre l'Esprit. D'ailleurs, il lui arrive de s'exprimer en décisions dont la négativité systématique déconcerte douloureusement, je puis le dire, nos amis shî'ites iraniens.
Tout se passe en effet comme si l'on prétendait arbitrairement et du dehors, réduire l'Islam à une pure religion légalitaire, à la sharî'at (la Loi religieuse, la religion positive). Si vous objectez à ces personnes que l'intégralité de la res religiosa islamica postule la bipolarité de la shan'at et de la haqîqat (la vérité ou l'Idée spirituelle, la réalité intérieure), elles vous répondront que ce n'est plus cela l'Islam. Or, si à l'intérieur de l'Islam le clivage existe entre foqahâ (docteurs de la Loi) et 'orafâ ou hokamâ (les spirituels, les théosophes mystiques), quelqu'un qui est lui-même en dehors de l'Islam ne peut, à aucun titre, s'arroger le droit d'exclure de l'Islam les 'orafâ. L'on n'en tient pas moins contre vous la réponse toute prête. Si, la walâyat des Imâms étant l'« ésotérique de la prophétie » (bâtin al-nobowwat), vous vous attachez à montrer que ce qui s'appelle 'irfân-e shî'î, la gnose shî'ite, est par excellence la « gnose de l'Islam », ces mêmes personnes que le seul mot de gnose suffit à alarmer - car l'idée qu'elles s'en font est très éloignée de la chose - se croiront autorisées à rejeter le shî'isme « en marge », en oubliant que, par ce jugement sommaire, ce sont les pures figures des Douze Imâms, et avec ceux-ci la « nuée des témoins » de la hoqîqat, que l'on mettrait en dehors de l'Islam. Disons la chose dans toute sa gravité : c'est à l'Islam spirituel que l'on interdirait d'être l'Islam. Alors, serait-ce cela, au fond, que l'on veut? Enclore l'Islam dans les limites de la religion de la Loi, afin de ne laisser d'autre issue aux vocations spirituelles que de sortir de l'Islam ?
Ce serait oublier que cette issue, tous les 'orafâ et les hokamâ l'ont bel et bien trouvée précisément à l'intérieur de l'Islam, c'est-à-dire dans l'ésotérique de l'Islam, et c'est cela même que représente le shî'isme pour ceux qui adhèrent aux doctrines des saints Imâms. Inévitablement va se poser ici la question du rapport entre le shî'isme et le soufisme. Elle le sera encore au cours de ce livre, et dans les termes mêmes où elle s'est posée à ceux qui professent à la fois le shî'isme et le soufisme, par excellence Haydar Âmolî (VIIIe/XIVe siècle). Malheureusement, s'il est vrai que du côté occidental on a déjà pas mal étudié le soufisme, si un certain nombre de personnes en ont une certaine connaissance, si même, sous ses formes authentiques et sous des formes moins authentiques, il attire un certain nombre d'âmes en perdition, on ne peut en dire autant, en revanche, en ce qui concerne le shî'isme. Dans cette même mesure, l'idée que l'on se fait du soufisme est plus ou moins incomplète et en porte à faux, et il est d'autant plus difficile de saisir où se situe la question des rapports entre le shî'isme et le soufisme, et quelle est la portée exacte des réticences exprimées à l'égard du soufisme, chez un bon nombre de shî'ites qui n'en sont pas moins de vrais mystiques.
En général le soufisme, tel qu'ils l'ont connu et étudié en milieu sunnite, forme aux yeux des Occidentaux la seule alternative à la religion de la Loi. Quant au shî'isme, on l'explique par un sentiment de « légitimisme » politique, sans trop se soucier des sens variés du mot « politique » ; on se soucie moins encore, généralement, de distinguer entre les milieux spirituels, l'entourage des Imâms où a grandi la pure idée religieuse shî'ite (la seule qui nous intéresse ici), et les agitateurs ou les agités qui ont pu, comme dans tous les cas semblables, exploiter cette idée. En conséquence, peu s'en faut que l'on ne réduise le shî'isme à n'être qu'un cinquième rite juridique à côté des quatre autres (hanbalite, hanéfite, malékite, shafî'ite) reconnus de l'orthodoxie sunnite. C'est aussi la tendance qui s'est manifestée dans 1' « œcuménisme » de certains milieux sunnites. D'où, en conclusion, tout le monde croira que, si le shî'isme manifeste des préventions à l'égard du soufisme, ce ne peut être que pour des raisons identiques à celles de l'orthodoxie sunnite. Et voilà comment l'état de la question est faussé dès le point de départ.
L'ensemble de la situation semble encore plus difficile à saisir du fait que nous voyons maints spirituels shî'ites, Haydar Âmolî et Mollâ Sadrâ Shîrâzî par exemple, obligés de faire face, pour ainsi dire, sur deux fronts : d'une part à l'égard d'un certain soufisme, d'autre part à l'égard d'un certain shî'isme qui, par crainte justement de ce même soufisme, retombe dans un légalisme oublieux de ce qui fait l'essence du shî'isme. Le phénomène s'est principalement produit depuis l'époque safavide, qui vit le shî'isme duodécimain devenir religion d'État en Iran.
Ce que l'on oublie de part et d'autre, et ce qui échappe à la représentation courante évoquée il y a quelques lignes, c'est qu'en fait la plupart des tarîqat, c'est-à-dire des congrégations soufies (le mot tarîqat veut dire « voie »), - font remonter leur généalogie spirituelle à l'un des Imâms du shî'isme, plus spécialement au 1erImâm, l'Imâm 'Alî ibn Abî-Tâlib, et au VIIIe Imâm, l'Imâm 'Alî Rezâ. Même et surtout si l'on en conteste l'historicité dans leur détail, l'intention affirmée dans les généalogies ainsi revendiquées, n'en est que plus éloquente. Aussi bien, ce que shî'isme et soufisme ont en commun, Haydar Âmolî nous le rappellera dans un très grand livre : essentiellement la bipolarité de la prophétie et de la walâyat, de la Loi religieuse (sharî'at) et de son sens spirituel, de l'exotérique (zâhir) et de l'ésotérique (bâtin) etc. (cf. infra livre IV, chap. I).
Ce qui les différencie se manifeste là même. Le shî'isme duodécimain, la gnose shî'ite, a toujours tendu à préserver l'équilibre et la simultanéité de l'exotérique et de l'ésotérique, du symbole et du symbolisé, équilibre souvent compromis, en revanche, par un certain soufisme. Un symptôme de ce déséquilibre apparaît dans l'importance que les congrégations soufies accordent à la personne du shaykh; il peut arriver que le shaykh comme « pôle » (qotb) y soit reconnu pratiquement comme personnification visible et successeur de l'Imâm. Si un maître soufi shî'ite comme Sa'doddîn Hamûyî (650/1252) fut dans un rapport de dévotion particulière avec le XIIe Imâm, 1' « Imâm caché », il peut arriver, en revanche, que la personne du shaykh fasse minimiser la signification de l'Imâm caché. Et c'est bien là ce qui est insupportable pour un pur spirituel shî'ite, car cette « usurpation », entraînant souvent des formes de dévotion excessive à l'égard de la personne du shaykh, fait violence à l'état de choses qui découle de 1' « occultation » (ghaybat) de l'Imâm, et qui doit durer jusqu'à la fin de notre Aiôn. Paradoxalement, le soufisme tendrait à faire figure d'une sécularisation métaphysique du pur shî'isme.
C'est qu'en fait le soufisme tendrait ainsi à éliminer l'imâmologie; aussi bien est-ce finalement le résultat auquel aboutit le soufisme sunnite. L'équilibre entre zâhir et bâtin ne peut être sauvegardé que par l'équilibre entre la prophétie et la walâyat, entre la prophétologie et l'imâmologie. On le détruit en transférant purement et simplement à la personne du Prophète, les charismes particuliers de l'Imâm; et en renonçant à l'imâmologie, on rend impossible un tawhîd authentique, une attestation de l'Unique des Uniques qui soit exempte simultanément d'agnosticisme (ta'tîl) et d'anthropomorphisme (tashbîh) (cf. infra chap. VI et VII). Alors on entrevoit comment d'une part le soufi sunnite peut apparaître aux yeux du spirituel shî'ite comme une sorte de transfuge, oublieux de ses origines, de même que, d'autre part, le spirituel shî'ite peut considérer même le soufisme shî'ite comme ébranlant ce qui lui est le plus cher. C'est qu'en fait il n'a pas besoin lui-même du soufisme, de ses tarîqat et de ses shaykhs. Du fait de son lien personnel intérieur avec les saints Imâms il est déjà dans la tarîqat, dans la voie spirituelle, sans avoir nécessairement besoin que cette voie se matérialise en une tarîqat ou congrégation soufie. Il aura toutes les apparences de parler le langage des soufis; cependant il n'appartiendra à aucune tarîqat, et un Mollâ Sadrâ Shîrâzî pourra même écrire un traité assez sévère contre les soufis de son temps.
Cela compris, on cesserait peut-être de se méprendre, comme on l'a fait, sur le cas d'éminents soufis comme Hallâj, et sur le rapport d'un Hallâj avec Mohyiddîn Ibn 'Arabî. On se méprend totalement et a priori sur la gnose et le sens de la gnose en Islam, quand on soutient que Hallâj fut un pur orthodoxe sunnite n'ayant rien à faire avec cette gnose! C'est une manière occidentale de voir les choses, dissimulant à peine son présupposé apologétique, et qui a décidé par avance que les textes devaient être mis en mesure de prouver le contraste entre un Hallâj et un ibn 'Arabî, comme si le second était « moniste », tandis que le premier ne le serait pas. En vérité, ou ils le furent l'un et l'autre, ou ils ne le furent ni l'un ni l'autre. Cette seconde hypothèse est la bonne, si on la rapporte à ce que signifie techniquement le terme occidental « moniste ». Rûzbehân de Shirâz reste le meilleur guide pour comprendre un Hallâj, comme un Ibn 'Ârabî, à son tour, était mieux placé que nous tous pour comprendre ce qu'il en était. Ni Hallâj, ni Ibn 'Arabî n'attendent  « dépasser » l'Islam ni sortir de l'Islam (pas plus qu'un Ghazâlî s'efforçant d'introduire la vie mystique dans le sunnisme).
Ils en vivent et actualisent toute la force spirituelle latente. Ce qu'ils dépassent, certes, c'est la pure conception légaliste, sociale et politique de l'Islam, qui, elle, en serait en effet la mort.
Le spirituel shî'ite est le mieux placé pour comprendre la tragédie d'un Haliâj, son obsession par le cas d'Iblîs, comme aussi la complexité du cas et de l'ouvre d'un Ibn 'Arabî (Haydar
Âmolî nous le rappellera encore). S'il arrive que la christologie doive être considérée ici, ce n'est point que Haliâj se soit rallié ou converti secrètement au christianisme d'une « religion de la Croix »; c'est qu'en fait l'imâmologie shî'ite assume théologiquement une fonction homologue à celle de la christologie en théologie chrétienne. Aussi bien l'imâmologie s'est-elle plu à marquer fréquemment les correspondances entre la personne de l'Imâm et celle de Jésus (par exemple, Jésus comme Sceau de la walâyat adamique; le 1erImâm comme Sceau de la walâyat universelle; le XIIe Imâm comme Sceau de la walâyat mohammadienne.
D'où ces prônes extraordinaires où l'Imâm se proclame « le second Christ ». Cf. encore les visions en songe de la mère du XIIe Imâm, infra livre VII).
Cependant, lorsque l'imâmologie shî'ite s'est trouvée placée devant des problèmes analogues à ceux de la christologie, ce fut toujours, certes, pour se rallier à des solutions correspondant à celles qui, au contraire, avaient été écartées par les Conciles. Il n'en résulte pas moins qu'elle rend impossible et dérisoire ce qu'il convient d'appeler moins un préjugé qu'une classification théologique sommaire et a priori, à savoir celle qui prétend mettre d'un côté ce qui serait théologie ou mystique « naturelle », et d'un autre côté ce qui serait théologie ou mystique « surnaturelle ». On se facilite un peu trop rapidement la tâche en confondant sous la dénomination de « mystique naturelle » ou de mystique « du type Yoga », d'autres doctrines spirituelles ou mystiques qui n'ont rien à faire là. Dans la « mystique naturelle » il s'agirait d'un effort de l'homme pour se conjoindre, par ses propres forces, avec le Soi impersonnel, l'Absolu, tandis que la théologie surnaturelle de la Grâce réserverait à l'homme d'autres perspectives. Si édifiantes que puissent être ici encore les intentions apologétiques cachées, il reste que la « théosophie islamique » ('irfân et hikmat) dispose d'une vision et d'une pratique dont l'ampleur est suffisante pour lui permettre de récuser cette dichotomie simpliste.
Il est superflu de faire remarquer que la notion islamique de prophétie et de mission prophétique (laquelle ne consiste pas à « prédire l'avenir ») n'est pas une notion que l'on pourrait réduire aux perspectives du Yoga. Cette notion qui embrasse tout le cycle de la prophétie, couvre la succession des prophètes de la Bible qu'elle prolonge en la personne de Mohammad, si attentif à revivre les antécédents scripturaires de ses Révélations.
Si la religion « naturelle » est définie comme l'effort tenté par l'homme pour se sauver lui-même, eh bien! ni le charisme prophétique ni le charisme des Imâms ne dépendent en rien de cet effort de l'homme. C'est même la raison pour laquelle la théologie shî'ite répète que, si les hommes peuvent élire un chef d'État, ou instituer un pontificat, ils ne peuvent ni « élire » un prophète ni « élire » un Imâm. La seule idée en est absurde.
Pas davantage, la « rencontre » de l'Imâm caché, forme que peut prendre dans le shî'isme l'imprévisible rencontre de l'assistance ou de la grâce divine, ne dépend ni ne résulte du seul effort de l'homme, pas plus qu'elle n'est une conjonction avec le Soi impersonnel. C'est le sens même du « naturel » et du « temporel » qui se métamorphose. C'est pourquoi leur méditation coranique met nos spirituels à même d'embrasser la totalité du cycle de la prophétie et des religions (par exemple, les Sages grecs, eux aussi, ont reçu leur sagesse de la « Niche aux lumières » de la prophétie) : ce sont les « six jours » de la création du cosmos religieux, et ils savent que se lèvera le septième jour. En revanche, est-il exagéré de parler des difficultés de la pensée chrétienne, officielle du moins, quant au projet d'instaurer une théologie générale des religions qui fasse droit au phénomène du Livre saint, en sa vérité plénière, jusque dans la Révélation coranique ?
Pourquoi soulever de tels problèmes ? C'est qu'aujourd'hui il n'est plus possible et il ne serait pas honnête de s'y dérober. Il est inévitable que ces questions soient posées, dès lors que l'on se demande, comme nous le faisons ici, ce que nous avons à apprendre de nos penseurs et spirituels iraniens, et ce que nous avons à faire avec eux et pour eux. Comment traiter de « spiritualité de l'Islam iranien », en passant ces questions sous silence ? En tout cas, le champ de tension défini par la bipolarité de la shari'at (la Loi, les obligations de la religion positive) et de la haqîqat (la vérité spirituelle, la « gnose » du texte saint, le dévoilement des sens cachés ressortissant aux plans supérieurs de l'être et de la conscience) - ce champ de tension est essentiel pour l'Islam intégral, c'est-à-dire pour l'Islam spirituel. Je crois que l'on précise la situation en toute fidélité à l'esprit des 'orafâ du shî'isme duodécimain, en remarquant que, si l'un des deux pôles est aboli, c'est la réalité islamique plénière qui est abolie, car la haqîqat est bien la haqîqat de la religion positive et elle présuppose celle-ci; elle n'est pas une source de libertinage de l'esprit. Le sens caché, « gnostique », dé l'illicite signifie également quelque chose d'illicite, et ne le transforme pas en quelque chose de licite. Réciproquement, la sharî'at privée de la haqîqat, loin d'être « sauvée » pour autant, n'est plus qu'une écorce vide. La tension est alors abolie, mais une fois aboli le concept religieux de l'ésotérique (hâtin), on a perdu aussi l'idée de la pure communauté spirituelle à laquelle il donne sa cohésion invisible. Alors se trouvent irrémédiablement identifiés concept religieux et système social; et le jour où la structure de la société traditionnelle est ébranlé, c'est le concept religieux lui-même qui est mis en déroute.
C'est pourquoi nous évoquerons ici (infra § 4) pour clore ces prémisses, un émouvant témoignage des conséquences de cette « socialisation du spirituel » en pays d'Islam sunnite, justement parce qu'il nous conduit à nous demander : la situation de l'Islam shî'ite n'est-elle pas différente ?
A première vue, l'on peut dire qu'une différence essentielle va tenir au fait que la walâyat et l'Imâmat y sont apparus comme la notion complémentaire inséparable et comme la prolongation nécessaire de la prophétie, c'est-à-dire de la mission du Prophète et de la révélation apportée par le Prophète. L'Imâmat des douze Imâms et la prophétie sont co-originels ; l'Imâmat, au sens shî'ite du mot, est le support original et permanent de la haqîqat qui donne vie à la sharî'at, et qui maintient l'herméneutique du Qorân ouverte sur d'autres univers (cf. infra chap. IV et V) comme elle la maintient ouverte sur l'avenir.
En revanche, sans l'Imâmat, tout effort vers la haqîqat se trouve en porte à faux, car cet effort est alors privé de soutien et de guide, comme de tout terme de référence qui lui permette de passer sain et sauf entre les deux gouffres du ta'tîl et du tashbîh (c'est-à-dire entre le rationalisme agnostique et l'anthropomorphisme naïf).
Précisons encore : les Imâms ne sont plus matériellement présents en ce monde. Leur autorité ne peut pas même être comparée à celle, toujours ambiguë, d'un « pouvoir spirituel » à même d'exercer une contrainte au moins sur les âmes. Il s'agit de ce que représente leur personne spirituelle, de ce qu'elle représente comme guide intérieur des consciences, et de ce qu'elle représente, en sa suprême réalité, comme configuration de l'horizon métaphysique. C'est là même le sens de l'Imâm comme Guide, comme Pôle et comme Témoin (cf. infra chap. VII).
Dans le monde nouveau qui s'élabore et dans lequel s'accentuent les caractéristiques de l'âge de fer, la religion du Prophète ne sera menacée d'étouffement et de mort que si elle est arbitrairement séparée de sa vérité spirituelle et de son interprétation spirituelle. Les Imâms, déjouant avant la lettre le piège de l'historicisme, n'ont cessé de répéter que si le sens des versets coraniques se limitaient aux personnes et aux circonstances à l'occasion desquelles ils furent respectivement révélés, tout le Qorân serait d'ores et déjà mort; il ne serait plus que du passé. Or, le Livre est vivant, parce qu'il ne cesse de « se passer » dans les âmes : jusqu'au Yawm al-Qiyâmat (Jour de la Résurrection).
Cela implique que la signification vivante du Livre n'est point liée à un moment du temps historique, ni au système social particulier à un lieu et à un temps donnés; mais cela, seuls les hommes de l'Esprit peuvent le comprendre, le voir et le dire.
Car dire que la sharî'at ne pourra survivre que par la haqîqat, c'est dire que, seule, cette vérité spirituelle peut en opérer les métamorphoses nécessaires, la préserver de succomber, dénaturée et étouffée par la socialisation politique.
Ce n'est point l'Islam seul, c'est toute religion, y compris le christianisme, qui est en péril de succomber au « social » et à la socialité; péri! D'abord intérieur, du fait de la démission des âmes qui s'en font les complices, car la confusion du « religieux » et du « social » est bien antérieur à nos jours. Seuls affronteront victorieusement ce péril, non point les chercheurs de compromis « avec leur temps », mais ceux qui auront la force d'être des shohadâ, des témoins « contre leur temps », des témoins de ce monde autre et de cet autre monde dont l'annonce est le contenu essentiel du message prophétique.
Il n'est pas au pouvoir des hommes ni des livres de susciter de tels témoins, mais il leur incombe de poser des questions : y aura-t-il demain une élite capable d'assumer la haqîqat de l'Islam, pour que se manifeste à notre monde le sens du pur Islam spirituel, n'ayant rien à voir avec les expériences et les ambitions des politiciens ? Et cette question s'adresse par excellence au shî'isme : parce que la commémoration du drame de Karbala, au début de son année liturgique, a le sens d'une protestation permanente contre les ordres de ce monde; parce que l'idée de l'Imam caché, l'attente de sa parousie qui domine la spiritualité de l'Islam shî'ite, signifient que la question posée ici est celle qui s'est posée à lui dès l'origine. Saura-t-il demain, comme aux temps où il n'y eut qu'une poignée de fidèles autour des Imams, la faire entendre à ce monde ? (cf. infra chap. III).

4. - Des problèmes à surmonter ensemble

On vient de faire allusion au phénomène de la « socialisation du spirituel » et aux conséquences de son impact sur une culture traditionnelle. Ces conséquences imposent une tâche très lourde à tous ceux qui refusent d'être les complices de ce qui fut si justement dénommé, il y a déjà plus d'une génération, la « trahison des clercs ». Cette expression n'est plus guère usitée de nos jours; pourtant il est impossible que cette trahison soit définitivement consommée.
En Occident, nous avons pris conscience que nos idéologies sociales et politiques ne représentent le plus souvent, en fait, que les aspects d'une théologie laïcisée. Elles résultent de la laïcisation ou sécularisation de systèmes théologiques antérieurs.
Cela veut dire que ces idéologies postulent une représentation du monde et de l'homme, d'où a été éliminé tout message d'au-delà de ce monde. Si loin que se projette l'espérance des hommes, elle ne franchit plus les limites de la mort. La laïcisation ou sécularisation de la conscience théologique peut être constatée, par excellence, dans la réduction du messianisme théologique à un messianisme social pur et simple. L'eschatologie laïcisée ne dispose plus que d'une mythologie du « sens de l'histoire ».
Il ne s'agit pas d'un phénomène soudain, mais d'un long processus. « Laïcisation » ne veut pas dire substitution du pouvoir séculier à un « pouvoir spirituel », car l'idée même d'un « pouvoir spirituel », matérialisé en institutions et s'exprimant en termes de pouvoir, c'est d'ores et déjà la laïcisation et la socialisation du spirituel. Le processus est en marche dès lors que l'on s'attaque, comme on l'a fait pendant des siècles, à toutes les formes de gnose, sans que la Grande Église, en se retranchant de la Gnose, pressentît qu'elle préparait du même coup l'âge de l'agnosticisme et du positivisme.
A son magistère dogmatique ne fit que se substituer l'impératif social des normes collectives. Celui qui était 1' « hérétique » est devenu le « déviationniste », quand on ne dit pas tout simplement un « inadapté ». Car on en arrive à expliquer tout phénomène de religion individuelle, toute expérience mystique, comme une dissociation de l'individu et  « réflexe agnostique » paralyse toute velléité d'accueil à l'égard des témoins d'un « autre monde ». Il est poignant de constater la hantise qui agite aujourd'hui de si larges fractions du christianisme : la peur de passer pour ne pas être « dans ce monde », et partant de ne pas être pris au sérieux. Alors on s'essouffle à « être de son temps », à proclamer la « primauté du social », à se mettre d'accord avec les « exigences scientifiques » etc., et cette course dérisoire fait oublier l'essentiel. N. Berdiaev a énoncé le diagnostic exact : la grande tragédie est là, dans le fait que le christianisme, sous ses formes officielles et historiques, a succombé à la tentation que le Christ avait repoussée.
Il reste que ce sont ces théologies sécularisées que l'Occident transporte partout avec lui, en même temps que l'outillage de sa civilisation matérielle. Le terme « Occident » englobe naturellement ici ce que la terminologie de nos journaux appelle l'Ouest aussi bien que ce qu'elle appelle l'Est. Une foule d'orientaux de nos jours sont des « occidentaux », au sens qui est visé ici; ils le sont parfois même plus que nombre d'occidentaux non encore « désorientés ». Mais que peut-il advenir, là où manquent les antécédents théologiques dont nos idéologies ne sont que la sécularisation ?
Le problème est d'une gravité d'autant plus aiguë en Islam, que l'Islam partage avec le christianisme les fondements d'une même religion prophétique. Nous pouvons commémorer ensemble les noms et les enseignements des mêmes prophètes.
Mais, d'autre part, comme nous l'avons plus d'une fois relevé, ce que les penseurs et spirituels de l'Islam ont cherché, ce n'est ni ce que nous appelons une théologie, ni ce que nous appelons exactement une philosophie : leur métaphysique, leur hikmat ilâhîya, est une « sagesse divine » dont les deux termes qui la désignent correspondent littéralement à ceux du mot grec composé, theo-sophia.
Précisément, l'on peut dire que la séparation entre théologie et philosophie est le premier symptôme d'une sécularisation de la conscience; elle remonte chez nous à la scolastique latine, peut-être à la Summa contra Gentiles de saint Thomas d'Aquin.
La théologie reste alors le domaine réservé au « pouvoir spirituel », tandis que le philosophe s'accorde toutes les libertés, sauf celle d'être un théologien, et nous avons ici le premier indice de la sécularisation métaphysique, c'est-à-dire de la désacralisation du monde. La theosophia, dans sa vérité métaphysique même, en est l'antithèse et l'antidote. Elle ne peut être mise en ouvre que par la connaissance du cœur  (ma'rifat qalbîya); d'où l'importance de ce thème chez nos théosophes shî'ites. Cette mise en ouvre ne peut séparer connaissance théorique et expérience spirituelle. C'est elle seule qui peut faire fructifier toute connaissance et toute initiative de l'homme en une connaissance et conscience de soi-même. Et c'est de cela que l'homme de nos jours a sans doute le plus besoin. On ne s'étonnera donc pas si, chaque fois que la théosophie islamique s'est trouvée placée devant des problème» analogues à ceux de la théologie chrétienne, ce fut, comme on le rappelait ci-dessus à propos de l'imâmologie, pour incliner à des solutions dont l'esprit était sans doute en affinité avec un certain christianisme, mais avec celui-là précisément qui fut, par les décisions de la dogmatique officielle, « refoulé en marge de l'histoire », selon On peut alors se demander où passent les lignes de démarcation réelle? Est-ce entre les formes de religion reçues et établies? ou bien, à l'intérieur de ces formes officielles, ne s'opère t-il pas, à leur insu, un regroupement des familles spirituelles de même type ? En prendre conscience, ce serait d'une part se préserver de bien des contresens, ceux que des experts candides commettent parfois sur place, parce qu'ils ne soupçonnent ni l'effondrement produit dans certaines âmes, à la suite de l'invasion massive d'idéologies dont les prémisses n'ont pas été sécrétées par ces âmes elles-mêmes, ni les clauses de sauvegarde intime qui en empêcheront d'autres de répondre aux questions indiscrètes des enquêteurs. D'autre part, les vrais spirituels prendraient conscience de ce qui les unit intérieurement, des problèmes qu'ils ont à affronter, et de la manière dont ils pourraient, pour la première fois peut-être, les affronter en commun.
Nous parlions, il y a quelques pages, du champ de tension défini par la shari'ât et par la haqîqat, c'est-à-dire par la lettre extérieure de la religion positive et par sa vérité ésotérique.
On peut s'enfermer dans la première et aussi la mutiler, du fait même que l'on refuse la seconde; ou bien, au contraire, en devenant l'adepte de celle-ci, sauvegarder la vérité intégrale de la première. Nous savons déjà que cette seconde attitude est celle-là même qui fait l'essence du shî'isme duodécimain et de l'enseignement de ses Imâms. Mais on peut ajouter que ce « champ de tension » est essentiel à ce que nous désignons ici comme le « phénomène du Livre saint »; que, par conséquent, il est connu et éprouvé par tous les Ahl al-Kitâb (les familles du Livre). Judaïsme et christianisme ont, eux aussi, leurs ésotéristes, et il y a entre eux et les gnostiques de l'Islam, maints traits de famille.
Ce serait une tâche fascinante, aux proportions énormes, certes, mais aux conséquences imprévisibles, que d'étudier comparativement, du point de vue que nous indiquons ici, le sens et la destinée des écoles dites ésotériques en Islam et de leurs analogues en chrétienté. Il nous faudrait, bien entendu, remonter jusqu'à la Gnose, mettre l'accent sur l'enseignement donné par le Christ à ses disciples les plus intimes, lire avec des « yeux nouveaux » les textes des Évangiles gnostiques qui nous sont récemment devenus accessibles, déceler comment certaines péricopes ou sentences évangéliques, citées avec prédilection par les auteurs shiites et ismaéliens, leur ont été transmises par la voie ou avec une coloration gnostique.
Quand on dit avec des « yeux nouveaux », cela s'entend d'un état d'esprit libéré de tout parti pris contre la Gnose; il y a des méprises que l'ignorance ne suffit pas à excuser. Ce que nous une terminologie à la mode. Appelons classiquement le « gnosticisme », devient un cas particulier au sein d'un phénomène religieux universel portant le nom de gnose, ou d'autres dénominations traduisibles par ce mot. Gnose, c'est-à-dire connaissance salvatrice. « Connaissance » qui est initiation à une doctrine; « salvatrice », parce que la révélation du mystère des mondes supérieurs, cachée sous la lettre des Révélations divines, ne peut s'accomplir ni être assimilée sans que l'adepte ne passe par une nouvelle naissance, la naissance spirituelle (en arabe wilâdat rûhânîya).
Il s'en faut de beaucoup que les témoignages et les monuments de la religion gnostique universelle, éclose autour du « phénomène du Livre saint », soient d'ores et déjà recueillis et accessibles dans un corpus. Mais un autre trait de famille entre gnostiques de partout et toujours s'accuse dans la répugnance qu'ils partagent à l'égard de la pure fides historica, celle qui mesure le degré de réalité de son objet aux documents qui en attestent l'existence physique dans le « passé » (ou bien donne à tout prix cette portée à ces documents), celle qui en exige une situation chronologique arithmétiquement établie, à l'égal de tout autre événement ou personnage de l'histoire profane. Une pareille foi n'est que l'affaire de l'homme extérieur.
C'est la fides historica dénoncée par tous les mystiques comme fides mortua, et sans doute y a-t-il une connexion secrète et fatale entre cette fides historica et l'historicisme, au déclin de la philosophie ; finalement, une connexion entre la prépondérance de cette fides historica et la préparation ou l'avènement de ce qui devait être le matérialisme historique.
Or nous avons relevé, il y a également quelques pages, un propos répété par plusieurs des Imâms du shî'isme, à savoir que, si les révélations contenues dans le Livre saint n'avaient que ce « sens historique », il y a longtemps que le Livre saint tout entier serait mort. Plus exactement dit encore, c'est l'expression même de « sens historique » qui se trouve appelée à connoter tout autre chose que son acception courante. Pour les Imâms, ce « sens historique » n'est pas celui qui réfère à un événement extérieur enclos dans le passé, mort avec ceux qui sont morts, et devenu curiosité archéologique, mais c'est le sens qui s'accomplit, ne cesse de se passer chez les vivants, jusqu'au Dernier Jour. C'est le sens qui concerne l'homme intérieur, un sens qui vise des événements bien réels, mais qui ne s'accomplissent pas sur le plan physique de l'existence.
C'est cela le sens ésotérique, et c'est pourquoi sa vérité ne dépend pas des circonstances historiques extérieures.
Et c'est autour de ce sens du Livre saint que nous voyons, partout et toujours, se regrouper les familles spirituelles ayant des traits communs. Nous aurions à porter ici notre attention sur ceux que l'on appelle les Spirituels du protestantisme : un Sébastian Franck, un Valentin Weigel, un Caspar Schwenckfeld ; tous les cercles qui ont été influencés par la théosophie de Jacob Boehme, ensuite par les Arcana caelestia de Swedenborg, sans oublier ni un Oetinger ni les Kabbalistes chrétiens, dont on ne peut dissocier les Kabbalistes juifs. Nous aurions d'autre part à systématiser les principes et la mise en ouvre de l'herméneutique spirituelle du Qorân, depuis l'enseignement donné par leslmâms du shî'isme eux-mêmes, puis celui qui se développe dans la théosophie ismaélienne comme dans celle du shî'isme duodécimain, et dans les grands commentaires qorâniques des hokamâ et des mystiques (ceux de Rûzbehân, d'Ibn 'Arabî, de Semnânî, de Haydar Âmoli, de Mollâ Sadrâ Shîrâzî etc.) jusqu'à ceux de l'école shaykhie (cf. infra chap. IV et V). Pour notre part, le temps ne nous a permis jusqu'ici que d'esquisser un début d' « herméneutique spirituelle comparée » (9)
  En l'élargissant et l'approfondissant, nous entreverrons mieux, avec la structure commune des univers suprasensibles, les traits de l'homme intérieur que dégage, partout et toujours, l'herméneutique spirituelle du Livre saint, les traits communs à l'ésotérisme prophétique, et aussi hélas! les traits communs, partout et toujours, à leurs adversaires, qu'ils s'appellent les docteurs de la Loi, les foqahâ, ou qu'ils soient ceux que Dostoïevski a typifiés dans le personnage du Grand Inquisiteur, les mêmes que nous voyons reparaître lors de la parousie du XIIe Imâm (infra livre VII).
Aussi bien, est-ce en commençant par vivre ensemble cette compréhension du Livre saint, que nous pourrons alors comprendre au mieux les problèmes qui nous sont communs et que nous avons à surmonter ensemble, parce que nous en dégagerons alors une situation et une terminologie qui pourront nous être communes. Je faisais allusion plus haut à un petit groupe d'études shî'ites auquel, d'année en année, j'ai eu le plaisir de participer pendant mes séjours d'automne à Téhéran. La personnalité du shaykh Mohammad Hosayn Tabataba'î, professeur de philosophie traditionnelle à l'Université théologique de Qomm, en fut la figure centrale (10)
 ; le cercle réunit quelques collègues de la jeune Université iranienne, aussi bien que quelques shaykhs, quelques-uns de leurs élèves, représentatifs de la culture traditionnelle.
J'ai pu remarquer, à maintes reprises, combien les situations et les problèmes issus d'une compréhension intérieure de la Bible, leur étaient accessibles; combien certains textes, traduits en persan de Maître Eckhart ou de J. Boehme, voire certains épisodes de nos légendes du saint Graal, leur semblaient bien parler la même langue que la leur. En revanche, ne nous dissimulons pas que la manière dont nous, Occidentaux, essayons d'analyser et d'interpréter la situation de ce temps, les énoncés (qu'ils soient dialectiques, sociologiques, cybernétistes) dans lesquels nous essayons d'en fixer les moments, tout cela est fort peu accessible d'emblée à ceux de nos amis orientaux qui ont encore le privilège de vivre intégralement leur culture traditionnelle.
Plus grave encore, il semble que les perspectives de notre situation éveillent difficilement leur intérêt. Il leur apparaît normal que l'on s'en aille à la dérive ou vers le chaos, lorsque l'on a perdu la « dimension polaire » de l'homme, lorsque l'on n'est plus capable d'interpréter toute structure « verticale » que comme un phénomène social d'autorité et de domination.
Nos mises en question, nos « contestations », sont alors elles-mêmes mises en question. C'est de là justement que peut naître une problématique commune. Il faut que les Occidentaux soient capables de prendre en charge les conséquences d'une situation que personne ne leur demandait de créer; il leur faut en sécréter eux-mêmes l' « antidote », mais ils ne le peuvent qu'à la condition de comprendre la situation qu'ils ont créée  (les catastrophes du genre de celles qu'un émouvant témoignage évoquera plus loin); il leur faut attacher du prix à ce qu'ils sont en voie de détruire, en comprenant enfin pourquoi ceux qui en sont les derniers dépositaires, y attachent un tel prix.
Nous nous trouvons parfois devant des difficultés de traduction inextricables. Il est pratiquement impossible de traduire directement, en persan ou en arabe, des termes tels que laïcisation, sécularisation, matérialisation, socialisation, évolutionnisme etc. On s'en tire soit avec des périphrases, soit en arrachant certains mots à leur usage courant, soit par des néologismes insolites. Mais nous pouvons constater que ni les périphrases ni les néologismes n'éveillent chez notre interlocuteur oriental les mêmes résonances émotives, les mêmes associations de pensées, que celles évoquées directement par ces termes en chacun de nous. Et cela est non moins vrai dans le cas de nos amis orientaux qui passent pour les plus « occidentalisés ».
Que, pour évoquer nos problèmes les plus actuels, nous soyons démunis d'une terminologie commune (réciproquement, il n'est pas toujours facile de traduire en nos langues la terminologie métaphysique très riche de nos penseurs shî'ites), c'est bien l'indice qu'il nous manque ici un « passé » spirituel commun. Je ne parle pas d'événements historiques extérieurs, mais d'une expérience commune de l'homme intérieur et des mondes de l'âme, expérience qui « se passe » dans le temps existentiel, temps de l' « histoire de l'âme », histoire qui se passe à mesure que s'accomplissent dans l'homme intérieur les sens ésotériques du Livre saint. C'est à cette histoire, toujours récurrente, jamais irréversible, que les Imâms, nous l'avons vu, font allusion en expliquant ce qu'est le ta'wîl, l'herméneutique ou interprétation spirituelle du Livre saint; or, c'est à elle aussi, que réfèrent nos propres spirituels en Occident. C'est dans ce « temps existentiel » que nous pouvons faire que quelque chose « se passe » qui soit alors commun entre nous. Et ce temps existentiel prendra ici origine d'une herméneutique spirituelle commune du Livre saint.
Malheureusement, nos propres spirituels sont en général assez peu connus jusqu'ici de nos amis orientaux. Du christianisme, ils ont plus ou moins entendu ce qu'en ont propagé les missionnaires et les apologistes, ou, beaucoup plus massivement, ce qu'en traduisent les idéologies postchrétiennes envahissantes, sécularisation des mystères théologiques antérieurs.
Mais le christianisme soi-disant « refoulé de l'histoire », celui par lequel, en revanche, nos spirituels ont vécu leur histoire à eux, celui-là est resté à peu près ignoré. On lui fait le meilleur accueil, dès qu'il en est parlé (cf. les exemples allusifs donnés ci-dessus), mais le plus souvent on s'en tient au schéma, pourtant périmé, qui oppose machinisme et technique de l'Occident à la spiritualité traditionnelle de l'Orient.
C'est pourquoi il m'apparaît important de clore ces prémisses, en montrant qu'il y a lieu parfois d'inverser cette dichotomie un peu sommaire, si vraiment il s'agit pour nous de surmonter ensemble les mêmes problèmes et les mêmes périls. Je voudrais mettre en contraste deux témoignages frappants : d'une part quelques lignes de Nicolas Berdiaev, représentant de cette philosophie chrétienne de l'Orthodoxie russe, si peu connue en général de nos amis orientaux, d'emblée pourtant plus proche de leur pensée que ne le sont nos idéologies sociopolitiques.
C'est à Berdiaev que l'on doit la protestation la plus clairvoyante contre le péril du « social » et de la socialité envahissante. D'autre part, quelques lignes émanant d'une personnalité arabe sunnite, nous montrant en contraste la voie sans issue dans laquelle peut engager F « occidentalisation » à outrance.
L'intrépide originalité de Nicolas Berdiaev ne permet de le rattacher à aucune école, sinon à la théosophie de Jacob Boehme dont il s'est réclamé expressément à maintes reprises(11)
 Toute son ouvre est une amplification du leitmotiv énoncé dans son livre sur Le Sens de l'acte créateur. Plus encore qu'une protestation véhémente, cette ouvre est une insurrection contre une époque « où la conscience sociologique a remplacé la théologie [...]. La domination de la socialité sur les consciences contemporaines pèse comme un cauchemar; cette socialité extérieure dissimule et éteint toutes les réalités authentiques (12). »
Or « en tous les temps la mystique a découvert le monde de l'homme intérieur et l'a opposé au monde de l'homme extérieur ». Mais ce que dévoilait cette révélation mystique de l'homme intérieur, c'était la structure de l'être humain comme microcosme, le « microcosmisme » de l'homme (c'est aussi bien l'un des thèmes fondamentaux de la théosophie mystique en Islam). Or, c'est précisément ce qu'ignore ou ce que rejette le positivisme de la conscience sociologique, laquelle suppose la rupture avec le cosmos (ne nous méprenons pas : la « cosmonautique » de nos j'ours ne restaurera en rien la structure rompue.
Car il y a un Seuil à franchir, un Seuil que, par définition, aucune fusée ni aucun spoutnik ne franchiront jamais). Et cette rupture une fois consommée, il ne peut plus advenir qu'un individualisme dérisoire, totalement désarmé en fait contre les conformismes collectifs, contre la socialité, tandis que l'individualité du mystique est elle-même, à elle seule, un univers, capable de faire équilibre au monde extérieur. Le paradoxe de l'expérience mystique est en effet que l'absorption mystique en soi-même est toujours en même temps une libération de soi-même, un élan hors des frontières, et cela parce que « toute mystique enseigne que la profondeur de l'homme est plus qu'humaine, qu'en elle se cache un lien mystérieux avec Dieu et avec le monde. C'est en soi-même qu'est l'issue hors de soi(13) ; c'est du dedans et non du dehors que l'on brise les entraves par un travail tout intérieur (14) ».
C'est cette conviction profonde qui conduisit Berdiaev à affirmer que « l'homme dont traite la psychologie n'est encore que l'homme extérieur. L'élément psychique n'est pas l'élément mystique. L'homme intérieur sera spirituel et non psychique (15)  ».
Cette différenciation (qui reproduit celle de la Gnose entre les « pneumatiques » et les « psychiques ») prend dans sa pensée une importance fondamentale, car elle conditionne l'attitude du mystique envers toute objectivation de la foi vécue. « Les religions, écrit-il encore, traduisent en connaissance et en être ce qui, dans la mystique, est vécu et révélé dans l'immédiat. La connaissance dogmatique des Églises universelles n'a été que la traduction objective de l'expérience mystique directement vécue [...]. Les dogmes dégénèrent et meurent, lorsqu'ils ont perdu leur source mystique, lorsqu'ils conçoivent l'homme extérieur et non l'homme intérieur, lorsque leur expérience est physique et psychique et non spirituelle. La croyance historique effective est la croyance de l'homme extérieur, dont l'esprit n'est pas approfondi jusqu'aux sources mystiques ; c'est une croyance adaptée au plan physique de l'existence (16). »
Et c'est cela même qui nous a amené à suggérer qu'il existe sans doute une connexion secrète fatale entre l'avènement et les exigences de la fides historica et la préparation d'un âge qui devait être celui du matérialisme historique. Tel est le thème qui ressort de l'Essai de métaphysique eschatologique donné d'autre part par Berdiaev. « Le Christ avait repoussé dans le désert la tentation des royaumes de ce monde, mais les chrétiens succombèrent dans l'histoire à cette tentation. » C'est cela que signifie le passage du christianisme eschatologique au christianisme historique, c'est-à-dire l'adaptation du christianisme aux conditions historiques extérieures(17)
Dès ce moment a commencé la sécularisation du christianisme, et c'est ce qu'il importe de comprendre pour juger les formes sécularisées du messianisme social apparues aux XIXe et XXe siècles, aussi bien que pour déjouer l'illusion affirmant dogmatiquement le sens de l'histoire, car un tel sens est inconcevable sans une dimension métahistorique (la « dimension polaire », disions-nous plus haut, celle qui relie au « pôle céleste »), et c'est précisément de cette dimension que le positivisme et la socialité privent la conscience de l'homme.
Si l'on vient d'insister sur cet effort tendant à l'instauration nouvelle d'un christianisme mystique, dont la perspective eschatologique détermine essentiellement l'orientation, c'est parce que l'ouvre d'un Berdiaev nous atteste que les « Occidentaux » sont sans doute capables de sécréter l'antidote des négativités issues de la socialisation du christianisme. Il y a là comme un phénomène d'homéopathie spirituelle. Mais qu'en sera-t-il ailleurs, là où le poison vient de l'extérieur, et où, pour cette raison, sa vraie nature n'apparaît pas d'emblée ? La perspective eschatologique fut essentiellement aussi celle de l'Islam, par excellence celle de l'Islam shî'ite. Mais l'Islam est-il aujourd'hui à même de sécréter, pour sa part, l'antidote des idéologies qui, venant de l'extérieur, détruisent et ruinent ce qui fut sa spiritualité? C'est la grave question déjà posée ici ; elle domine la situation à laquelle nous avons à faire face ensemble.
Car voici, en poignant contraste, le témoignage d'une personnalité musulmane de Jordanie, Arabie sunnite. Les propos ont été tenus au cours d'une interview remontant à quelques années, mais il n'y a pas un mot à y changer, la situation n'ayant fait que se généraliser et s'aggraver depuis lors. Cette éminente personnalité arabe sunnite s'exprimait ainsi : « Comme je vis avec mon temps et que j'ai reçu une éducation occidentale, le progrès ne me paraît possible qu'en dehors de la tradition. Nous sommes nombreux, en Jordanie, à penser ainsi, à tenter d'impossibles synthèses. Comme tous nos frères arabes et musulmans du monde quand ils se mettent à penser, nous vivons un drame atroce.
Est-il possible de ne pas tuer Dieu, en tentant d'isoler la religion d'un système social condamné par le progrès technique et scientifique ? Dans notre Islam, la religion et la société sont confondues, l'une et l'autre n'existent que par l'union inséparable des deux. Est-il possible de nous moderniser sans nous damner? » (18)  
Ce qu'il y a de frappant dans ce témoignage pathétique, c'est l'envahissement total d'une âme par une idéologie dont elle est impuissante à sécréter elle-même l'antidote, parce que les prémisses de cette idéologie lui sont en fait étrangères. Nous sommes en présence d'une personnalité musulmane revendiquant son éducation occidentale, et de cette influence reçue de l'Occident sont radicalement absentes, bien entendu, les tendances et les protestations qui s'expriment dans les textes de Berdiaev cités ci-dessus ; il s'agit, tout au contraire, de l'influence des idéologies que ces textes dénoncent.
Une première affirmation typique intervient avec le slogan : « vivre avec son temps ». Qui donc donnera à cette âme musulmane désemparée la conscience et la force d'être et de vivre son propre temps à elle, non pas le temps de la collectivité anonyme, mais son propre temps personnel, son temps existentiel, où la vérité et le sens d'une doctrine apparaissent du fait qu'on l'assume soi-même, et non point par référence à tel ou tel moment du passé chronologique, ni à telles ou telles particularités sociales disparues? Et pourtant, les spirituels de l'Islam ont admirablement formulé la différence entre le temps historique extérieur (zamân âfâqî) et le temps de l'âme (zamân anfosî) ; ils savaient en effet que c'est « en ce temps-là » seulement, en ce temps existentiel, qu'une Tradition se transmet vivante, parce qu'elle est une inspiration sans cesse renouvelée, et non pas un cortège funèbre ou un registre d'opinions conformes.
La vie et la mort des choses spirituelles sont sous notre responsabilité; elles ne sont mises « au passé » que par nos démissions, nos renoncements aux métamorphoses qu'entraînerait pour nous leur maintien « au présent ». Il ne s'agit pas de tenter des « synthèses impossibles », mais il s'agit de comprendre ce que les spirituels ont compris depuis toujours, ce qui s'exprime dans la sentence de l'Imâm Ja'far rappelée plus haut : « L'Islam a commencé expatrié et redeviendra expatrié. Bienheureux les expatriés! »
Car, chose étrange, il est toujours apparu aux spirituels que, bien loin de consister dans la dissociation du social et du spirituel, dans leur différenciation et leur séparation, le « péril de damnation », la fatalité conduisant à « tuer Dieu », résulterait précisément d'une confusion et d'une identification entre la chose religieuse et un système social donné. Il s'agit même d'une séparation beaucoup plus radicale que celle qui permet encore de parler d'un « pouvoir spirituel » distinct du « pouvoir temporel », car, tant que l'on s'exprime en termes de « pouvoir » et de puissance, nous le remarquions plus haut, on en est, toujours ou déjà, à un niveau ou l'autre de la socialisation du spirituel, c'est-à dire de la situation conduisant à l'exclamation nietzschéenne :
« Dieu est mort. » Et de cette exclamation nous venons de percevoir un écho, jusqu'ici inouï, sur les lèvres d'une personnalité musulmane.
C'est pourquoi, au cours des réunions du petit cercle d'études shî'ites auquel il a été fait allusion ici précédemment, nous eûmes l'occasion, quelques semaines justement après que fut paru le texte de l'interview en question, de nous poser, à Téhéran même, la question : qu'est-ce qu'un shî'ite aurait à dire? Un shî'ite qui vivrait essentiellement sa religion comme Dîn-eQiyâmat, religion de la Résurrection. Il pourrait se faire que le témoignage rapporté ci-dessus gardât sa signification dramatique pour tous les cas où la religion islamique est identifiée purement et simplement avec la religion de la sharfat. Mais qu'en sera-t-il là où la sharfat est éprouvée comme n'étant que la moitié de la religion intégrale, celle-ci comportant essentiellement la haqîqat, la vérité spirituelle, la gnose qui est Qiyâmat, résurrection ?
Évoquons pour mémoire les caractéristiques qui différencient profondément l'Islam arabe et l'Islam iranien; elles n'ont pas à être traitées ici pour elles-mêmes, mais au nombre de ces différences il y a l'etkos qui, à l'heure actuelle, préserve l'Islam iranien de l'emmêlement aux passions sociopolitiques, aux exaspérations racistes ou nationales. C'est pourquoi le sens universel, supranational, du concept Islam comme concept religieux, est vécu et apparaît beaucoup plus clairement de nos jours en un pays comme l'Iran. Ce que l'on constate, à coup sûr, c'est que la personnalité jordanienne dont nous venons de citer le témoignage, passe totalement sous silence, sans doute parce que son éducation l'a laissée dans une ignorance complète sur ce point, la bi-poîarité de la sharfat et de la haqîqat, de la religion de la Loi qui, livrée à elle-même, n'est que religion sociale, et de la religion spirituelle, religion en vérité, dont toute la substance est faite du sens spirituel des Révélations divines, et ce sens est indépendant d'un système social déterminé. Même parmi les plus graves bouleversements extérieurs, la fidélité aux prescriptions de la sharfat est possible, parce qu'elle est affaire personnelle entre le croyant et son Dieu, et elle est telle, à condition d'être vivifiée par la haqîqat. Mais alors d'où surgit cette haqîqat?
Quelle en est la source ?
Les termes dans lesquels nous posions cette question entre amis, à Téhéran, à propos de l'interview en question, revenaient donc à la poser comme relevant en propre de la spiritualité shî'ite, et c'est pourquoi elle nous conduisait à méditer jusqu'en ses sources et fondements la situation philosophique et spirituelle du shî'isme. Essentiellement ceci : percevoir, au centre du shî'isme, la fonction de sa prophétologie et de son imâmologie comme le situant à égale distance du juridisme de la religion purement légalitaire et extérieure, et des implications contenues dans l'idée chrétienne de l'Incarnation divine; c'est-à-dire comme la « voie droite » (sirât mostaqîm) passant à égale distance du monothéisme abstrait et monolithique, et du dogme qui, postulé par le phénomène Église et l'idée de son magistère, se sécularise en l'idéologie d'une Incarnation sociale, lorsque la théologie, renonçant à elle même, s'efface devant la conscience sociologique. Essentiellement encore : l'idée de la ghaybat, de l'occultation et de l'invisibilité présente de l'Imâm, parce que cette occultation implique, avec l'idée d'un incognito divin, l'idée d'une communauté essentiellement spirituelle et l'attente eschatologique de la Parousie.
Cette eschatologie donne son sens à la condition de l'humanité présente, parce qu'elle y met fin par une transfiguration du Ciel et de la Terre. L'idée de la ghaybat rend impossibles toute socialisation et toute matérialisation institutionnelle de la res religiosa. Car la Parousie, la réapparition de l'Imâm caché (cf. encore infra livre VII), ce n'est pas un événement qui doit survenir de l'extérieur, un beau jour. Si l'Imâm est caché, c'est parce que ce sont les nommes qui se sont rendus incapables de le voir. Son Apparaître futur présuppose une métamorphose du Cœur  des hommes : il dépend de ses adeptes que s'accomplisse progressivement cette Parousie, par leur propre acte d'être.
Jusque-là, le temps de la ghaybat majeure, c'est le temps d'une présence divine incognito, et parce qu'elle est incognito, elle ne peut jamais devenir un objet, une chose, moins encore une réalité socialisable. Tel est le sens du temps de la ghaybat, comme temps non pas « historique », mais comme temps existentiel.
Alors les contrastes ressortent d'eux-mêmes, en une brève récapitulation. Si la prophétologie et l'imâmologie shî'ites résistent aux efforts de socialisation du spirituel, c'est que l'idée de la walâyat est celle d'une Initiation spirituelle, d'une gnose, non pas celle d'une Église : les Amis de Dieu, les « hommes de Dieu », sont des Guides, des Initiateurs; ils ne constituent pas un magistère dogmatique. Visions et personnes théophaniques ne postulent aucune Incarnation qui laïcise le divin en le faisant entrer dans la trame de l'histoire empirique. La ghaybat, l'occultation de l'Imâm, l'incognito divin, maintient la dimension eschatologique (celle du christianisme primitif), comme elle maintient dans l'incognito d'une Ecclesia spiritualis la hiérarchie ésotérique qui échappe à toute socialisation, et partant, à toute laïcisation. L'homologie du cycle de la prophétie et du cycle de la walâyat permet de percevoir un plan de permanence historique, ou mieux dit, une hiéro-histoire s'accomplissant dans le monde spirituel, progressant d'ascension en ascension, non pas dans l'écoulement linéaire d'une évolution indéfinie. La vérité n'est pas en fonction du moment dans la chronologie linéaire, mais en fonction de la hauteur d'horizon à laquelle elle est perçue.
Le temps de la ghaybat n'est pas un temps avec lequel « on fait » de l'histoire extérieure; c'est un temps existentiel. L'Imâm caché est le temps de la conscience shî'ite, son lien permanent avec la métahistoire.
Ces indications sont de celles qui nous guident quant au sens des problèmes à surmonter ensemble. Nous avons fait allusion plus haut au paradoxe qui marque la situation extérieure du shî'isme, depuis l'époque même de son triomphe avec la restauration safavide au XVIe siècle (il en sera encore question, infra chap. II). L'ouvre puissante d'un Haydar Âmolî (VIIe/XIVe siècle), celle d'un Mollâ Sadrâ Shîrâzî et de ses élèves (XIe/XVIIe siècle), groupées autour de l'enseignement des saints Imâms, sont de celles qui doivent aider le shî'isme duodécimain à surmonter son propre paradoxe, en le rendant attentif à la signification actuelle de son message spirituel, et par là de son combat spirituel (infra chap. III).
Pour clore ce chapitre, relevons une observation frappante. S'il y a une vingtaine d'années, il n'était pas très fréquent de rencontrer un jeune intellectuel iranien avec qui s'entretenir de la philosophie d'un Mollâ Sadrâ Shîrâzî, ce n'est plus aujourd'hui un fait exceptionnel. Certes, ce ne sera jamais un fait auquel les statistiques aient à s'intéresser, mais quelque chose est en train de prendre naissance, un quelque chose auquel les pages du présent livre voudraient contribuer pour leur modeste part. Certes, je sais très bien que, s'il est beaucoup d'Iraniens, des jeunes et des moins jeunes, pour vivre avec ferveur les hautes doctrines des maîtres dont quelques-uns seront mentionnés ici, il en est d'autres, jeunes aussi ou moins jeunes, qui, à l'évocation des noms et des pensées dont ces pages seront remplies, ont pris l'habitude de répondre, les uns par une négation qui a pour excuse l'ignorance, les autres par un refus qui est souvent l'aveu d'une nostalgie. On souhaiterait que le présent livre leur inspire au moins le courage de leur nostalgie, en les convainquant qu'il n'y a aucune raison de succomber à cette mythologie du « sens de l'histoire », incapable de penser au présent ce qu'elle appelle le passé, parce qu'elle se donne l'illusion de l'avoir dépassé.
Nous rappelions plus haut l'enseignement des Imâms selon lequel c'est le sens intérieur, le sens ésotérique, qui est le vrai sens historique des Révélations divines, parce que ce sens ésotérique est celui qui, jusqu'au Dernier Jour, ne cessera de « se passer » dans l'homme intérieur. Le sens ésotérique est ici le sens historique, parce qu'il est l'histoire de l'âme, et parce qu'il est ainsi maintenu au présent par cette histoire même. C'est pourquoi ce que l'on appelle « tradition », en transmettant l'objet sauvegardé, suscite chaque fois du nouveau, non pas de nouvelles idéologies à la mode, mais de nouveaux témoins. Ce n'est plus tout à fait, certes, la conception courante qui identifie l'historique et le passé. En revanche, y aurait-il moins de franchise et de rigueur dans cette manière de comprendre « au présent », qu'il n'y en a dans de ce que l'on appelle couramment les nouvelles méthodes historiques? Car lorsque, à grand renfort d'archéologie, d'économie et de sociologie, on s'efforce de présenter le passé des masses anonymes comme véritable « sujet de l'histoire », n'est-ce pas encore et toujours le miroir de nos présuppositions, de nos inclinations et de nos ressentiments, qui nous présente « au présent » l'image que nous y déchiffrons... en toute objectivité ?
Il est une comparaison pour laquelle on avoue une prédilection et que l'on répétera ici, parce qu'elle surgit d'une méditation spontanée devant les ravins des torrents desséchés qui sillonnent le haut plateau iranien. Souvent, avec les mêmes amis, nous nous prenions à évoquer le jour imprévisible où de nouveau l'eau vive y coulerait à plein bord. Mais alors, nous demandions nous, où est l'avenir d'un courant d'eau vive, qu'il s'agisse d'un fleuve de ce monde, ou qu'il s'agisse d'un « torrent spirituel » ? Est-ce à son estuaire où l'Océan l'absorbe ? Est-ce dans les déserts de sable où il s'en va disparaître ? Ou bien est-ce à sa source? Sa source, n'est-ce pas elle qui est son avenir ? Car le passé et l'avenir, quand il s'agit des choses de l'âme, ne sont pas les attributs des choses extérieures ; ce sont les attributs de l'âme même.
C'est nous qui sommes des vivants ou des morts, et qui sommes responsables de la vie et de la mort de ces choses. Et c'est cela même le secret de l'herméneutique spirituelle des saints Imâms.
Mollâ Sadrâ, par exemple, est de ceux qui surent fort bien que nous ne connaissons jamais qu'en proportion de notre amour, et que notre Connaître est la forme même de notre amour. Aussi, tout ce que les indifférents nomment le « passé », reste-t-il « à venir » en proportion de notre amour, qui est, lui, la source même de l'avenir, puisqu'il lui donne la vie. Seulement, il faut avoir le courage de son amour.

 
CHAPITRE II

Notion du shiisme des Douze Imâms

1- L'idée fondamentale de l'Imâmisme

Essayons tout d'abord, dans un aperçu d'ensemble, de situer l'axe de la pensée et de la spiritualité shî'ite. Ce qui est énoncé ici à grands traits, sera précisé au cours des chapitres qui suivront.
Ayant indiqué ailleurs plus en détail les quatre grandes périodes en lesquelles on peut schématiser l'histoire du shî'isme duodécimain, nous n'y revenons ici qu'allusivement (19)
La première période est celle des saints Imâms eux-mêmes.
Elle commence avec le 1erImâm, 'Alî ibn Abî-Tâlib (ob. 40/661), confident et dépositaire des secrets du Prophète, comme le montre la multitude des entretiens et des déclarations dont le texte est conservé dans la tradition shî'ite. Cette même période va jusqu'à l'année qui marque la « Grande Occultation » du XIIe Imâm, c'est-à-dire 329/940. Ce fut aussi l'année où mourut Mohammad ibn Ya'qûb Kolaynî qui de Ray (l'ancienne Raghès) près de l'actuel Téhéran, où il était le chef de la communauté shî'ite, s'était rendu à Baghdâd, où pendant vingt ans il fut occupé à recueillir aux sources mêmes, notamment auprès des deux derniers représentants (nâ'ib) du XIIe Imâm, les milliers de hadîth (traditions) qui constituent aujourd'hui le plus ancien recueil systématique de traditions shî'ites(20)   Certes, avaient été compilés auparavant maints recueils partiels plus anciens, que Kolaynî put utiliser et dont certains sont même parvenus jusqu'à nous (du fait des persécutions, la littérature shî'ite des premiers siècles a subi d'énormes ravages; il y a une foule d'ouvrages dont nous ne connaissons plus aujourd'hui que les titres). Comme on le sait, chacun de ces hadîth remonte jusqu'à l'un ou l'autre des Imâms par une série de témoins qui en forment la chaîne de transmission (isnâd).
Une seconde période s'étend depuis Kolaynî jusqu'au grand penseur shî'ite duodécimain, qui eut également affaire avec le shî'isme septimanien ou ismaélien, Nasîroddîn Tûsî (ob. 672/1274), période principalement marquée par l'élaboration des grandes sommes de traditions shî'ites, les ouvrages consacrés à tel ou tel thème particulier, les grands tafsîr ou commentaires shî'ites du Qorân. Une troisième période s'étend depuis Nasîroddîn Tûsî, c'est-à-dire depuis les invasions mongoles, jusqu'à la Renaissance safavide, au début du XVIe siècle. Cette période sera évoquée plus loin (infra livre IV) avec le nom et l'ouvre de Haydar Amolî, envers qui le présent livre a une dette particulière.
Quant à la quatrième période, on peut considérer qu'elle commence avec la Renaissance safavide, depuis ce que nous avons appelé déjà ailleurs l' « École d'Ispahan », dominée par les prestigieuses figures de Mîr Dâmâd et de ses élèves (infra livre V); elle englobe la période qâdjâre (infra livre VI) et ceux qui de nos jours encore sont les représentants de la pensée traditionnelle. Seuls nos successeurs seront à même de dire quand et en quel sens aura commencé une cinquième période!
Cela brièvement rappelé, soulignons encore les aspects caractéristiques. Ce que l'on appelle shî'isme (la shî'a), par opposition au sunnisme, c'est l'ensemble des adeptes (« shî'ites ») qui, pour tout ce qui concerne aussi bien les hautes doctrines spéculatives et l'herméneutique spirituelle du Qorân que la pratique courante de la religion islamique, se rallient à l'enseignement des saints Imâms et vouent une dévotion spéciale à la personne de ces derniers. On dit encore tashayyo'(21)  « faire profession de shî'isme », par contraste avec tasannon, « faire profession de sunnisme ». Ce dernier terme provient du mot sunna (tradition). Bien entendu, les shî'ites emploient eux aussi couramment pour leur propre usage le mot sunna, mais ils désignent alors par ce mot la Tradition intégrale englobant tout l'énorme corpus des enseignements remontant à l'un ou l'autre des douze
Imâms.
L'idée fondamentale est celle-ci : le sunnisme professe que le prophète Mohammad (ob. II/632) a clôturé le « cycle de la prophétie » et a révélé la dernière Loi religieuse, la dernière sharî'at ; le Prophète a déclaré lui-même qu'après lui il n'y aurait plus de prophète ni de sharî'at nouvelle. Il est le « Sceau de la prophétie » (khâtim al-nobowwat), le Sceau des prophètes (khâtim al-anbiyâ'). L'histoire religieuse de l'humanité est donc close; de génération en génération de l'ère de l'Hégire, l'humanité se retourne vers le point final qui a été mis ainsi, dans le passé, aux Révélations divines.
Le shî'isme professe, certes, lui aussi, que Mohammad fut le « Sceau de la prophétie ». Cependant l'histoire religieuse de l'humanité n'est pas close, et ici s'insère toute la prophétologie qui fut l'ouvre propre du shî'isme en Islam (infra chap. VI).
C'est que le point final du « cycle de la prophétie » (dâ'irat alnobowwat) a coïncidé avec le point initial d'un nouveau cycle, le cycle de l'Initiation spirituelle ou « cycle de la walâyat ».
Le mot walâyat signifie amitié (persan dûstî). Il se rapporte d'une part à la dilection, l'amour, que professent les adeptes à l'égard des Imâms, et d'autre part à la prédilection divine qui, dès la prééternité, les qualifie, les sacralise comme les « Amis de Dieu », les Proches ou les Aimés de Dieu (Awliyâ' Allah). Le mot exprime ainsi la qualification de ceux qui, après qu'il n'y a plus de prophète (plus de nabî), sont désignés comme les « Amis de Dieu », et dont le charisme spirituel est d'initier leurs adeptes, leurs « amis », au sens vrai des Révélations prophétiques. Dans l'acception shî'ite, stricte et rigoureuse, la qualification de Awliyâ se rapporte essentiellement aux Douze Imâms, et par dérivation seulement à leurs adeptes, leurs « amis », tandis que le sunnisme (le soufisme sunnite) en généralise l'usage.
Le cycle de la walâyat s'est ouvert quand fut clos le cycle de la prophétie. C'est pourquoi, de même que le « Sceau de la prophétie universelle » fut manifesté en la personne du prophète Mohammad, de même le « Sceau de la walâyat universelle » fut manifesté en la personne du 1erImâm, tandis que le « Sceau de la walâyat mohammadienne » sera manifesté lors de la clôture du cycle même de la walâyat, c'est-à-dire lors de la Manifestation du XIIe Imâm (ces énoncés sommaires seront complétés cidessous, livre I, chap. VI et VII, et livre VII). Le cycle de la walâyat, c'est l'initiation progressive au sens intérieur, spirituel, ésotérique (bâtin), des Révélations divines. Lorsque paraîtra le « Sceau de la walâyat mohammadienne », tous ces secrets seront manifestés; ce sera le règne de la pure religion en esprit et en vérité. Ce Sceau, ce sera le dernier Imâm, le Douzième, réapparaissant au présent (parousie) comme Imâm annonciateur de la Résurrection (Qâ'im al-Qiyâmat).
Ainsi, en se retournant vers le Prophète qui fut le Sceau de la révélation prophétique, le croyant shî'ite se tourne eo ipso vers celui-là qui a été annoncé par le Prophète lui-même comme devant être son descendant, un « autre lui-même », le Sceau à venir de la walâyat. En adhérant au message du Dernier Prophète, les adeptes de l'Imâm ne sont pas les captifs d'un passé clos et scellé, mais eo ipso, comme portés par le secret de la « prophétie en marche », ils se tournent vers l'avènement de celui qui dévoilera non pas une nouvelle Loi, une nouvelle shari'at, mais le sens spirituel, le sens caché de toutes les Révélations données à l'humanité, et qui ainsi les transfigurera. La situation existentielle est fondamentalement différente du côté du shî'isme et du côté du sunnisme.
Le shî'isme duodécimain se désigne également comme Imâmisme. Le mot arabe Imâm, on l'a rappelé ci-dessus, désigne étymologiquement « celui qui se tient en avant ». C'est le guide spirituel (en Iran l'on emploie aussi couramment le mot persan pîshvâ, auquel on ajoute le chiffre désignant respectivement chacun des Douze : Pîshvâ-ye yakom, Pîshvâ-ye dovvom, 1erImâm, IIe Imâm etc.). Au sens propre shî'ite, la qualification est réservée au groupe des Douze, c'est-à-dire aux onze Imâms descendants du Prophète par sa fille Fâtima (al-Zahra, l'Eclatante), et son cousin 'Alî ibn Abî-Tâlib, le premier des Douze, Le concept d'Imâm, guide, initiateur, est impliqué dans l'idée même du shî'isme comme gnose de l'Islam, et si l'Imâm est guide (hâdî), c'est qu'il est lui-même guidé par Dieu (il est Mahdî). Aussi bien la qualification de guidé-guide (mahdî et hâdî) est-elle étendue aux Douze Imâms du shî'isme duodécimain, parce que tous ensemble sont un plérôme, un tout complet; ils sont d'une seule et même essence (haqîqat, grec ousia).
Les Douze Imâms sont ceux qui guident leurs adeptes au sens spirituel caché, intérieur, ésotérique (bâtin), de la Révélation énoncée par le Prophète, ceux dont l'enseignement (formant un corpus considérable) reste, pour tout le temps postérieur au dernier prophète et jusqu'à la parousie de l'Imâm caché, la source d'une tradition spirituelle qui ne s'improvise ni ne se reconstruit à coup de syllogismes, de même que leurs personnes, surnaturelles et médiatrices, polarisent la dévotion de leurs adeptes.
Tel est, très brièvement dit, ce que l'on trouve au cœur du shî'isme, ce qui d'emblée suscite en lui un mode de pensée, une philosophie qui ne peut être que celle qui se désigne ellemême comme une philosophie prophétique (hikmat nabawîya).
C'est cela justement la dimension propre et irrémissible que le shî'isme a dressée en Islam, dimension restée incomprise jusqu'ici des sunnites en général, non moins méconnue en Occident, où l'on inclinait d'autant plus à sympathiser avec les prestiges de l'Islam sunnite majoritaire, que l'on évitait ainsi les questions gênantes pour certaines arrière-pensées.
Que de fois, nous y avons fait allusion, nos amis shî'ites en Iran nous ont interrogé sur les raisons secrètes de ce qui leur apparaît comme un parti pris étrange!

2 - Philosophie prophétique et religion initiatique

Cette « philosophie prophétique » est en quelque sorte l'enjeu du « combat spirituel » que le shî'isme doit soutenir sur plusieurs fronts, et de l'issue duquel il dépend qu'il soit ou non le shî'isme. Une vieille habitude, suivie sans discussion, n'a que trop longtemps permis de considérer que la pensée et la spiritualité islamiques s'exprimaient sous trois formes : celle du soufisme, celle des philosophes dits hellénisants, celle du Kalâm ou théologie scolastique de l'Islam, laquelle est plutôt, dans son essence, une dialectique apologétique.
Seulement, il y a un soufisme qui rejette la philosophie et les livres, et il y a un soufisme qui a édifié une extraordinaire métaphysique dont les thèmes lui ont été fournis originellement par la gnose islamique. Réciproquement, il y a des philosophes qui rejettent le soufisme, et il y a des philosophes qui le professent.
Et devant les uns et les autres, il y a les hommes du Kalâm, les Motakallimûn, les scolastiques de l'Islam qui, eux, n'ont guère plus de sympathie pour les soufis et les philosophes, que ces derniers n'en ont pour eux. Si complexe que soit déjà ce schéma, il est pourtant en porte à faux, parce qu'il est incomplet, et il est incomplet parce qu'il ne fait pas place à un membre essentiel : la philosophie prophétique du shî'isme, d'allure beaucoup plus herméneutique que dialectique, c'est-à-dire un mode de pensée qui aux constructions argumentant sur des abstractions logiques, préfère une progression qui s'attache à dévoiler, « désocculter » ce qui est caché (bâtin) sous l'apparent (zâhir), et à en percevoir les résonances aux niveaux de plusieurs mondes. Lorsque la rencontre se sera définitivement établie entre l'lshrâq, la « théosophie orientale » de Sohrawardî (infra livres II et V), et la pensée shî'ite, il deviendra courant chez nos auteurs iraniens de déclarer que l'lshrâq est envers la philosophie abstraite, dans le même rapport que le soufisme envers le Kalâm. Déjà cette analogie de proportions suffirait à nous édifier sur la manière dont on conçoit les termes en présence.
Une philosophie prophétique est une philosophie qui prend son point de départ dans le fait prophétique; sa gnoséologie, c'est-à-dire sa doctrine de la connaissance et des degrés de la connaissance, place au sommet la connaissance prophétique, la hiéro gnose avec ses modalités diverses, parce que cette gnoséologie procède elle-même de la prophétologie (infra chap. VI).
Elle a sa source dans les traditions rapportées des saints Imâms, traditions qui le plus souvent explicitent un texte coranique chargé d'allusions, et je ne crois pas que nous puissions, historiquement et chronologiquement, remonter à des sources plus anciennes en Islam. C'est pourquoi cette philosophie prophétique éclaire jusqu'à la structure et jusqu'à la terminologie du système de ces philosophes qui ont été habituellement considérés jusqu'ici; elle nous fait comprendre, par exemple, pourquoi Fârâbî, Avicenne, Sohrawardî, situent également la connaissance prophétique au sommet de leur gnoséologie.
Une philosophie prophétique est, certes, le type de philosophie que développe en propre une religion d'essence prophétique telle que l'Islam, c'est-à-dire une religion dominée non pas par l'idée d'une Incarnation divine qui fait entrer Dieu dans l'histoire, mais par l'idée du message que la divinité à jamais transcendante délivre aux hommes, en l'inspirant à ceux d'entre eux qu'elle choisit. Se demander quel peut être le rôle de la méditation philosophique en Islam, et partant quel type de spiritualité se développera conjointement avec elle, c'est donc situer le lieu où cette méditation philosophique est « chez elle », non pas en porte à faux, comme elle l'est là où elle est refusée.
Avant toutes choses, à quelle situation de l'homme la philosophie prophétique ici, de par ses origines, a-t-elle à faire face ?
Nous savons que la conscience islamique de l'homme et du destin de l'homme présuppose une forme de conscience éminemment apte à saisir des faits parfaitement réels, sans être des faits appartenant à ce que nous appelons l'histoire, c'est-à-dire matérialisés dans la trame de la chronologie et dont les traces matérielles sont enregistrées dans les archives. Pour cette conscience existent les faits de la métahistoire, ce qui ne veut pas dire post historiques, mais tout simplement transhistoriques. Ce sont des faits qui, pour ne pas être ce que nous appelons de l'histoire, ne sont pas pour autant ce que nous appelons du mythe. Et c'est cette aptitude à saisir la réalité de l'Evénement sur cette voie intermédiaire, qui rend vaines ici les explications d'une psychiatrie sociale dont les « diagnostics » présupposent avant tout, chez ceux qui les formulent, l'inaptitude à sortir du dilemme : ou mythe ou histoire(22) ?
Le fait dominant de la métahistoire est pour la conscience islamique celui auquel réfère le verset coranique 7 : 171. C'est l'interrogation posée par Dieu à tous les « Esprits » des humains préexistant à leur existence corporelle terrestre : A-lasto birabbikom?
« Ne suis-je pas votre Seigneur? » - interrogation à laquelle il fut répondu par un « Oui » unanime; sous cette unanimité se cachaient, il est vrai, bien des nuances, chaque humain ayant alors, selon nos penseurs, choisi pré existentiellement son destin en ce monde. C'est sur ce « prologue dans le Ciel » qu'est fixée la vision de la spiritualité islamique; il reçoit des interprétations diverses, correspondant aux différents niveaux de compréhension. Pour Ibn 'Arabî (ob. 638/1240) c'est Dieu même qui fut ainsi dans la prééternité, à la fois le questionnant et le répondant. (23)
Pour Rûzbehân de Shîrâz (ob. 606/1209, infra livre III), cette vision noua un pacte d'amour avec le Témoin-de-contemplation éternel (shâhid-e qidam), celui qui est à la fois le contemplant et le contemplé; lorsque les Esprits furent entrés dans la forme corporelle terrestre, la passion préexistant à cette condition éphémère de leur être, leur fit à tous demander avec Moïse : « Montre-toi à moi."(24)
Le mystique se guide ainsi sur un Sinaï mystique qui sera pour lui personnellement le lieu de la théophanie. Chez les ésotéristes en général, et chez les shî'ites tout particulièrement, ce verset est un de ceux qui affirment explicitement la préexistence des âmes (sous un mode diversement concevable) à leur condition terrestre présente. (254)
Et sans doute est-ce ce qui donne une saveur platonicienne au « symbole de foi » rédigé par un des plus éminents et des plus anciens docteurs shî'ites, Shaykh Sadûq Ibn Bâbûyeh (ob. 381/991). Pour tous les Moslimîn, le même verset implique leur responsabilité à l'égard d'un pacte mystérieusement conclu, de par la volonté divine, entre l'homme et son Dieu.
Et de là dérive le sens que la spiritualité islamique donne à la vie présente : celle-ci est l'épreuve de la fidélité de l'homme envers le pacte conclu entre Dieu et lui dans la prééternité.
Rappeler aux hommes ce pacte pré existentiel, tel est le but de la mission des prophètes, Quant au sens de ce pacte et la manière de lui être fidèle, c'est le secret caché sous la lettre des Révélations prophétiques. C'est pourquoi un tel verset nourrit la méditation de tout ce qui est désigné comme gnose ('irfân) en Islam, cette gnose qui alarme, partout et toujours, les littéralistes et les dogmatiques, parce qu'elle dévoile un niveau d'être et de conscience qu'ils refusent, et parce qu'elle est connaissance salvifique, une connaissance qui ne peut se produire, comme telle, sans une initiation et une régénération faisant éclore l'individu spirituel. Pour la gnose islamique, l'homme n'est pas un pécheur, un malade atteint par l'hérédité d'un, péché originel; c'est un exilé, un gharîb (cf. infra livre II, chap. v et livre III, chap. I), dont toute l'affaire est de prendre conscience des raisons de son exil et des moyens de retourner chez lui.
Ceux qui ne veulent pas de ce retour, s'égarent dans un abîme sans espoir. Ceux qui en cherchent la voie, la trouvent dans la gnose, par la découverte du sens caché des Révélations prophétiques, par le ta'wîl qui conditionne leur naissance spirituelle (wilâdat rûhânîya).
C'est là donc, dans la nécessité de trouver la Voie et le guide pour cette Voie, que s'enracine originellement le shî'isme, et c'est là que prend naissance cette philosophie prophétique dont on ne saurait mieux définir l'esprit qu'en rappelant la comparaison dont se sert notre grand philosophe Sadrâ Shîrâzî (ob. 1050/1640) : « La Révélation coranique est la lumière qui fait voir, elle est comme le soleil qui prodigue sa lumière.
L'intelligence philosophique, c'est l'œil  qui voit cette lumière.
Sans cette lumière, on ne pourra rien voir. Mais si l'on ferme les yeux, c'est-à-dire si l'on prétend se passer de l'intelligence philosophique, cette lumière elle-même ne sera pas vue, puisqu'il n'y aura pas d'yeux pour la voir. » Tout antagonisme entre philosophie et théologie est a priori surmonté en une hikmat ilâhîya, une « sagesse divine », théosophie prophétique qui, à l'époque de Mollâ Sadrâ, tendra à désigner par excellence l'herméneutique spirituelle du Qorân, telle que la fait connaître l'enseignement des Imâms.
Du pacte qui se trouve ainsi conclu, également dès l'origine, entre Révélation prophétique et méditation philosophique, résulte une situation particulière pour la philosophie, laquelle, promue au rang de « philosophie prophétique », sera désormais inséparable de l'effort spirituel et de la réalisation spirituelle personnelle. La différence fondamentale à l'égard de l'Islam légalitaire peut d'ores et déjà s'entrevoir. On est amené en effet à constater que l'aspect essentiel sous lequel se révèle la différence entre la religion légalitaire du sunnisme et la gnose de l'Islam shî'ite, c'est la conclusion différente que l'on tire, de part et d'autre, de l'acceptation du même fait, à savoir que le prophète de l'Islam a clôturé le cycle des périodes antérieures de la prophétie, celles des grands prophètes venus avant lui : Adam, Noé, Abraham, Moïse, Jésus, - Mohammad étant le dernier prophète qui apporta une sharî'at, le Sceau de la prophétie législatrice (nobowwat al-tashrî' ).
Dans ce cas, s'il est vrai de dire que les Révélations prophétiques n'ont qu'un sens littéral, si leur portée se limite à l'exotérique d'une Loi morale et sociale, alors l'histoire religieuse de l'humanité est bel et bien close, puisqu'il n'y aura jamais plus de nouvelle sharî'at divinement révélée (nous avons déjà signalé les déclarations du Ve et du VIe Imâm affirmant que, si le sens du Qorân se limitait à ce sens littéral, tout le Coran serait d'ores et déjà mort). En revanche, si les Révélations portent en elles-mêmes, dans leur texte, quelque chose de caché, quelque chose que le Prophète, en tant que tel, n'avait pas la mission de révéler aux hommes (cf. infra chap. VI), la situation change du tout au tout. Cette situation sera caractérisée par l'attente eschatologique de la révélation du sens plénier des Révélations, - révélation qui progresse dans la nuit de l'ésotérisme.
Cette nuit a commencé avec le 1erImâm, dès que le Prophète eut quitté ce monde; elle ne s'achèvera qu'avec la parousie du dernier Imâm, le Douzième, présentement caché, et cette parousie préludera à la Grande Résurrection (al-Qiyâmat al-Kobrâ).
Pour le shî'isme, l'eschatologie n'est ni un vague article de foi, ni un simple thème d'édification. C'est quelque chose de fondamental, d'organique, quelque chose d'où procède sa philosophie même, car il n'y a de philosophie prophétique que liée organiquement à une eschatologie; une telle philosophie procède des pressentiments de cette eschatologie et organise les formes de ses anticipations. On rallierait peut-être à peu près tout le monde, en Islam, aux considérations par lesquelles, dès l'origine, les Imâms du shî'isme ont montré la nécessité de l'existence des prophètes. Mais ensuite qu'en est-il, maintenant qu'il n'y aura plus jamais de prophètes, maintenant que le dernier Prophète est venu? Cette question pathétique, c'est le shî'isme qui la pose, et c'est à cette question qu'il répond, car précisément l'urgence d'une philosophie prophétique n'est telle que parce qu'il n'y a plus de prophètes.
La réponse est dans l'affirmation de la walâyat des Imâms succédant à la risâlat (mission prophétique) du dernier Prophète.
C'est la réponse que donnent les hadîth des Imâms eux-mêmes, comme elle est celle qu'élaborent les théologiens-théosophes les plus représentatifs de la gnose shî'ite, un Ibn Abî Jomhûr par exemple (ob. post 901/1496). Ce qui fait pour eux la différence essentielle du shî'isme à l'égard de l'Islam majoritaire, c'est la walâyat, et celle-ci est l'ésotérique, textuellement la resesoterica (al-amr al-bâtina). (26)
L'Islam professé par la conscience shî'ite postule l'initiation à une doctrine qui est doctrine de salut, et représente bien ainsi la gnose en Islam. Ce sentiment initiatique s'exprime dans une thèse fondamentale qui suffisait, dès l'origine et à elle seule, à provoquer l'alarme chez les docteurs de l'orthodoxie de l'Islam sunnite, représentant l'esprit et les conceptions de la religion littérale. Cette thèse, c'est que tout ce qui est extérieur, toute apparence, tout exotérique (zâhir) a une réalité intérieure, cachée, ésotérique (bâtin). L'exotérique est la forme apparitionneiîe, le lieu épiphanique (mazhar) de l'ésotérique. Aussi faut-il, réciproquement, un exotérique pour chaque ésotérique ; le premier est l'aspect visible et manifesté du second; celui-ci est la vérité spirituelle, l'Idée réelle (haqîqat), le secret, la gnose, le sens et contenu suprasensible (ma'nâ) de celui-là. L'un prend substance et consistance dans le monde visible; l'autre subsiste et consiste dans le monde invisible suprasensible ('âlam al-ghayb).
C'est la corrélation fondamentale de l'exotérique et de l'ésotérique qui se montre dans la corrélation de la mission prophétique de l'Envoyé de Dieu (la risâlat du Rasûl Allah) et la fonction initiatique de l'Imâm comme « Ami de Dieu » (Walî Allah). La fonction prophétique est de permettre la « descente » (tanzîl) et la manifestation de l'exotérique, du manifesté, c'est-à dire de la lettre positive des révélations religieuses. Eo ipso elle postule, pour le shî'isme, une fonction complémentaire pour « accomplir le retour » (ta'wîl) de cet exotérique à sa vérité spirituelle, à son Idée originelle ou signification ésotérique.
Opérer ce retour, c'est ce que désigne étymologiquement le mot ta'wîl (reconduire à), et cela veut dire : interprétation (ou herméneutique) spirituelle des Révélations. Cette herméneutique ressortit essentiellement au charisme de l'Ami de Dieu (walâyat) ou fonction initiatique de l'Imâm. Dans la mesure même où exotérique et ésotérique (zâhir et bâtin) sont en codépendance réciproque, fonction prophétique et fonction initiatique de l'Imâm (nobowwat et walâyat) sont également toutes deux interdépendantes, solidaires, inséparables (motalâzimatân). La source, l'acceptation et la viabilité de la notion shî'ite de l'Imâm dépendent donc de la conscience religieuse initiatique dont cette notion exprime la perception première et fondamentale. C'est une image-archétype antérieure à toute donnée empirique.
Toute autre explication passerait donc à côté de ce qui distingue par essence l'Imâmisme de l'Islam majoritaire et de la religion légalitaire, attentive à la validité des actes et des rites, méfiante et hostile à l'égard de toute « intériorisation », de tout ce qui rappelle et de tout ce qu'implique l'idée d'initiatisme.
Corollairement, parler de l'ésotérisme en Islam en passant sous silence le shî'isme (cela arrive assez fréquemment en Occident), c'est ne pas soupçonner le véritable état des choses. C'est se soustraire à la portée de l'affirmation que la foi (îmân) ne peut atteindre sa réalisation plénière sans la walâyat de l'Imâm, ce qui veut dire : si l'on ne reconnaît ni le sens ni la fonction de l'Imâm, - et partant, sans le ta'wîl, ce qui veut dire : sans l'intelligentia spiritualis, la ma'rifat des Révélations divines (cf. infra chap. v). Car le ta'wîl, privé de l'imâmologie, apparaîtra aux shî'ites comme une sorte de sécularisation du shî'isme, et c'est de grande conséquence, nous le verrons, quand il s'agit de concevoir les rapports entre le shî'isme ou le soufisme shî'ite d'une part, et le soufisme non shî'ite d'autre part.
Il y a déjà là un ensemble de notions fondamentales concernant la prophétie et l'imâmat, dont l'explication viendra plus loin (infra chap. V à VII). Àjoutons-en encore quelques-unes qu'il faut avoir dès maintenant présentes à l'esprit, et par lesquelles nos auteurs caractérisent la personne spirituelle de l'lmâm(27).
La fonction initiatique de l'« Ami de Dieu » (sa walâyat) a pour fin la connaissance de l'ésotérique, c'est-à-dire le sens spirituel des Révélations divines; l'héritage prophétique temporel (warâthat) ne concerne que la connaissance de l'exotérique, c'est-à-dire le sens littéral des Révélations (on verra ci-dessous chap. VI, 4, se préciser la connaissance qui est l'héritage spirituel). L'Imâmat en son intégralité, c'est la double connaissance et de l'ésotérique et de l'exotérique ; assumer le testament prophétique spirituel (wasâyat), c'est garder et préserver la « lignée de l'ésotérique » (sihilat al-bâtin). Quant au khalifat temporel, la succession temporelle du Prophète, c'est garder et préserver la « lignée de l'exotérique », préservation qui restera à jamais précaire et ambiguë en l'absence de la première.
Ces précisions indiquent déjà comment la question de l'Imâmat shî'ite dépasse infiniment les limites auxquelles ont voulu réduire le shî'isme tous ceux qui n'ont été à même d'en donner qu'une explication politique ou sociopolitique. Celui qui fut le 1erImâm, 'Alî ibn Abî-Tâlib, cousin et gendre du Prophète, ne fut lui-même, on le sait, que « quatrième khalife » dans l'ordre de succession de l'histoire officielle de l'Islam exotérique. Mais, pas plus que cela n'infirme sa réalité d'Imâm, cela ne confère aucune investiture imâmique à ceux qui furent, selon la chronique officielle, les trois premiers khalifes (Abû Bakr, 'Omar, 'Othmân), ni à ceux qui furent ensuite extérieurement détenteurs du khalifat (Omayyades, Abbassides etc.). Comprendre ce qui est en cause avec le shî'isme, c'est comprendre qu'il s'agit d'autre chose que de « légitimisme politique », de compétitions dynastiques(28).   L'Imâm n'a nullement besoin, d'être reconnu par la masse des humains pour être Imâm, car son charisme leur étant invisible, tout autant que le monde spirituel auquel il s'origine et se rapporte, l'Imâmat ne dépend pas de leur jugement. Il y a même des situations où il importe que l'Imâmat ne soit pas manifesté (comme dans le temps présent de la ghaybat). Le khalifat temporel ne concerne que le maintien de la sharî'at,la lignée de l'exotérique. Aucun des onze Imâms, après l'Imâm 'Alî, ne l'exerça en fait, mais chacun d'entre eux n'en fut pas moins le « Mainteneur du Livre saint » (Qayyim al-Qor'ân), et cela implique tout autre chose que le khalifat temporel. C'est le khalifat « au sens vrai », tel qu'il est réalisé en la personne de l'Imâm, mais sa réalisation intégrale ne peut, par définition et par essence, qu'advenir au terme d'une perspective eschatologique.
Voici maintenant un texte qui, en nous faisant sentir au mieux l'éthos shî'ite, récapitule tout ce que l'on vient d'esquisser à grands traits. Ce texte nous rapporte quelque chose comme la conclusion d'un entretien du VIe Imâm, l'Imâm ja'far al-Sâdiq, avec Mofazzal ibn 'Omar al-Jo'fî, lequel fut au nombre de ses disciples les plus intimes. Voici la narration exacte de celui-ci :
« Notre cause est difficile, déclara l'Imâm. Pour la soutenir, il faut des consciences où se lèvent les aurores, des cœurs embrasés de lumière, des âmes saines, de belles natures. C'est qu'aussi bien Dieu a d'ores et déjà reçu l'engagement (mithâq) de nos shî'ites. Qu'à celui qui nous est fidèle et loyal, Dieu fasse fidèlement le don du paradis. Celui qui nous trahit et violente notre droit, celui-là se met d'ores et déjà dans l'Enfer. En vérité, nous (les Imâms) tenons de Dieu un secret, un secret dont Dieu n'imposa le fardeau à personne d'autre que nous. Puis il nous ordonna de le transmettre. Nous le transmettons. Mais nous n'aurions trouvé personne qui en fût digne, personne à qui en confier le dépôt et qui fût capable de le porter, avant que Dieu n'eût créé à cette fin certains hommes qui furent créés de l'argile de Mohammad et de sa postérité (c'est-à-dire de la substance même du Prophète et des Imâms), C'est de la lumière de ces derniers que furent créés ces hommes-là, par une surabondance créatrice de la Miséricorde divine. Nous leur transmettons, de par Dieu, ce que nous avons l'ordre de transmettre. Ils l'accueillent et le supportent; leurs cœurs n'en sont pas troublés. Leurs esprits sont en sympathie avec notre secret; ils tendent spontanément à la compréhension spirituelle de ce que nous sommes ; spontanément ils s'enquièrent de notre cause. Mais Dieu a créé aussi des gens qui appartiennent à l'Enfer. Nous avons l'ordre de leur transmettre la même chose. Nous la leur transmettons donc. Mais leurs cœurs se renfrognent devant notre secret; ils s'en effarouchent et nous le renvoient avec un refus; incapables de le supporter, ils crient au mensonge. Dieu a mis une empreinte sur leurs cœurs. Leurs langues articulent une part de vérité; ils en énoncent la formule, mais leurs cœurs la rejettent. »
Alors, raconte Mofazzal al-Jo'fî, l'Imâm versa des larmes, puis, élevant ses deux mains, il dit : « O mon Dieu ! Fais qu'ils vivent de notre vie, fais qu'ils meurent de notre mort ! Ne laisse pas quelque ennemi prévaloir sur eux, car si tu laissais l'ennemi prévaloir sur eux, il n'y aurait plus personne pour t'adorer en ce monde(29).»
Ce texte, vibrant de la tonalité shî'ite la plus authentique, aura ses résonances dans tout ce qui va suivre ici. Il prélude à l'interprétation du verset coranique 33 : 72, comme recélant le secret du dépôt divin confié à l'homme. Il énonce les mêmes motifs que ceux de l'entretien du 1er Imâm avec son disciple Komayl ibn Ziyâd (infra chap. III, 2 et 3). Il laisse entendre que, lors de la scène métahistorique de Covenant (mithâq) que nous évoquions plus haut, le oui ne fut pas prononcé de la même manière par tous les humains. Certains portaient un refus dans leurs cœurs.  Ceux-là devaient être les éternels négateurs, les hommes de l' « initiation manquée », du « non sans oui »; leur destin, à eux aussi, s'origine à un choix pré existentiel dont aucune explication humaine ne peut être atteinte. Enfin, la première phrase prononcée ici par l'Imâm est identique à celle du célèbre hadîth qui fait du secret des Imâms le secret de l'herméneutique ésotérique, et par là même réfère au mystère de la « Réalité prophétique primordiale » (la Haqîqat mohammadîya) [infra chap. v].
Nous sommes ainsi conduit à fixer encore deux aspects essentiels qui achèvent de constituer le concept de l'Imâmat pour le shî'isme duodécimain : en premier lieu, comment en sa structure le plérôme des Imâms est constitué par douze personnes d'une même essence, lesquelles assument pré éternellement, c'est-à-dire dès avant leur épiphanie terrestre, une fonction théophanique essentielle. En second lieu, comment en raison de cette fonction théophanique, l'Imâmat est un élément constitutif essentiel de la religion prophétique éternelle, et conséquemment est présent à toutes les périodes du cycle de la prophétie.

3 - Le plérôme des douze Imâms
Pour fixer ces deux aspects, il y a lieu de considérer tout d'abord ce nombre douze comme déterminé en lui-même par sa perfection même; c'est cette perfection qu'attestent les déclarations du Prophète concernant le nombre des Imâms, et c'est cette perfection pléromatique, telle qu'elle ne peut dépasser le nombre douze, qui investit de ses prérogatives le mystérieux personnage du XIIe Imâm. Ensuite, il importera d'en rappeler l'exemplification et les correspondances dans la cosmologie et dans la hiérohistoire ; les Douze ont leur Manifestation aux différents plans cosmogoniques de la manifestation de l'être, comme dans les périodes successives du cycle de la prophétie.
Ce sont ces différentes manifestations qui nimbent leurs personnalités historiques terrestres, fugitivement apparues au cours des trois premiers siècles de l'Hégire.
D'une part, nous observerons que le nombre douze a également son importance dans le shî'isme septimanien ou ismaélien. Là même cependant, il se rapporte non pas au nombre limité des Imâms eux-mêmes, mais aux douze dignitaires (les douze Hojjat) qui entourent chacun d'eux en permanence. Le nombre douze n'y exprime donc pas le même rythme fondamental que pour le shî'isme duodécimain et c'est là justement une des différences entre l'un et l'autre(30).
Des nombreuses traditions énonçant que le nombre des Imâms se limitent à douze, les unes remontent au Prophète, les autres à certains des Imâms en personne.
La nécessité du nombre douze, comme nombre parfait, chiffrant la norme intérieure d'une totalité parfaite, d'un plérôme, est illustrée, dans ces traditions, par des référencés aux douze signes du zodiaque, aux douze princes (tribus) d'Israël, aux douze sources que fit jaillir du rocher la baguette de Moïse, aux douze mois de l'année, aux douze heures du jour etc. C'est toute une théologie de l'Aiôn qui reparaît ainsi dans le shfisme duodécimain.
D'autre part, c'est en raison du fondement et origine de l'Imâmat, dès avant et par-delà ses manifestations en ce monde, en la Réalité prophétique étemelle (Haqîqat mohammadîya), que s'établit sur terre un rapport unique entre le Prophète et l'Imâm, entre Mohammad et 'Alî ibn Âbî Tâlib. Cependant si, en compagnie du prophète de l'Islam, l'Imâmat fut manifesté aux yeux de tous, déjà antérieurement il avait été « manifesté secrètement » avec chaque prophète législateur (cf. encore infra). C'est que la fonction de chaque prophète fut toujours essentiellement la risâlat, la délivrance du message divin dans sa teneur littérale, tandis que le ministère des Imâms fut l'initiation au sens spirituel caché de la Révélation divine littérale (le ta'wîl, le tahqîq).
Les Imâms sont les guides conduisant à cette compréhension, à cette intelligentia spiritualis ; mieux encore ils sont eux-mêmes ce sens (cf. encore infra chap. v). Cela, parce que l'imâmologie métaphysique médite, dans leurs personnes préexistantes, la théophanie primordiale, une surhumanité céleste, créaturelle, certes, mais qui est la Face divine révélée aux hommes.
C'est eo ipso vers cette Face que les hommes se tournent, lorsqu'ils se tournent vers la Divinité, car celle-ci en soi-même leur reste inaccessible : elle est l'abîme, le Silence divin, le Deus absconditus. Ce thème de la Face est d'une importance capitale pour toute la théologie shî'ite ; il n'est nullement le fruit d'une spéculation tardive ; il est déjà énoncé dans les hadîth des Imâms eux-mêmes (31). Nous verrons (infra chap. VII) que ce thème marque en quel sens c'est l'Imâm qui rend possible le tawhîd pour l'homme, car, quelque effort que fasse l'homme, c'est vers la Face du Deus revelatus qu'il se tourne. C'est à la condition d'en  être conscient qu'il évitera simultanément le double piège du tashbîh et du ta'tîl, c'est-à-dire de l'anthropomorphisme et de l'agnosticisme. En revanche, s'il rejette l'idée shî'ite de l'Imâm, quoi qu'il fasse et dise, il commettra à son tour la faute d'Iblîs ; il tombera inévitablement soit dans le tashbîh, en se trompant sur le sens des Noms et des Attributs divins, soit dans le ta'tîl qui, dans son vain effort pour sauver la transcendance divine, ne fait que substituer au monothéisme naïf du tashbîh un monothéisme abstrait.
Les Douze Imâms, avec le Prophète et Fâtima sa fille (Fâtima al-Zahrâ, « à la beauté éclatante », « qui a l'éclat des fleurs »), origine de la lignée imâmique, forment le plérôme des « Quatorze Immaculés » (en persan Chahârdeh Ma'sûm), dont les manifestations, les théophanies, se produisent aux différents plans d'univers (lâhût, jabarût, malakût, nâsût, cf. infra chap. v).
Sans pouvoir y insister ici pour le moment (car il y aura lieu d'approfondir la recherche comparative), on n'omettra pas cependant de signaler l'analogie de leur groupe avec les groupes de Douze et de Quatorze bien connus dans les textes gnostiques de langue copte(32). L'Apocalypse d'Adam connaît Quatorze Aiôns de lumière, formes d'apparition de l'Illuminateur (en terminologie shî'ite nous dirions : mazâhir de la Haqîqat mohammadîya).
La gnose manichéenne s'attache à interpréter une prière de Seth, fils d'Adam, adressée aux « Quatorze grands Aiôns de lumière » (or Seth, comme « Imâm d'Adam », est une ligure de premier plan dans la gnose shî'ite); elle s'attache à interpréter les « Quatorze vaisseaux » sur lesquels navigua Jésus pour descendre en ce monde(33). Non moins frappante est l'analogie entre le Douzième Imâm (le Quatorzième des Immaculés) et le Quatorzième des Aiôns de lumière.

L'Apocalypse d'Adam encore parle du Quatorzième comme de l'allogène, l'étranger : un jeune garçon né de manière mystérieuse, enlevé en un lieu inaccessible, où il est éduqué et nourri(34). Le Douzième Imâm, Mohammad al-Qâ'im (le Résurrecteur) ou al-Mahdî (le Guidé), né de façon mystérieuse, disparaît encore tout enfant, le jour même où quitte ce monde son jeune père, l'lmâm Hasan. 'Askarî (en 260/873, cf. infra livre VII). Nous entendrons le prophète Mohammad s'exprimer à son égard comme le prophète Zarathoustra à l'égard du Sauveur-Saoshyant : « Je suis en lui et il est en moi. »
Le Douzième Imâm (Quatorzième des Immaculés) est l'Imâm caché de notre temps ; il réside en un monde suprasensible, invisible aux humains, jusqu'à son Apparaître futur, sa parousie finale qui clôturera le présent cycle de notre monde. Le temps que nous vivons présentement, est le temps de son « occultation », le temps de la ghaybat. Comme Imâm attendu (Imâm montazar) il a été identifié par maints auteurs shî'ites, entre autres par Haydar Amolî, avec le Paraclet annoncé par Jésus dans l'Evangile de Jean(35). Il y aura lieu d'y revenir ici même, car cette inspiration paraclétique de l'Islam shî'ite, comme témoin de la religion prophétique éternelle, pose une question capitale à la « théologie générale des religions » que l'avenir verra peut-être éclore. Parce que la figure du XIIe Imâm polarise la dévotion du shî'isme duodécimain, nous lui consacrerons spécialement le livre final du présent ouvrage. Mais pour la même raison, il était impossible de nous engager plus avant, sans en faire mention dès maintenant.
Nous disions ci-dessus que la structure du plérôme des Douze trouve son attestation et sa garantie dans une multitude de traditions ou hadîth shî'ites ; elle les trouve aussi dans les versets coraniques dont l'herméneutique shî'ite fait le fondement scripturaire de sa foi, comme elle les trouve enfin dans les correspondances que lui montre une théosophie aux dimensions cosmiques qui sera évoquée plus loin. Nous ne pouvons ici que retenir allusivement quelques-unes de ces traditions multiples.
Il y a, par exemple, celle où le Prophète en personne déclare : « Les Imâms après moi seront au nombre de douze ; le premier est 'Alî ibn Abî Tâlib ; le douzième est le Résurrecteur (al-Qâ'im), al-Mahdî (littéralement le Guidé, qui est par là même al-Hâdî, le Guide), à la main duquel Dieu fera conquérir les Orients et les Décidant de la Terre. » Ou encore : leur nombre est le même que celui des mois de l'année; le même que celui des sources que fit jaillir la baguette de Moïse en frappant le rocher de Horeb; le même que celui des Chefs (noqabâ) d'Israël.
S'adressant à son propre wasî (héritier-spirituel), le Prophète déclare : « O 'Alî les Imâms guidés et guides, tes descendants les Très-Purs, seront au nombre de douze (c'est-à-dire onze avec toi). Tu es le premier; le nom du dernier sera mon propre nom (Mohammad) ; quand il paraîtra, il remplira la terre de justice et d'harmonie, comme elle est maintenant remplie d'iniquité et de violence ».
Faisant allusion à ce qui lui avait été montré pendant la nuit d'extase de son assomption céleste, le Prophète atteste avoir vu sur les montants du Trône douze lumières ; dans chacune de ces lumières une ligne d'écriture de couleur verte portait respectivement le nom de chacun des douze Imâms. (36) Le même thème reparaît dans la tablette d'émeraude apportée du ciel par l'ange Gabriel à Fâtima Zahra, ou bien apportée au Prophète et donnée par lui en présent à sa fille (on se rappellera ici le thème de la tabula smaragdina dans la tradition hermétiste).
Cette tablette d'émeraude portait en lignes d'écriture dont l'or flamboyait comme la lumière du soleil, les noms du Prophète et de ses douze Imâms. L'un des « Compagnons » du Prophète, Jâbir al-Ansârî, un des shî'ites de la première heure, put même en prendre copie avec la permission de Fâtima ; le Ve Imâm, Mohammad Bâqir (ob. vers 115/733) en fournit encore l'attestation, donc bien avant, « hagiographiquement » du moins, que la lignée des Douze Imâms n'ait atteint en ce monde sa limite chronologique (37). Toutes ces traditions, en leur multitude, amplifient et commentent ce que le shî'isme perçoit dans les versets coraniques qu'il considère comme sa garantie divine. Le double motif qu'il aime à y méditer est celui de la pureté immaculée ('ismat) conférée par un don divin à la personne des Imâms, et celui d'une investiture divine (nass) par laquelle leur rang spirituel échappe, de par sa nature même, à l'arbitraire de l'élection par les hommes. Deux de ces versets coraniques ont une importance insigne.
Il y a le verset (3 : 54) qui nous réfère à la proposition d'ordalie (Mobâhala) que le prophète Mohammad avait adressée aux chrétiens de Najrân et à leur évêque (en l'an 10/631), pour adjurer Dieu de décider par un Signe entre leurs conceptions respectives de la personne du Christ. Comme on le sait, les Chrétiens renoncèrent finalement à tenter l'épreuve. Mais la mise en scène avait été extraordinaire. Dans le décor de la « dune rouge » le Prophète avait fait pendre, entre deux arbres taillés en poteaux, un grand tissu noir formant portique; il y prit place ayant derrière lui sa fille Fâtima (al-Zahrâ, al-Batûl, la Vierge); à sa droite, l'époux et cousin de celle-ci, 'Alî, le 1erImâm ; à sa gauche, les deux Imâms-enfants, Hasan et Hosayn. Ce sont ces quatre personnes de sa famille que le Prophète avait, avec lui-même, constituées comme « otages » de sa proposition d'ordalie. Ils forment ensemble le groupe que l'on désigne comme les « Cinq Personnes du Manteau » (Ashâb al-Kesâ, ce Manteau que revêtira l'Imâm caché, lors de sa parousie, et le symbole est ici d'une puissance extraordinaire) (38) . C'est le groupe de ces cinq Personnes unies par une « solidarité sacramentelle » que la foi shî'ite considère comme une vision théophanique. Pour les théologiens shî'ites, il ne fait aucun doute que les expressions employées dans le verset signifient qu'il y a entre les cinq personnes une communauté d'essence, une même (haqîqat) (39).
Un autre verset sacralise le même groupe de Personnes, et à travers elles leur descendance d'Imâm en Imâm jusqu'au XIIe Imâm, car ce n'est nullement la seule ascendance selon la chair, mais cette 'ismat, cette pureté immaculée, jointe à l'investiture nominale (nass), qui, de chacun des Douze Imâms du shî'isme, a fait un Imâm. C'est le verset (33 : 33) où il est dit :
« Dieu veut écarter de vous toute souillure, ô membres de la Famille du Prophète, et vous conférer une totale pureté. »
Ici encore, les cinq personnages sont groupés à l'ombre du manteau du Prophète (40) , et c'est à cette occasion que le Prophète prononça cette prière : « Mon Dieu, voici les membres de ma maison; mon frère 'Alî) est le prince des Imâms, ses fils sont les fleurons de ma descendance; et ma fille, la souveraine des femmes.(41) Le Mahdî procédera de nous. » L'un des Compagnons (Jâbir al-Ânsârî encore) ayant demandé : « O Envoyé de Dieu, qui est le Mahdî ? », le Prophète de répondre : « Il y aura neuf Imâms descendants de Hosayn. Le neuvième sera le Qâ'îm (le résurrecteur) : il remplira la terre d'harmonie et de justice comme elle est aujourd'hui remplie de tyrannie et de violence, Il combattra pour reconduire au sens spirituel (ta'wîl), comme j'ai moi-même combattu pour la révélation du sens littéral (tanzîl). »
Cette dernière phrase énonce la raison pour laquelle, ainsi que nous le verrons au terme de ce livre, la figure du XIIe Imâm domine tout le cycle de l'Initiation spirituelle (le cycle de la walâyat), dont nous avons rappelé ci-dessus qu'il commença avec la clôture même du cycle de la prophétie. S'ensuit un paradoxe qui est propre au génie de la pensée shî'ite et qui est impliqué dans l'énoncé même du Prophète affirmant qu'il n'y aurait que douze Imâms à lui succéder. Comment ce nombre douze peut-il suffire à couvrir la totalité du temps jusqu'au Yawm al-Qiyâmat, « jour de la Résurrection » ? Dès l'origine, la situation est telle que la dynastie des douze Imâms ne peut ni se comparer ni entrer en compétition avec une dynastie quelconque de ce monde, car elle appartient à un autre ordre.
D'une part la Terre ne peut jamais être privée d'un Imâm, fût-il caché et invisible, parce qu'elle serait alors sans communication avec le Ciel; l'Imâm est le pôle mystique; s'il cessait d'exister, l'humanité ne saurait persévérer dans l'être. Que la grande masse des humains soit inconsciente de l'existence de ce pôle, cela ne change rien à la chose. Il faut donc que jamais l'Imâm ne cesse d'être présent. Mais, d'autre part, le plérôme des Douze est d'ores et déjà constitué et achevé; douze est le nombre parfait sans lequel l'Imâmat serait incomplet, et en raison même de sa perfection le nombre douze ne saurait être dépassé. Il faut donc que le XIIe Imâm existe dès maintenant; il faut qu'il ait existé en ce monde dès l'instant que le XIe Imâm le quittait.
Cependant le cycle de l'Initiation ou de Sa walâyat est encore inachevé; la Manifestation (la parousie, l'Apparaître futur) du XIIe Imâm est encore attendue. Dès lors il faut que le XIIe Imâm, tout en étant d'ores et déjà là, soit encore l'Attendu; il faut donc qu'il soit à la fois « existant au passé » et « existant au futur », et c'est cette simultanéité même qui détermine le mode de son existence aujourd'hui : présence « entre les temps », présence invisible et permanente, depuis son occultation « mineure » commencée en 260/874, jusqu'à la fin du temps de l'histoire, jusqu'à l'aurore du nouyel Aiôn, celui de l'Homme Parfait  (42) . Il s'agit, par conséquent, d'une présence qui ne peut assumer le mode d'une présence matérielle dans un lieu de l'espace physique sensible. Et c'est pourquoi la nécessité de cette présence postule l'existence d'un monde suprasensible intermédiaire, monde autre ayant un autre temps (cf. infra chap. IV, 5); cette présence permanente postule, comme telle, l'idée de l'Imam caché, la nécessité de l'occultation de l'Imâm, de cette ghaybat à la méditation de laquelle se sont si studieusement attachés les théosophes imâmites, et qui préserve de toute tentative de profanation et de socialisation l'idée fondamentale du shî'isme duodécimain (cf. infra tout le livre VII).
Maintenant, outre les fondements scripturaires que lui assurent les versets coraniques et les propos traditionnels du Prophète et des Imâms, la doctrine shî'ite a son armature, avons-nous dit, dans un ensemble de visions embrassant la cosmogonie et la hiéro histoire, conceptions qui, elles aussi, représentent dans le shî'isme la tradition d'une gnose très ancienne. Cela sans doute, parce que, contrairement à ce qui se passa en Occident, l'essor de la pensée ne fut jamais contenu par une frontière plus ou moins arbitraire entre tradition théologique et spéculation philosophique, et que le seul but qui apparut à la hauteur de cette pensée, ne pouvait être qu'une theosophia intégrale. Les versets coraniques, comme les traditions du Prophète et des Imâms, fournissent maintes données à la cosmologie spéculative; réciproquement celle-ci ne manque jamais de se référer à ces sources traditionnelles. De leur conjonction, l'Imâmat ressort sous cet autre aspect que l'on signalait plus haut, à savoir comme un élément essentiel de la religion prophétique universelle, permanent à toutes les périodes du cycle de la prophétie.
Il y a, par exemple, ce propos attribué au VIe Imâm, Jà'far Sâdiq : « La nuit a douze heures ; le jour a douze heures comme l'année a douze mois; les Imâms sont au nombre de douze, 'Alî est une heure d'entre ces douze  (43). » Sans difficulté, nos auteurs voient dans ce propos une allusion au cycle de l'Initiation ou de la walâyat, homologué à la durée et aux heures d'un nycthémère cosmique. Un autre exemple : le Prophète en personne, pour illustrer ce même thème, récite ce verset coranique (85 : 1) :
« J'en jure par le Ciel aux douze châteaux forts (les signes du zodiaque). » Puis il demande à son interlocuteur : « Crois-tu donc que Dieu Très-Haut jure par le ciel astronomique et ses constellations ? Le Ciel dont il est question ici, c'est ma propre personne. Quant aux douze châteaux forts (ou constellations zodiacales), ce sont les douze Imâms venant après moi". (44)
Ici, l'allusion réfère à une imâmologie transcendante, s'élargissant en proportions cosmiques. Comme on l'a indiqué déjà, les personnes terrestres des douze Imâms sont mises en un rapport théophanique (mazharîya) avec les puissances cosmogoniques ; elles en sont la manifestation sur le plan terrestre.
Aussi bien la théosophie shî'ite est-elle fondamentalement un « théophanisme »; c'est pourquoi elle a si vite reconnu son propre bien, c'est-à-dire les sources qui lui étaient empruntées à elle même, dans l'ouvre colossale d'Ibn 'Arabî, et s'est immédiatement assimilée celle-ci, quitte à mettre au point la schématisation de l'univocité de l'être (wahdat al-wojûd). Le cas des commentateurs shî'ites d'Ibn 'Arabî, par excellence celui de Haydar Âmolî, est assez significatif à cet égard. Haydar Âmolî n'en est que plus à l'aise pour critiquer les points de la doctrine d'Ibn 'Arabî inconciliables avec la doctrine shî'ite, avant tout en ce qui concerne la personne du « Sceau de la walâyat » (cf. infra livre IV, chap. I). Mais l'idée dominante, de part et d'autre, reste celle d'une correspondance et d'une homologie parfaites entre ies plans cosmiques, entre les univers spirituels et les univers visibles. C'est ainsi que, dans les personnes des douze Imâms, du premier au dernier, on déclare qu'ont été manifestées, à la fois spirituellement et visiblement, toutes les religions et toutes les perfections. (45)
Cette formule d'Ibn Abî Jomhûr dérive d'une cosmogonie où la hiérarchie des plans forme une structure très complexe. Cette hiérarchie détermine d'autre part la hiérarchie des sens que l'herméneutique ésotérique dévoile dans le Qorân (infra chap. v).
Nous en retiendrons ici, en simplifiant à l'extrême (et sans tenir compte des variantes), les traits suivants (46). Il y a à l'origine éternelle des théophanies douze princes célestes ou Imâms primordiaux, constitués dans le suprême Ciel aux douze demeures, où chacun d'eux occupe respectivement le trône de sa royauté.
Ils ont connaissance des secrets de la « Table inviolée » (Lawh mahfûz), par une connaissance qui est immanente à leur être même. À leur tour, ils ont constitué sept représentants ou chefs (noqabâ'), qui correspondent aux Intelligences régentes des Sphères chez les philosophes; ces sept chefs sont eux-mêmes assistés de « templiers » (sadana) qui, pour certaines fonctions, correspondent aux Animae caelestes, motrices des Sphères chez les philosophes. Tout l'ensemble « révolue » au service des douze princes célestes primordiaux, auxquels correspondent douze catégories d'Anges médiateurs entre les mondes. Anges, astres et cieux sont tous ensemble les formes épiphaniques (mazâhir) de la même substance de l'Anthrôpos (Insân), l'Homme primordial qui est principe et source de la totalité des existants, parce que, sous des dénominations diverses, il est l'initialement fait-être par la Divinité qui, elle, reste éternellement transcendante à l'être.
Corollairement, si l'on envisage les douze Imâms célestes dans leur fonction cosmogonique primordiale, ce sont les Anges et les Esprits célestes qui en sont les formes théophaniques en leurs univers respectifs. Mais si l'on envisage les Imâms dans leur manifestation ou personnifications terrestres, ce sont les esprits des Imâms qui reçoivent des Esprits angéliques l'inspiration et les hautes connaissances. Bref, tous les univers dans leur ensemble constituent autant d'épiphanies de la même réalité primordiale qui est manifestée sur terre dans la personne des Quatorze Immaculés : les douze Imâms, le Prophète et Fâtima, sa fille, origine de leur lignée. Les homologies sont immédiatement perceptibles : la perfection et l'ordre des mondes visibles sont conditionnés par les sept astres, les sept cieux, les douze constellations zodiacales. La perfection et l'ordre du cosmos spirituel sont réglés par les sept pôles (aqtâb) ou prophètes et les douze Imâms. Les hiérarchies ésotériques méditées dans le soufisme, s'originent à ce schéma. C'est également ce même schéma qui nous permet de nous représenter la fonction des douze dans le cycle de la prophétie et dans le cycle de l'Initiation.
En raison de cette loi d'homologie et de correspondance, chacun des Nabîs d'entre les prophètes qui, ayant eu la qualité de Nabî mosal (prophète envoyé), furent en outre missionnés pour révéler le Livre d'une religion nouvelle et inaugurer ainsi une nouvelle période de la prophétie, - chacun d'eux a été suivi de douze Imâms, ses héritiers spirituels (awsiyâ). C'est qu'en effet chacun de ces Envoyés fut une épiphanie de la même réalité prophétique manifestée finalement en sa plénitude dans le « Sceau des prophètes », de même que tous les Imâms respectifs de tous les prophètes ont été les épiphanies (non pas les « réincarnations ») de la même réalité imâmique. En parlant du 1er
Imâm, son héritier spirituel direct, le prophète Mohammad a dit : « 'Alî a été missionné secrètement avec chaque prophète; avec moi il l'a été publiquement».  (47) Comme le propos vise en fait, en la personne de 'Alî, l'idée d'un Imâm éternel, si l'on pense ici au ministère spirituel de l'Imâm, à son « sacerdoce » initiant au sens caché des Révélations, on pressentira toute l'importance du fait que, de son côté, la gnose Ismaélienne donne à cet « Imâm éternel » le nom de Melchisédek. (48)  C'est cela même qui nous montre que la notion shî'ite de l'imâmat, l'imâmisme, plonge ses racines dans l'idée d'une religion prophétique universelle, dont nous constatons ici la floraison, tout en distinguant encore mal la « chaîne de transmission » qui l'a portée jusqu'à l'œcuménisme ésotérique du shî'isme englobant la totalité de la hiérohistoire.
Les grands prophètes, parmi les Envoyés ou Nabîs morsal, sont au nombre de sept : Adam, Noé, Abraham, Moïse, David, Jésus, Mohammad; leur nombre correspond à celui des Sphères planétaires (49). Ces sept grands prophètes sont, dans ce schéma, appelés les « pôles ». De même que les étapes de la révolution des planètes sont inscrites dans le Ciel des douze figures du zodiaque, de même les sept périodes de la prophétie, inaugurées respectivement par chacun des sept pôles, sont respectivement rythmées par la succession de douze héritiers spirituels (Awsiyâ) ou Imâms. Aucun Nabî ne meurt sans avoir investi un successeur spirituel qui prenne sa place, non pas, certes, pour assumer la fonction prophétique à sa place, mais pour assumer l'imâmat.
Adam a investi son fils Seth ; Noé, son fils Sem ; Abraham a investi Ismaël; Moïse, après la mort d'Aaron, a investi Josué; Jésus a investi Sha'mûn al-Safâ (Simon-Pierre). Mais le prophète de l'Islam le rappelait aux siens : il n'est aucun de ces prophètes qui n'ait été trahi par son peuple, et lui-même annonçait aux siens qu'à son tour son propre peuple trahirait le pacte de fidélité envers celui qu'il instituait comme son héritier spirituel, 'Alî ibn Abî Tâlib(50) . C'est là une représentation pathétique dominant la conscience shî'ite, la manière dont elle s'explique la grande défection commise par le sunnisme majoritaire à l'égard de ce qui fait pour elle l'essence de l'Islam comme religion spirituelle, à savoir l'imâmisme.
Nous constations précédemment et nous constaterons encore la difficulté qu'il y a à traduire d'une manière qui en fasse entendre toutes les résonances, les termes techniques d'Awliyâ (les « Amis ») et de walâyat. Aussi bien serons-nous avertis par un grand shaykh soufî imâmite du VIIe/XIIIe siècle, Sa'doddîn Hamûyeh (ob. 650/1252), que ces termes n'ont fait ieur apparition qu'avec la religion de Mohammad, bien que la fonction spirituelle qu'ils désignent, ait existé lors des périodes antérieures de la prophétie. Là même cependant, on en désignait encore les dépositaires comme des Nahîs (c'est-à-dire des Nabîs sans plus, non pas des Nabîs morsal ni des Nabîs, envoyés avec un Livre ; sur cette différenciation, cf. infra chap. VI, 2). La remarque implique l'idée que c'est avec l'Islam, c'est-à-dire avec l'Islam shî'ite, qu'est apparu le véritable ésotérisme, la gnose en sa vérité plénière. Et tel est le sens que nous sommes invités à entendre dans ce hadîth, en le référant aux douze Imâms : « Les Sages de ma communauté sont les homologues des prophètes d'Israël(51) ». Quant aux douze Imâms, guides et initiateurs spirituels qui ont marqué les étapes de chacune des périodes de la prophétie au cours de la hiéro histoire, nos auteurs en connaissent les noms en détail. Mais c'est là peut-être un des chapitres les plus épineux de la prophétologie et de l'imâmologie shî'ites (celles de l'imâmisme comme celles de l'Ismaélisme). Ce chapitre pose en effet maints problèmes. Tout d'abord parce que l'ordre de succession y comporte à la fois des noms bibliques et des noms extrabibliques.
Ensuite, parce que les sources en demanderaient toute une recherche, et que la graphie arabe ayant défiguré définitivement leur forme authentique, l'identification d'un bon nombre de ces noms est souvent précaire(52). Comme Imâms de la période d'Adam nous reconnaissons, entre autres, les noms de Seth, Abel, Hénoch... Pour la période de Noé, ceux de Sem, Arpakhshad, Japhet, avec ceux de prophètes arabes mentionnés dans le Qorân : Sâleh et Hôd. Pour la période d'Abraham : Ismaël, Isaac, Jacob, Joseph, Job, Zénon, Daniel le majeur. Pour la période de Moïse : Âaron, Josué, 'Ozayr.
Pour la période de David : Saîomon, Asâf. En la période de Jésus : Sha'mûn al-Safâ (Simon bar Kepha), la lignée aboutissant (par d'autres noms que ceux du groupe canonique) à Bohayrâ, désigné aussi sous le nom de Georges, le moine nestorien qui confirma Mohammad dans sa vocation prophétique et la réalité de ses visions, lorsque celui-ci en proie au doute, eut été conduit à lui par sa femme Khâdija.
Il est essentiel, nous le verrons, d'avoir présente à la pensée cette récurrence, cette « permanence historique » du plérôme des Douze, laquelle est toute différente de l'idée de réincarnation, pour comprendre avec l'hagiographie du XIIe Imâm les songes prémonitoires qui furent dispensés à la mère de celui-ci, alors qu'elle était encore chrétienne. Les douze « Imâms du Christ » n'assument pas exactement ici le rôle que le christianisme assigne aux douze Apôtres; ils ne sont pas simultanés; ils assument la transmission du message jusqu'au temps où devait être suscité un autre prophète, le dernier Prophète. Ce sont eux que nous verrons apparaître lors des fiançailles mystiques du XIe Imâm et de la princesse Narkès (infra livre VII). Finalement donc, viennent les Douze Imâms de la période de Mohammad ; les IIe et IIIe Imâms sont frères, fils du 1erImâm et de Fâtima ; à partir du IVe Imâm, la lignée descend de père en fils. Tous, selon la tradition shî'ite, sont morts de la mort des martyrs (l'arme utilisée contre eux étant uniformément, à partir du IVe Imâm, le poison).
I. 'Alî Mortazâ, Amîr al-Mu'mmîn (Émir des croyants), époux de Fâtima et cousin du Prophète, né à la Mekke entre 600 et 605 A. D., assassiné à Kûfa en 40/661. Son sanctuaire est à Najaf.
II. al-Hasan al-Mojtabâ (l' « Élu » ou le « Choisi »), né en 3/624 à Médine, où il meurt également en 49/669 (sa tombe est au Baqî', cimetière de Médine. Baqî' : « un lieu planté de nom breux arbres ») (53).
III. al-Hosayn Sayyed al-shohadâ' (« Prince des martyrs »), né en 4/625 à Médine, périt en martyr dans la tragédie de Karbalâ en 61/680. Sa tombe est au sanctuaire de Karbalâ qui est avec Najaf un des pèlerinages shî'ites par excellence. Lui-même et son frère Hasan figurèrent, jeunes garçons encore, nous l'avons dit, parmi les « Cinq Personnages du Manteau » (cf. ci-dessus) et furent alors surnommés « princes des adolescents du paradis ». IV. 'Alî Zayn al-Abidîn al-Sajjâd (L' « Ornement des hommes de piété », « Celui qui est en constante adoration »), né à Médine en 36 ou 38/656 ou 659, mort également à Médine en 92 ou 95/711 ou 714. Sa tombe est au Baqî'. Il est l'auteur d'un livre d'édification connu comme « Psautier et Évangile de la famille du Prophète », texte qui fut l'objet de nombreux commentaires chez les écrivains shî'ites, et qui est resté jusqu'à nos jours un livre de pratique courante chez tous les pieux shî'ites.
V. Mohammad al-Bâqir (« Celui qui ouvre » ou « fend », c'est-à-dire celui qui fait connaître), né en 57/676 à Médine, mort également à Médine en 115/733 (sa tombe est au Baqî'). Les nombreux hadîth qui proviennent de lui, sont particulièrement riches en enseignement gnostique. Dans certaines scènes des « Évangiles de l'Enfance », transposées dans quelques textes ismaéliens, sa personne se substitue à celle de Jésus.
VI. Ja'far al-Sâdiq (le « Véridique », le « Loyal ») né en 80 ou 82/699 ou 702 à Médine, mort également à Médine en 148/765 (sa tombe est au Baqî'). Il eut de nombreux élèves et disciples, et un très grand nombre de hadîth proviennent de son enseignement qui fut, comme celui de son père, d'une importance décisive pour l'élaboration des différents aspects de la doctrine shî'ite.
VII. Mûsâ al-Kâzem (« Celui qui se contient ») né en 128/745 à Médine, mort à Baghdad en 183/799 (sa tombe est au sanctuaire de Kâzimên, près de Baghdad). Tandis qu'il est le VIIe Imâm reconnu par les shî'ites duodécimains, son frère aîné, l'Imâm Isma'il, décédé prématurément, est l'éponyme des shî'ites ismaéliens, pour qui l'Imâmat continua dans la lignée d'Isma'îl. C'est ici que se produit la division de la famille shî'ite en duodécimains et septimaniens, VIII. 'Alî al-Rezâ (Celui en qui est « la complaisance divine »), né en 153/770 à Médine, décédé à Tûs, dans le Khorassan, en 203/818. Sa tombe est au célèbre sanctuaire de Mashhad, le pèlerinage shî'ite iranien par excellence. On a signalé plus haut comment le khalife abbasside aî-Ma'mûn, fils de Harûn al- Rashîd, l'avait reconnu comme « héritier désigné ». Le décès prématuré de l'Imâm (qui ne fut sans doute pas un hasard) mit fin à ce projet.
Qu'en pouvait-il résulter ? L'Imâm n'avait accepté que sous la contrainte. L'idée shî'ite ne pouvait consentir à un compromis avec les voies dans lesquelles la politique des khalifes avait engagé l'Islam. Les Imâms devaient rester ce qu'ils furent : des Témoins d'un autre monde et d'un monde autre. Le témoignage de l'Imâm Rezâ, comme celui de son père, l'Imâm Musâ Kâzem, nous pouvons encore l'entendre grâce au volumineux ouvrage dans lequel Shaykh Sadûq Ibn Bâbûyeh (ob. 381/991) a recueilli leurs principaux enseignements et leurs prônes. IX. Mohammad al-Jawâd al-Taqî (le « Magnanime », le «Pieux ») né à Médine en 195/811 et mort à Baghdad en 220/835 (sa tombe est au sanctuaire de Kâzimên). Avec lui s'ouvre le groupe touchant et pathétique des derniers Imâms, tous décédés en la floraison de leur âge. X. 'Alî al-Hâdî al-Naqî (le « Guide », le « Pur ») né à Baghdad ou à Médine en 212 ou 214/827 ou 830, mort à Samarra en 254/868 dans le camp où il fut retenu prisonnier pendant vingt ans par le khalife abbasside et sa police. Il y a de lui des hadîth d'une très haute portée. Sa tombe est au sanctuaire de Samarra.
XI. Hasan al-Zakî al-'Askarî (l' « Intègre », « Celui qui est retenu dans le camp »), né à Médine ( ? ) en 231/845, mort à Samarra en 260/874. Émouvante figure dont il sera longuement question à la fin du présent livre. Comme celle de son père, sa tombe est au sanctuaire de Samarra, un des pèlerinages shî'ites.
XII. Mohammad al-Qâ'îm, al-Mahdî : la mystérieuse figure, celui que l'on appelle le Résurrecteur (Qâ'im), le Guidé (Mahdî) l'Attendu (Montazar), la Preuve ou le Garant de Dieu (Hojjat), le maître invisible de ce temps, XIIe Imâm, Imâm caché. Né à Samarra en 255/869, il disparut, le jour même de la mort de son père, le 4 Shawwâl 260 H./24 juillet 874. A cette « occultation », à sa signification et à son dénouement, sera consacré tout le dernier livre du présent ouvrage.
Au total, Ses surnoms honorifiques mis à part, les noms propres des Quatorze Immaculés se réduisent à sept : Mohammad, Fâtima, 'Alî, Hasan, Hosayn, Ja'far, Mûsâ. La signification transcendante de ces Noms est un des thèmes de la théosophie shî'ite. C'est que l'ordre de succession dans lequel apparaissent fugitivement en ce monde les Quatorze Immaculés, ne se présente nullement comme une contingence historique. L'ordre de succession de leurs personnes terrestres reproduit l'ordre de leur éclosion prééternelle dans le Plérôme, éclosion de leur être de lumière selon l'ordre de leur réponse à la mystérieuse interrogation A-lasto bi-rabhi-kom ? Résonnant dans un univers antérieur à l'humanité adamique, antérieur au monde des phénomènes visibles sur terre. La dimension totale de leurs personnes, ce n'est point le contexte historique de leur apparition terrestre fugitive qui suffit à l'indiquer. Ce contexte fut le plus souvent obscur aux yeux des hommes, une courbe de vie marquée par les tristesses, les chagrins, les épreuves. Il faut en percevoir la dimension verticale, investie et cachée dans l'enveloppe de chair évanescente : elle est là, vibrante dans le témoignage des enseignements donnés en réponse aux disciples qui les interrogeaient sur le sens des Révélations divines. Il y a dans leur personne totale, manifestée de monde en monde, et de conscience en conscience, infiniment plus que ce qu'en réalise leur brève apparition terrestre. C'est à cette « personne totale » de chacun des Douze Imâms qu'il faudrait consacrer une monographie; les matériaux abondent, le travail serait considérable.
Certains diagrammes illustrent la disposition archétypique de leurs rangs respectifs. On en trouve dans les livres de savants théosophes, comme Haydar Âmolî, qui en eurent une intuition visionnaire, et l'on en trouve dans l'iconographie populaire shî'ite Un type d'image pieuse assez courante en Iran dispose les Douze comme dessinant la périphérie d'un cercle dont le prophète Mohammad est le centre. Fâtima, le visage voilé et nimbée par le soleil, forme le lien entre le Prophète et la lignée imâmique ; elle est située, tantôt dans l'axe entre le Prophète et le 1erImâm, tantôt en retrait à droite. Le XIIe Imâm, l'Imâm caché, ayant les traits d'un jeune garçon, forme l'un des pôles de l'axe où sont situés le Prophète, Fâtima et le 1e 1er Imâm.
Cette iconographie (visualisation des Invisibles) prend forme dans l'élan du sentiment religieux intime. C'est dans son iconographie et dans sa Prière qu'une religion livre vraiment quelque chose de son secret le plus profond, secret qui, en fait, reste a jamais indicible en paroles humaines. Aussi notre tâche serait elle ici de rendre perceptibles les résonances de la Prière shî'ite, mais ce thème demanderait, à lui seul, tout un grand ouvrage.
Parce que, étant « absent », l'Imâm ne peut diriger en personne la Prière officielle de la communauté à la mosquée, chacun peut aussi bien prier dans son oratoire ; les textes de liturgie personnelle (les do'â) se sont considérablement développés en Islam shî'ite, formant une vaste littérature qui recèle des trésors de piété et de psychologie religieuse. Elle comporte des salutations à chacun des Douze Imâms suivant un calendrier annuel, hebdomadaire, quotidien; des textes de visites mentales ou pèlerinages spirituels à l'ensemble des Douze Imâms ou plutôt des Quatorze Immaculés.
Nous ferons encore allusion plus loin (infra chap. v) à l'un de ces pèlerinages spirituels (al-ziyârat al-jâmi'a) débutant ainsi :
« Salut sur vous, ô membres de la Maison de la prophétie, qui êtes le lieu du Message prophétique, le lieu où se succèdent les Anges, le lieu où descend la Révélation divine... »
Ici même, nous ne pouvons omettre de faire mention d'une Prière qui est regardée comme la prière shî'ite duodécimaine par excellence. La composition en est attribuée au grand philosophe et théologien Nasîroddîn Tûsî (ob. 672/1274), qui eut un rôle si important pour le salut de la communauté shî'ite, lors de la prise de Baghdad par les Mongols. Pour cette raison, la prière est connue sous le titre de « Davâzdeh] Imâm-e Khwâjehye Nasîr », et nous ne voyons, pour notre part, aucune raison décisive d'infirmer cette attribution. Dans le prologue qui précède le texte, Nasîr Tûsî raconte lui-même les circonstances de sa composition. Il avait voulu faire hommage à celui qui devait être le dernier khalife abbasside de Baghdad, al-Mo'tasim (640/1242-656/1258), d'un traité scientifique composé par lui.
Mais le khalife découvrant au début du livre un éloge des Douze Imâms, déchira le manuscrit et le jeta dans les eaux du Tigre. Nasîr jugea prudent de prendre ses distances; il partit pour Samarqand, où il arriva au milieu des préparatifs de l'expédition mongole qui devait mettre fin au khalifat abbasside. C'est en cours de route qu'il eut en songe une vision où le Prophète et le 1er Imâm lui suggérèrent de composer une Prière à la louange des Quatorze Immaculés. (On évoquera à ce propos une autre Prière entendue en un songe visionnaire par Mîr Dâmâd en la mosquée de Qomm, infra livre V.)
Nous ne pouvons citer ici le long texte de ce pèlerinage spirituel qu'en l'abrégeant considérablement comme l'indiqueront nos points de suspension. Nous avons omis, entre autres, la mention pour chacun des Quatorze de leur sanctuaire, c'est-à-dire du lieu de sépulture visité mentalement (cf. les indications données ci-dessus). Il nous fallait nous limiter à suggérer le rythme de cette Prière, dont chaque moment passe par deux temps : l'invocation à Dieu en forme d'une litanie variable, suivie d'un répons à l'unisson(54).
 « I. O mon Dieu ! Honore et salue, munis et bénis le Prophète... la Lampe qui éclaire, l'Étoile qui resplendit... le prince des Envoyés, le Sceau des prophètes... L'honneur et le salut soient sur toi... ô Envoyé de Dieu, ô Imâm de la Miséricorde, ô intercesseur de la communauté, ô Témoin de Dieu face à ses créatures, ô notre prince et notre seigneur... intercède pour nous devant Dieu.
« II. O mon Dieu ! Honore et salue, munis et bénis le prince très pur, l'Imâm victorieux... épiphanie des merveilles et des prodiges... le Météore brillant... Centre du cercle des problèmes...
Lion de Dieu victorieux... Imâm des Orients et des Occidents... O frère de l'Envoyé de Dieu, ô époux de la Vierge... ô Témoin de Dieu face à ses créatures, ô notre prince et notre seigneur... intercède pour nous devant Dieu.
« III. O mon Dieu ! Honore et salue, munis et bénis la Dame glorieuse, la belle, la très pure, l'opprimée, la généreuse, la noble... qui tant d'afflictions souffrit au cours d'une vie si brève... la Reine des femmes, Celle aux grands yeux noirs, la Mère des Imâms... la fille du meilleur des prophètes... la Vierge immaculée… la Très pieuse... L'honneur et le salut soient sur toi et ta descendance, ô Fâtima l'Éclatante, ô fille de Mohammad l'Envoyé de Dieu... ô Témoin de Dieu face à ses créatures, ô notre Dame et notre souveraine... intercède pour nous devant Dieu.
« IV. O mon Dieu ! Honore et salue, munis et bénis le prince choisi, l'Imâm d'espérance... Qui découvrit le mal, l'épreuve et la souffrance, ce qui en apparaît et ce qui en est invisible... L'honneur et le salut soient sur toi, ô Hasan! ô fils de l'Envoyé de Dieu, fils de l'Émir des Croyants, fils de Fâtima l'Éclatante! ô Témoin de Dieu face à ses créatures... ô prince des adolescents d'entre les habitants du paradis... intercède pour nous devant Dieu.
« V. O mon Dieu ! Honore et salue, munis et bénis le prince ascète, l'Imâm de prière... ornement des chaires et des temples, l'Éprouvé par le malheur et le chagrin... L'honneur et le salut soient sur toi, ô Hosayn ibn 'Alî! O martyr, ô opprimé! Fils de l'Envoyé de Dieu, fils de l'Émir des croyants, fils de Fâtima l'Éclatante... O prince des adolescents d'entre les habitants du paradis... intercède pour nous devant Dieu.
« VI. O mon Dieu ! Honore et salue, munis et bénis le père des Imâms et Lampe de la communauté, Qui découvrit la tristesse, Qui donna vie à la tradition... L'honneur et le salut soient sur toi, ô 'Alî ibn Hosayn, ô al-Sajjâd (adorateur par excellence), ô fils de l'Envoyé de Dieu... ô Témoin de Dieu face à ses créatures... intercède pour nous devant Dieu. « VII. O mon Dieu ! Honore et salue, munis et bénis la Lune des Lunes, Lumière des Lumières, Guide de l'élite et prince des justes... Océan bouillonnant et perle précieuse... L'honneur et le salut soient sur toi, ô Mohammad ibn 'Alî, ô al-Bâqir (le très versé en haute connaissance)... ô fils de l'Envoyé de Dieu... ô Témoin de Dieu face à ses créatures... intercède pour nous devant Dieu.
« VIII. O mon Dieu ! Honore et salue, munis et bénis le prince loyal et très véridique, le sage, le constant, le longanime, le compatissant, le guide sur la voie, celui qui abreuve ses shî'ites d'un vin généreux et pur... L'honneur et le salut soient sur toi, ô Ja'far ibn Mohammad, ô al-Sâdiq... ô fils de l'Envoyé de Dieu... ô Témoin de Dieu face à ses créatures... intercède pour nous devant Dieu.
« IX. O mon Dieu ! Honore et salue, munis et bénis le prince généreux, l'Imâm longanime, le patient qui sut contenir sa colère... celui que nimbe la plus lumineuse noblesse... L'honneur et le salut soient sur toi, ô Mûsâ ibn Ja'far, ô al-Kâzem, ô fils de l'Envoyé de Dieu... ô Témoin de Dieu face à ses créatures... intercède pour nous devant Dieu. « X. O mon Dieu ! Honore et salue, munis et bénis le prince très pur, l'Imâm opprimé, le martyr succombant au poison... le sage connaissant la science secrète, pleine lune au ciel étoile... compagnon des âmes... L'honneur et le salut soient sur toi, ô 'Alî ibn Mûsâ, ô Rezâ ! fils de l'Envoyé de Dieu... Témoin de Dieu face à ses créatures... intercède pour nous devant Dieu.
« XI. O mon Dieu ! honore et salue, munis et bénis le prince d'équité, le magnanime, le généreux... celui qui sait les secrets de l'Origine et du Retour, guide pour toutes personnes, refuge pour ses amis le jour où le crieur clamera son cri... l'Imâm ahmadien, Lumière mohammadienne... L'honneur et le salut soient sur toi, ô Mohammad ibn 'Alî, ô al-Taqî al-Jawâd ! ô fils de l'Envoyé de Dieu... ô Témoin de Dieu face à ses créatures... intercède pour nous devant Dieu.
« XII et XIII. O mon Dieu ! Honore et salue, munis et bénis les deux Imâms magnanimes et parfaits... Double soleil, double lune, double luminaire... héritiers du double sanctuaire... tous deux secours de la race humaine... double symbole de la bonne direction... qui tous deux découvrirent l'épreuve et le chagrin, tous deux maîtres de générosité et de bonté... L'honneur et le salut soient sur vous deux, ô 'Alî ibn Mohammad ! ô Hasan ibn 'Alî ! Sur toi, ô al-Naqî al-Hâdî, et sur toi, ô al-Zakî al-Askarî ! Fils de l'Envoyé de Dieu... Témoins de Dieu face à ses créatures... intercédez tous deux pour nous devant Dieu, « XIV. O mon Dieu ! honore et salue, munis et bénis celui qui récapitule en sa personne la vocation du Prophète, l'impétuosité du Lion de Dieu, la toute pureté de Fâtima, la longanimité de Hasan, la bravoure de Hosayn, la ferveur d'al-Sajjâd, les mémorables d'al-Bâqir, les traditions de Ja'far, les connaissances d'al-Kâzem, les arguments d'al-Rezâ, la générosité et la piété d'al-Jawâd al-Taqî, la vénérable dignité des deux 'Askarî, l'incognito de l'occultation divine, le Résurrecteur (Qâ'im) en vérité... le Verbe de Dieu... le Témoin de Dieu, le Triomphant de par l'ordre de Dieu... Imâm] en secret et Imâm à découvert, qui expulse la tristesse et le chagrin... le généreux, le magnanime, Mohammad ibn al-Hasan, invisible seigneur de ce temps et vicaire du Tout Miséricordieux, Imâm des hommes et des génies... L'honneur et le salut soient sur toi, ô héritier de Hasan 'Askarî, ô Imâm de notre temps, ô Résurrecteur attendu, ô guidé qui guide! Fils de l'Envoyé de Dieu... Témoin de Dieu face à ses créatures... intercède pour nous devant Dieu. »
Ainsi écoutons-nous prier les cœurs shî'ites... Nous retrouverons à la fin du présent ouvrage le groupe des trois derniers Imâms, les touchantes figures du Xe et du XIe, les deux 'Askaris, retenus prisonniers dans le camp de Samarra par le gouvernement abbasside, et disposant cependant toutes choses en vue de la fugitive épiphanie en ce monde de la mystérieuse figure du XIIe Imâm. Un texte, parmi d'autres, nous permettra là même d'apprécier la tonalité unique des prières que celui-ci inspire à ses pèlerins.
De même que son aïeul Mohammad est le « Sceau des prophètes », avons-nous dit déjà, de même le XIIe Imâm est le Sceau de la walâyat mohammadienne, le Sceau de ces Amis de Dieu qui initient leurs amis au secret des théophanies.
Prophète et Imâm sont les théophanies de la même Lumière primordiale et du même Esprit suprême (Rûh A'zam). Au premier appartient l'exotérique, au second l'ésotérique. La walâyat est l'ésotérique, l'Idée gnostique de la prophétie; la prophétie est l'exotérique et la forme visible de la walâyat. De même que tous les prophètes ont été des épiphanies (mazâhir) du Sceau des prophètes, de même tous les « Amis de Dieu » et tous les initiés spirituels sont des formes manifestant celui qui est et sera le Sceau mohammadien des Amis de Dieu. C'est tout cet ensemble de notions qu'il reste à approfondir au cours des chapitres qui suivent.

4 - Les paradoxes affrontés par l'Ismaélisme et par le shî'isme duodécimain

Si brèves soient-elles, les indications qui précèdent auront permis d'entrevoir quelques grands contours du shiisme duodécimain : sa pensée fondamentale, l'orientation de sa spiritualité, ce que l'on pourrait appeler son « imâm centrisme ». Tout ce que nous pouvons en dire dans le présent livre n'est, bien entendu, qu'un minimum, - une pierre d'attente. En outre, pour donner vraiment une idée d'ensemble de la pensée et de la spiritualité du shî'isme, et partant, n'omettre aucun détail essentiel de la physionomie de l'Islam iranien, il nous faudrait considérer maintenant l'autre branche du shî'isme, la branche « septimanienne » que l'on désigne plus couramment sous le nom d'Ismaélisme.
Comme nous l'avons déjà rappelé, l'Ismaélisme doit son nom à son VIIe Imâm, l'Imâm Isma'îl fils aîné de l'Imâm Ja'far Sâdiq (ob. 148/765), prématurément décédé avant son père.
A partir du VIIe Imâm, les deux grandes familles du shî'isme se séparent; le nombre qui rythme essentiellement la théosophie et l'imâmologie de l'Ismaélisme, n'est plus le nombre douze mais le nombre sept. Comme nous avons esquissé déjà ailleurs ce qui fait essentiellement la différence de l'Ismaélisme à l'égard du shî'isme duodécimain, nous n'y reviendrons pas ici, nous réservant de consacrer respectivement à la pensée fondamentale du shî'isme duodécimain comme à celle de l'Ismaélisme, l'étude d'ensemble que l'une et l'autre attendent encore(55). Nous rappellerons cependant ici en quelques lignes ce en quoi le phénomène religieux ismaélien intéresse au premier chef la spiritualité de l'Islam iranien.
Tout d'abord, toute étude approfondie du shî'isme, prenant les choses à l'origine, c'est-à-dire dès le vivant même du Prophète, commencera d'emblée à un niveau antérieur à la ramification du shî'isme en ses deux grandes branches principales  (il en est de secondaires, les Zaydites du Yemen, par exemple).
Elle aura à systématiser les enseignements traditionnels des Imâms acceptés dans l'une et l'autre branche, et dont l'ensemble forme un corpus considérable. La constitution de ce corpus fut en propre l'ouvre des shî'ites duodécimains. Entre le IVe/Xe siècle et le VIe/XIIe siècle, font éclosion les grandes synthèses théosophiques de l'Ismaélisme, ouvres des penseurs ismaéliens de la période fâtimide, parmi lesquels les plus grands noms sont ceux de penseurs iraniens (Abû Ya'qûb Sejestânî, Mo'ayyad Shîrâzî, Hamîdoddîn Kermânî, Nâsir-e Khosraw, etc.).
Durant ce même temps, les shî'ites duodécimains (vivant en général dans des conditions très pénibles) sont principalement occupés à constituer le corpus des traditions de leurs Imâms, systématiquement groupées autour des grands thèmes devenus classiques en théologie shî'ite. C'est grâce à ces soins diligents que, lorsque des temps meilleurs furent venus pour le shî'isme duodécimain, le grand théologien iranien de l'époque safavide Moh. Bâqer Majlisî (ob. 1110/1698-1699), put, avec tout un bureau de collaborateurs, constituer enfin l'ensemble du corpus, lequel, dans l'ancienne édition lithographiée, ne comprend pas moins de vingt-six tomes en quatorze grands volumes infolio (une nouvelle édition typographique est en cours à Téhéran). Bien que pour différentes raisons, un certain nombre de hadîth (traditions) n'y ait pas été enregistré, ce corpus récapitule l'ensemble de la Tradition du Prophète et des Douze Imâms, c'est-à-dire la sonna intégrale reconnue du shî'isme duodécimain. Et ce corpus n'est pas seulement la base de l'herméneutique ou interprétation ésotérique de la Révélation; il forme aussi toute une encyclopédie de science spirituelle, englobant non seulement le tawhîd, la prophétologie et l'imâmologie, la cosmologie, l'anthropologie et l'eschatologie, mais aussi toutes explications relatives au rituel et à la pratique de la sharî'at, c'est-à-dire en bref tout ce qui concerne l'ésotérique (bâtin) et l'exotérique (zâhir).
Comme on a pu le constater, la distinction, fondamentale pour le shî'isme, entre le bâtin (l'intérieur, le caché, le sens spirituel, l'ésotérique) et le zâhir (l'apparent, l'extérieur, la lettre positive, le sens littéral, Exotérique), est en corrélation avec la différenciation des fonctions assumées respectivement par le Prophète et par l'Imâm. Le shî'isme duodécimain s'est attaché à maintenir un équilibre parfait : le Prophète et l'Imâm sont deux flambeaux issus d'une seule et même Lumière (cf. encore infra chap. VI); le bâtin ne peut subsister sans le zâhir qui en est le support; le symbolisé (mamthûl) ne peut se manifester que dans le symbole qui le symbolise (mathal). Et telle fut aussi la position des docteurs ismaéliens de la période fâtimide.
Aussi bien avons-nous sur, ce point une très longue épître adressée par l'Imâm Ja'far Sâdiq à son disciple Mofazzal al-Jo'fî, alarmé par l'extrémisme de quelques-uns de ses coreligionnaires.
Ce n'est point la gnose professée par ces adeptes trop enthousiastes que réprouve l'Imâm; ce qu'il réprouve c'est la méprise radicale commise par ces derniers sur un point précis(56).  Connaître le sens ésotérique de la Prière, du pèlerinage, du jeûne etc. ce n'est point se trouver pour autant  autorisé à laisser tomber l'accomplissement de ces rites. La gnose amène la vérité spirituelle (la haqîqat) à transparaître sous le voile du rite imposé par la sharî'at, parce qu'elle rend transparente la lettre même de celle-ci. Mais cette transparaissance ne peut se produire que grâce au maintien simultané de l'une et de l'autre. Briser leur connexion, c'est se livrer au libertinage spirituel, c'est abolir la floraison des symboles, et c'est, sous un certain aspect, répéter la faute d'Adam. C'est pourquoi le parfait équilibre entre zâhir et bâtin, recommandé avec tant de vigilance par l'Imâm Ja'far, restera aussi le souci du shî'isme duodécimain.
Cependant cet équilibre n'a cessé d'être menacé par le cours des choses humaines, parce qu'il défie celui-ci à la façon d'un paradoxe. Cet affrontement, c'est cela même que nous thématisons ici comme le « combat spirituel du shî'isme ». Nous avons relevé qu'en son essence le secret du shî'isme tient dans la nature de la walâyat, dans cette « dilection » divine qui investit mystiquement la personne des Douze Imâms de la responsabilité de perpétuer et de transmettre l'ésotérique des Révélations, et qui, pour cette raison, est définie comme F « ésotérique de la mission prophétique » (bâtin al-nobowwat). Or, on ne peut que se demander avec quelque inquiétude si le paradoxe le plus périlleux, dramatique aussi, par lequel puisse passer une religion ésotérique, n'est pas l'épreuve d'un triomphe temporel. Son triomphe ne pourrait être qu'eschatologique; sinon, lorsqu'une religion eschatologique doit s'adapter aux conditions de l'histoire extérieure, est-il besoin de se demander si le triomphe politique ne s'accompagnera pas d'une crise profonde de la doctrine spirituelle? Ce paradoxe, l'Ismaélisme et le shî'isme duodécimain l'ont affronté tour à tour, et dans des conditions très différentes.
L'Ismaélisme eut à l'affronter, du Xe au XIIe siècle, par le fait du triomphe de la dynastie fâtimide en Égypte. Le shî'isme duodécimain l'affronte depuis le début de notre XVIe siècle, depuis le moment où le jeune Shah Esmâ'il (Ismaël), fondateur de la dynastie safavide, en restaurant l'unité nationale de l'Iran, fit de l'Imâmisme ou shî'isme duodécimain la religion d'État.
Comment l'Ismaélisme a-t-il, de son côté, traversé cette épreuve ? Notre tâche n'est point ici d'analyser l'écart entre ce que l'on peut lire dans les livres de la haute théosophie ismaélienne et les contingences issues de la politique des Fâtimides du Caire.
On ne simplifie pas outre mesure en indiquant que cette politique ne les conduisait pas, de par elle-même, à mettre l'accent sur l'ésotérique. Le drame consécutif à la mort du khalife fâtimide al-Mostansir bi'llâh (487/1094) (57) scinda la communauté ismaélienne, à son tour, en deux branches : la branche dite occidentale qui continue de suivre l'ancienne tradition fâtimide, et la branche dite orientale qui est issue de la réforme proclamée à Alamût (la célèbre « commanderie » ismaélienne sise dans les montagnes au sud-ouest de la mer Caspienne), et qui constitue plus particulièrement l'Ismaélisme iranien. Or, ce qui caractérise cet Ismaélisme iranien réformé, c'est qu'il n'hésite pas à faire pencher la balance en faveur de la haqîqat ou vérité gnostique, contre la sharî'at ou Loi religieuse positive, et partant à admettre la préséance de l'Imâm sur le Prophète. Tel fut le sens de la proclamation de la « Grande Résurrection » (Qiyâmat al-Qiyâmât)à Alamût, le 8 août 1164. De « pieux solitaires » ont pu en commémorer récemment le huitième centenaire(58) , suppléant ainsi à la carence d'une époque trop absorbée par l'histoire extérieure et officielle, pour être encore attentive aux événements d'une histoire spirituelle qui échappent à son contrôle et à ses catégories.
En simplifiant à l'extrême, on peut dire que, par la proclamation solennelle, faite à Alamut, de la religion personnelle de la Résurrection (Dîn-e Qiyâmat), il était mis fin au règne de la sharî'at.
L'esprit de la réforme d'Alamût marque ainsi un contraste, un choc en retour par rapport à l'Ismaélisme politique des Fâtimides, et si on en confronte les documents avec les plus anciens textes ismaéliens, on ne peut se défendre de l'impression que cet esprit s'accordait bien avec celui, disons d'un « ultrashî'isme » des origines, l'esprit d'une imâmologie ismaélienne pré fâtimide. Nous avons une autre indication de cet esprit dans le fait que, lorsque l'organisation d'Alamût avec ses commanderies disparut à son tour en Iran, sous les coups des Mongols, l'Ismaélisme iranien, rentrant dans la clandestinité, se confondit avec le soufisme. Aujourd'hui encore il y est plus ou moins considéré comme une tarîqat (congrégation) soufie.
Nous voyons alors l'imâmologie fructifier en une expérience d'amour mystique dont la figure de l'Imâm est le centre, et que connaît aussi bien le shî'isme duodécimain, puisque la vie spirituelle s'y alimente aux mêmes sources. Un exemple : la manière dont est médité le verset coranique de la Lumière (Qorân 24 : 35), où figure le symbole de l'olivier « qui n'est ni de l'Orient ni de l'Occident ». Cet olivier devient l'arbre croissant au sommet d'un Sinaï mystique qui est la personne même du spirituel reproduisant le cas de Moïse ; l'olivier est alors le symbole de l'Imâm comme étant cette Ame de l'âme qui est l'Aimé éternel de l'âme (59).
Ce n'est point, on vient de le suggérer, la floraison de cette expérience mystique qui suffirait à différencier la spiritualité ismaélienne de la spiritualité du shî'isme duodécimain ; de part et d'autre la notion de walâyat menait au même épanouissement. Ce qui différencie la spiritualité shî'ite duodécimaine, c'est la particularité du paradoxe qu'elle eut à affronter, de son côté, pour sauvegarder son intégrité. Plus exactement dit, l'analyse de la situation va nous conduire à dégager un double paradoxe. Tout d'abord, telle que la professe le shî'isme duodécimain, la conception de l'Imâm et les rapports de l'Imâm avec ce monde-ci n'est point la même que celle de l'Ismaélisme. Nous avons déjà relevé que, le plérôme des Imâms étant prééterneîîement limité au nombre douze, il s'ensuit que l'idée même de l'Imâm caché est impliquée dans le concept duodécimain de l'Imâm. L'imâmat du Douzième, à la fois présent au passé et présent au futur, s'étend « entre les temps », invisiblement présent au temps de ce monde, depuis son occultation aux yeux des hommes (260/874)  jusqu'au jour de sa parousie. Le règne du Douzième Imâm se maintient sur un plan mystique, suprasensible; son efficacité quotidienne est dans le secret des consciences. Sa situation ne peut se comparer avec celle des Imâms de la dynastie fâtimide, issue de la lignée de l'Imâm Ismâ'îl qui ont exercé le pouvoir temporel au Caire pendant deux siècles (de l'avènement de 'Obaydalîah al-Mahdî en 909, jusqu'à la disparition d'al-Amir bi-ahkâmiîlâh en 1130). Et c'est pourquoi aussi la situation de Shah Esmâ'îl (Ismâ'îl, Ismaël, né en 1487, mort en 1524), fondateur de la dynastie safavide, ne peut se comparer avec celle des Imâms fâtimides.
Shah Esmâ'îl, avec l'ardeur de sa jeunesse, a agi au nom de l'Imâm invisible; il a rendu à la communauté shî'ite son droit à la vie, c'est-à-dire son droit à témoigner en ce monde. Mais il n'était pas lui-même l'Imâm, et il en a été ainsi, depuis lors, pour chaque souverain iranien comme chef de l'État shî'ite. Le souverain est celui qui garantit aux fidèles le temps de leur « attente », jusqu'à la parousie de l'Imâm. Si, inévitablement, la situation de religion d'État changea quelque chose pour le shî'isme par rapport aux époques de clandestinité, il n'en reste pas moins que l'idée de l'Imâm essentiellement invisible impose à la vie spirituelle une rigueur toute différente de la situation où, de génération en génération, l'Imâm peut être rencontré comme une personne physique en ce monde. En affirmant la ghaybat, l'occultation, l'invisibilité, comme étant essentielle à son idée de l'Imâm et de l'imâmat, le shî'isme duodécimain atteste la hauteur de l'horizon spirituel où il situe la réalité de l'Imâm. Il importe encore de dire plus, pour dissiper l'équivoque créée en Occident par l'emploi abusif d'une terminologie parlant du « légitimisme shî'ite », ou du shî'isme comme de la cause des « légitimistes » en Islam. Non pas, la cause des Imâms ne représente nullement un légitimisme dynastique en simple compétition avec quelque dynastie rivale de ce monde, pas plus, avons-nous dit déjà, que la dynastie du Graal n'est en rivalité avec une dynastie de ce monde ou avec la succession du Siège apostolique. Il est dérisoire de ramener la question à ces termes de rivalité. Il n'y a de rivalité possible qu'entre deux mondes situés sur le même plan. Or nous avons ici deux mondes différents; le monde du malakût domine de trop haut le monde de nos compétitions, pour avoir à rivaliser avec lui. Sur ce point, il nous est précieux de recueillir le témoignage, entre autres, d'un éminent théosophe de l'époque safavide,
Qâzî Sa'îd Qommî (ob. 1103/1691), dans son commentaire monumental d'une ouvre de l'un des plus anciens docteurs shî ites, Shaykh Sadûq Ibn Bâbûyeh. « C'est une chose bien établie par la Tradition, écrit-il, que l'Envoyé de Dieu, après qu'il lui eut été donné de choisir entre la condition de serviteur et la condition royale, choisit d'être un serviteur prophète ('abd nabî), non pas d'être un roi prophète (malik nabî). Il ne saurait donc y avoir pour lui succéder quelque royauté exotérique (saltanat zâhira, c'est-à-dire temporelle), ni de souveraineté du genre de celle qu'exercent les puissants de ce monde (imârat al-jabâbira). Puisque cette royauté-là ne lui appartenait pas à lui-même, comment aurait-elle été le lot de quiconque lui succéda ? De toute nécessité donc, si le prophète a un successeur, il faut que cette succession consiste dans la succession religieuse (khilâfat dînîya), garantissant aux fidèles les meilleures conditions du viatique et du Retour, et que cette royauté spirituelle (saltanat ma' mawîya) échoie à celui qui est d'une dévotion constante, celui dont on peut dire qu'il est l'âme même du Prophète, comme le Prophète l'a déclaré à l'égard de 'Alî, d'al-Hasan, d'al-Hosayn(60).» Cette déclaration est parfaitement explicite ; elle exprime au mieux la conception strictement religieuse de l'Islam spirituel chez les docteurs shî'ites, ceux près desquels nous avons à nous informer.
Ces traits essentiels de l'imâmat comme « royauté spirituelle » et comme essentiellement « invisible » dans l'état présent du monde, ne font que découler de la notion de walâyat, laquelle réapparaît nécessairement comme un leitmotiv tout au long des présentes pages. Précisons-en dès maintenant une autre implication, celle-ci nous préparant à entendre l'un de nos deux paradoxes. Couramment, dans les textes, le mot mahabbat (amour) forme doublet avec le mot walâyat, ou bien se substitue à lui, pour désigner la dilection, l'amour, dont la personne des saints Imâms est l'objet de la part de leurs fidèles. Plus précisément dit encore : l'acquiescement à cette walâyat est aussi inséparable de la reconnaissance de la mission du Prophète (nobowwat), que l'acquiescement à celle-ci est inséparable du tawhîd, de l'Attestation de l'Unique. L'Attestation, la shahâdat, est en fait une triple Attestation, sans l'intégralité de laquelle un moslim (quelqu'un qui professe l'Islam) n'est pas un vrai fidèle (un mu'min) (61). Or, dans la pratique de la walâyat à l'égard de la « Famille sainte », l'Islam shî'ite se montre comme une religion d'amour, très différente de cet esprit légalitaire qui passe pour être en général celui de l'Islam, et auquel correspond sans doute l'attitude générale de l'Islam sunnite.
Mais nos docteurs shî'ites, s'appuyant sur leurs hadîth les plus explicites, enseignent que sans cette intention et service d'amour que connote le terme de walâyat, aucune bonne ouvre produite par les hommes ne saurait rencontrer l'agrément divin. Sous cet aspect, le shî'isme que l'on a présenté si souvent comme antithèse du soufisme, devance en réalité le soufisme sur la voie qui le caractérise. Mais du même coup une grave question se pose : s'il est exact que maints fervents shî'ites aient marqué des réticences à l'égard du soufisme, qu'en est-il des rapports du shî'isme et du soufisme aux origines ?
Une des questions les plus graves qu'ait affrontées le soufisme (cf. infra livre III, le cas de Rûzbehân) fut de savoir si, oui ou non, l'amour (le sentiment et le mot) peut intervenir dans les rapports entre l'homme et son Dieu. Il y eut sur ce point des réponses très différentes. Mais marquons ceci : si le shî'isme maintient, par sa théologie apophatique, la transcendance absolue du tawhîd(62), c'est grâce précisément à son imâmologie qu'il préserve le tawhîd du double piège de l'idolâtrie métaphysique, à savoir de l'agnosticisme et de l'anthropomorphisme naïf.
Il évite ce double piège, en reconnaissant dans la personne théophanique prééternelle des Imâms, le support des Noms et des Attributs divins. En contemplant dans la réalité théophanique de l'Imâm la « Face » divine révélée (ce thème de la« Face » déjà indiqué ci-dessus, chap. I, 3, et sur lequel on reviendra encore), le shî'isme dès l'origine, avant même que le soufisme ait affronté le problème, découvrait à la créature humaine le sens de l'amour qui intervient entre elle et son Dieu.
C'est tout cela qu'il y a dans la walâyat comme « ésotérique du message prophétique », dans l'idée de l'Imâm comme guide conduisant au monde intérieur (bâtin). Et lorsque nous disons monde intérieur, il ne s'agit pas du contraste que nous avons l'habitude de marquer par l'emploi des mots « objectif » et « subjectif ». Peut-être est-il difficile de le faire comprendre de nos jours où un certain agnosticisme qui se veut encore chrétien, n'affecte que du mépris pour ce qu'il qualifie de « religiosité intérieure et subjective », parce que leur « engagement » dans les affaires de ce monde n'a pas laissé à ces pieux agnostiques le temps de comprendre de quoi il s'agissait. En revanche, pour tous nos ésotéristes, le monde intérieur désigne la réalité spirituelle d'univers suprasensibles qui, en tant que réalité spirituelle, est celle qui cerne et enveloppe la réalité du monde extérieur. Un penseur shî'ite comme Qâzî S'aîd Qommî insiste particulièrement sur ce paradoxe : dans les cercles d'univers spirituels, à la différence de ce qu'il en est dans les cercles matériels, c'est le centre qui « entoure » la périphérie. « Sortir » de ce que nous appelons communément le monde extérieur est une expérience non pas « subjective », mais aussi « objective » que possible, même s'il est difficile d'en transmettre l'évidence à un esprit qui se veut « moderne ».
Cela dit, le shî'isme, au cours de son histoire, ne fut point toujours laissé à même d'affirmer purement et simplement ce qui fait son essence, telle que l'on vient de l'indiquer allusivement.
Nous disions plus haut qu'il avait eu, de son côté, à affronter une épreuve et un paradoxe analogues à ce qu'affronta l'Ismaélisme, lors de la période fâtimide. Nonobstant l'analogie, les quelques traits déjà relevés et sur lesquels on insistera plus loin, nous avertissent que cette épreuve devait revêtir un caractère différent, ne serait-ce qu'en raison du concept de l'Imâm et de l'imamat, lequel est dominé, dans le shî'isme duodécimain, par la figure du XIIe Imâm et par l'idée de son occultation (ghaybaî) nécessaire. Mais il reste qu'après avoir été contraint, pendant une longue période, à une clandestinité plus ou moins rigoureuse, le shî'isme put enfin, la souveraineté iranienne une fois restaurée par les Safavides, vivre au grand jour. En pareilles circonstances la tentation de s'installer en ce monde est grande, et mieux on s'installe en ce monde, moins l'on est porté à mettre l'accent sur les questions qui, elles, retiennent toute l'attention des théosophes mystiques. Peut-être est-ce principalement là qu'il faut chercher la raison de l'envahissement paradoxal du shî'isme par le fiqh, la science juridique, au détriment de tout ce qui est 'irfân et hikmat ilâhîya, gnose et théosophie mystique, enseignées par les Imâms eux-mêmes ; cela, bien que jusqu'à nos jours la tradition des hokama' et des 'orafâ n'ait jamais été interrompue et représente quelque chose d'unique en Islam. On reviendra plus loin sur cet aspect essentiel du a combat spirituel du shî'isme ».
D'où il semblerait, à première vue, que la situation soit assez simple. Il y aurait d'un côté les spirituels qui, fidèles à l'essence du shî'isme, professent l'intégralité de l'Islam, à savoir son exotérique et son ésotérique; d'une manière générale, tous ceux que l'on désigne comme les 'orafâ, les hokamâ, les mystiques et philosophes-théosophes (nous verrons, infra livre II, comment déjà Sohrawardî établissait entre eux une hiérarchie de degrés). Et puis, d'un autre côté, il y aurait ceux qui, pour une raison ou une autre, redoutant tout ce qui passe à leurs yeux pour être de la « philosophie », s'en tiennent au fiqh, au droit canonique, comme si telle était la science islamique par excellence, pour ne pas dire exclusive. Ce sont les foqahâ, les docteurs de la Loi, ceux en qui leurs coreligionnaires ont plus d'une fois dénoncé le paradoxe de docteurs shî'ites laissant tomber la partie essentielle de l'enseignement de leurs Imâms. En fait la situation est plus complexe encore que ne le laisserait apparaître cette dichotomie. Et cette complexité tient dans une grande mesure à l'ambiguïté des rapports originels entre shî'isme et soufisme, dont nous suggérions l'une des raisons il y a quelques lignes. En Islam sunnite la situation est simple : le soufisme et les soufis ont au cours des siècles attesté et représenté, face aux docteurs de la Loi, l'audace de la religion intérieure et les paradoxes de la religion d'amour. En Islam shî'ite ce n'est pas du tout aussi simple, parce que, dès l'origine, la notion de walâyat domine l'ensemble de la doctrine shî'ite. Par le fait même, la doctrine comporte tous les éléments de la religion d'amour s'adressant à la Figure théophanique, à la Face révélée du Dieu transcendant et inconnaissable en soi, à la Personne qui « répond pour » ce Dieu inaccessible. Comme pôle d'orientation, cette même Face guide le pèlerin mystique dans l'ascension des univers métaphysiques qu'elle lui révèle; comme pôle mystique, l'Imâm invisible groupe autour de lui l'ensemble d'une hiérarchie spirituelle enveloppée aux yeux de ce monde dans le même incognito. Tous ces éléments se retrouvent, certes, dans le soufisme et dans la métaphysique du soufisme au point de donner l'impression, quand il s'agit du soufisme sunnite, d'un shî'isme qui n'ose plus dire son nom. Mais pour autant, précisément, le shî'ite, à condition de vivre l'intégralité de son shî'isme, n'a pas besoin du soufisme comme tel, car son shî'isme est déjà la « tarîqat » (voie mystique), comme nous l'indiquions ci-dessus (chap. I, 3, pp. 18 ss.). Autrement dit : la notion du soufisme (tasawwof) ne recouvre pas à elle seule la totalité de la vie mystique en Islam. Et c'est cela même qui nous faisait poser plus haut la question : qu'en est-il, aux origines, des relations du shî'isme et du soufisme ? C'est-à-dire qu'en est-il, aux origines, de l'Islam spirituel ?
Poser clairement cette question, c'est au moins éviter de se méprendre. Ce n'est pas l'existence du soufisme shî'ite qui fournit, comme telle, la réponse. Pas davantage, il ne suffit qu'un théologien shî'ite exprime des réticences, et quelquefois plus, à l'égard du soufisme, pour devoir être rangé parmi les docteurs de la Loi, les antimystiques. Loin de là. Beaucoup de spirituels shî'ites parlent exactement le langage des soufis, et cependant ne sont pas des soufis ; ils n'appartiennent à aucune tarîqat. Mollâ Sadrâ Shîrâzî, un des plus grands noms parmi les théosophes mystiques de l'Iran, a même été conduit à écrire un livre contre les soufis de son temps, alors que lui-même se voyait reprocher son soufisme par certains de ses collègues.
Le soufisme est lui-même très divers. Il y a tout un soufisme  qui a développé une admirable métaphysique, vérifiée par son expérience spirituelle; mais il y a aussi un soufisme qui fait fi de toute connaissance métaphysique. Il y a un soufisme où la dévotion imâmique est prépondérante, mais il y a aussi un soufisme où la personne du shaykh tend à se substituer purement et simplement à la personne transcendante des Imâms.
Finalement l'on peut dire qu'il y a un double paradoxe : il y a le paradoxe des docteurs de la Loi, oublieux de l'intégralité du shî'isme et de son fond ésotérique; le paradoxe est allé en s'aggravant depuis la période safavide, mais les symptômes en sont manifestes antérieurement, tout autant que l'éclosion des écoles de pensée de la période safavide fut préparée par les générations précédentes. Et il y a le paradoxe d'un certain soufisme oublieux de ses origines. C'est ce double paradoxe qui mit de si nombreux spirituels shî'ites dans la nécessité de faire face à un « double front ». Ce fut le cas de Sadrâ Shîrâzî et de maints autres, jusqu'à l'école shaykhie. Antérieurement, ce fut typiquement le cas de Haydar Amolî (VIIIe/XIVe siècle) qui, dans son ouvre monumentale, a récapitulé au mieux, avec une pénétrante lucidité, la situation vécue par les spirituels shî'ites (cf. infra livre IV). C'est pourquoi les pages qui suivent, feront fréquemment appel à son ouvre.

Il s'en faut de beaucoup que la complexité de cette situation se découvre à première vue; il y faut de nombreuses années passées non seulement dans la fréquentation des textes, mais dans celle des êtres. Ce qui est en cause, c'est avec toute une conception fondamentale du destin de l'homme, notre connaissance même de l'Islam. Il est frappant que ce qui s'avère comme constitutif de la spiritualité shî'ite et que l'on vient d'indiquer très rapidement, soit passé jusqu'ici inaperçu des Occidentaux aussi bien que de la plupart des Musulmans sunnites.
Alors nous demanderons à Haydar Amolî dans les chapitres qui vont suivre, comment il médite les textes shî'ites concernant la situation humaine typifiée dans le cas d'Adam. A la lumière de cette situation, certains entretiens du 1erImâm, 'Alî ibn Abî- Tâlib, avec son disciple d'élection, Komayl ibn Ziyâd, prennent un relief où tout le destin du shî'isme est déjà préfiguré, - en contraste avec ces « synthèses impossibles » que nous avons entendu précédemment évoquées dans les aveux pathétiques d'une personnalité arabe sunnite de Jordanie. En d'autres termes, un Haydar Âmolî, comme un Mollâ Sadrâ Shîrâzî, et plus tard les maîtres de l'école shaykhie, nous situent eux-mêmes les positions et l'enjeu, aujourd'hui encore, de ce que nous avons appelé le « combat spirituel du shî'isme ».
 
CHAPITRE I I I

Le combat spirituel du shiisme

1- Situation des spirituels shiites

Comme s'il était un signe de contradiction pour ce monde, le shiisme des Douze Imâms fut l'objet de haines atroces qui rarement désarmèrent. Elles se manifestèrent contre la personne du 1erImâm aussi bien que dans le destin tragique de ses onze descendants. Mais les Imâms ont averti eux-mêmes leurs disciples que leur cause était difficile et que, pour la soutenir, il fallait « des cœurs éprouvés pour la foi ». Comme me le disait un éminent shaykh : « N'oubliez jamais qu'il n'y a eu qu'une poignée de fidèles autour de nos Imâms, et qu'il en sera ainsi jusqu'à la fin de ce temps. » Parce que le shiisme assume devant le monde, essentiellement et intégralement, la réalité spirituelle du message prophétique de l'Islam, il ne pouvait pactiser avec les ambitions et les desseins de ce monde. Nous n'avons pas à faire ici d'histoire politique, mais à indiquer seulement pourquoi au cours des siècles (disons depuis l'entrée des Turks Seljoukides à Baghdad, en 1055, mettant fin à l'influence de la dynastie shî'ite persane des Bûyides), tant de traces shiites se perdent, parce qu'en fait les shî'ites observent, dans la clandestinité, une rigoureuse « discipline de l'arcane ». Aussi hésite-t-on parfois sur l'appartenance shiite d'un auteur, tout en lisant entre les lignes l'aveu qu'il ne peut faire explicitement.
Un traité en persan du VIIe/XIIIe siècle (le nom de l'auteur reste incertain) laisse éclater ainsi son indignation : « Si quelqu'un demande, écrit notre auteur, pourquoi la science des foqahâ sunnites est si largement répandue dans le monde, alors qu'il n'en va pas de même pour la science des saints Imâms (Ahl-e Bayt-e Rasûl, les « membres de la maison du Prophète »), il faut répondre : la raison en est que, lorsque Mo'awîya (le premier des Omayyades) se fut emparé du pouvoir sur la communauté islamique, il donna libre cours à sa haine contre l'Émir des croyants (le 1erImâm, 'Âlî ibn Abî-Tâlib); il écrivit des lettres à tous ses préfets, leur donnant l'ordre de mettre à mort quiconque se réclamerait de la religion de 'Alî... On alla jusqu'à maudire 'Alî du haut des chaires des mosquées... La même haine s'acharna sur les descendants de l'Imâm, si bien qu'il leur était difficile de faire connaître leur science et d'avoir des élèves.
On raconte que Sofyân Thawrî étant venu chez l'Imâm Ja'far al-Sâdiq (le VIe Imâm), I'Imâm lui dit : O Sofyân, tu es un homme que recherche [la police abbasside]; le sultan à l' œil sur toi. Pars en hâte ! Mais ce n'est pas nous qui te chassons.
Et lorsqu'Abû Hanîfa (le chef du rite hanéfite dans le sunnisme) devait citer l'Émir des Croyants au cours de ses leçons, il se contentait de le mentionner en ces termes : le shaykh dit ceci(63)...
Les choses n'allèrent pas mieux lorsque le règne des Omayyades eut pris fin et que les Abbassides furent venus au pouvoir (132/750). Les Imâms durent rester confinés chez eux, observant la taqîyéh (la « discrétion » ou « discipline de l'arcane »). Personne ne pouvait librement aller les aider, recueillir en toute liberté auprès d'eux une rivâyat (transmission d'une tradition)... En revanche toutes facilités étaient données aux foqahâ hostiles aux Imâms. Leur haine et leur ignorance leur valaient tous les honneurs; chacun disposait d'une province (wilâyat) où il pouvait à son aise propager sa science. Tout cela est de notoriété publique. Que le sage y réfléchisse. Si malgré tout cela, l'on trouve répandu un peu partout aujourd'hui quelque chose de la science des Imâms, c'est bien la preuve que Dieu est le garant de la religion de son Envoyé, du groupe de nos Imâms et de leur science(64)!»
Ce sombre tableau nous suggère en raccourci ce qu'eurent à supporter les shî'ites de la part de 1' « orthodoxie » du pouvoir. Les derniers Imâms (Xe et XIe Imâms) vécurent pratiquement en captivité dans le camp de Samarra (à quelque cent kilomètres au nord de Baghdad), et quittèrent ce monde alors qu'ils étaient encore en pleine jeunesse. Pourtant ils eurent, eux aussi, des disciples sans peur auxquels ils transmirent leur enseignement (cf. la grande encyclopédie de Majlisî signalée précédemment). Aussi bien la réflexion finale de notre anonyme du XIIIe siècle atteste-t-elle cette desperatio fiducialis (confiante désespérance) qui est au fond de l'éthos shî'ite. Il écrit lui-même en un siècle où paraissent, en pleine tourmente mongole, les grandes figures du philosophe-théologien shî'ite Nasîroddîn Tûsî et d'un maître du soufisme shî'ite comme Sa'doddîn Hamûyeh. Au siècle suivant surgiront l'ouvre de Haydar Âmolî et celle de Rajab Borsî; plus tard encore, au siècle qui précédera l'avènement des Safavides, l'ouvre d'Ibn Abî Jomhûr à laquelle nous nous sommes déjà référé. Tout cela prouverait, s'il le fallait, qu'ici encore « le sang des martyrs est la semence des croyants ».
C'est pourquoi, lorsque nous parlons du « combat spirituel du shî'isme », ce n'est pas tellement de cette lutte ouverte qu'il s'agit, où chacun reconnaît facilement les siens. Il s'agit de quelque chose de plus subtil, d'un combat contre une menace intérieure et contre un péril plus difficilement reconnaissable, parce que cette menace et ce péril, nous venons de l'indiquer dans les pages précédentes, se forment au moment même où les apparences extérieures sont celles du succès.
A juger des choses en surface, on n'attendrait point qu'un péril pût éclore d'un succès aussi éclatant que l'avènement des Safavides en Iran. Sans doute ce péril n'éclot pas avec Shah Esmâ'il, lui-même un soufi, entouré de compagnons soufis, et qui, jeune héros de quinze ans, eut l'audace, en la grande mosquée de Tabrîz où il venait d'entrer victorieusement, de célébrer la prière au nom des saints Imâms malgré l'hostilité d'une population sunnite(65) . Il y avait alors de nombreux liens entre la famille safavide et la famille ni'matollahie, issue de Shah Ni'matollah Walî Kermânî, un des grands maîtres du soufisme shî'ite (ob. 834/1431) de la période précédente(66).
Mais les choses changèrent profondément avec le règne de Shah 'Abbâs le Grand (1587-1628). Ce n'est point l'histoire de ce règne qui nous concerne ici, mais la situation des spirituels, et sur cette situation les confidences personnelles d'un Mollâ Sadrâ Shîrâzî dans ses livres, aussi bien que l'intention qui dicta plusieurs de ses livres, nous édifient suffisamment (cf. infra livre V).
La Renaissance safavide a été marquée par un essor alors unique dans le monde de l'Islam, par l'éclosion de plusieurs écoles de penseurs dont l'influence se fait sentir jusqu'à nos jours, et dont les chefs de file furent Mîr Dâmâd, Sadrâ Shîrâzî, Mohsen Fayz, Rajab 'Alî Tabrîzî et nombre d'autres, avec leurs élèves et les élèves de leurs élèves. Ce n'est point dire, pour autant, que leur situation fut absolument confortable. Si Mollâ Sadrâ dut vivre pendant une dizaine d'années dans la retraite, en une bourgade cachée dans le secret d'une haute vallée non loin de Qomm, il nous en dit lui-même la raison : l'hostilité des foqahâ, leur attitude fermée à tout ce qui s'appelle hikmat et 'irfân. On est alors le témoin de ce paradoxe que nous essayions de situer, il y a quelques pages : la gnose shî'ite qui avait traversé victorieusement plusieurs siècles de persécution et de clandestinité, se trouvait, avec le succès temporel du shî'isme, devant un nouveau genre d'épreuve à affronter. Les choses suivirent le cours qu'il faut attendre de la condition humaine. A côté de l'essor unique de la pensée des hokamâ, nous constatons la formation et l'emprise croissante d'une orthodoxie légalitaire, de plus en plus exclusivement vouée aux questions pratiques de droit canonique, de jurisprudence et de casuistique, méfiante à l'égard de tout ce qui est philosophie, théosophie, mystique. Il est difficile de parler de cléricalisme là où il n'y a pas d'Église ; mais les foqahâ et les akhûnd ont si bien suppléé parfois à cette absence, que les conséquences s'en sont fait sentir jusqu'à nos jours.
Ce ne sont pas seulement les pages de Mollâ Sadrâ qui nous en informent; l'incompréhension à laquelle s'est heurtée plus tard l'école shaykhie en est un autre exemple (cf. infra livre VI).
Je puis dire qu'aujourd'hui même en Iran, cette prépondérance du fiqh et des foqahâ est un sujet de conversations fréquentes et discrètes entre hokamâ et 'orafâ. Comment en est-on arrivé là ?
Comment le fiqh, le droit canonique, s'est-il fait à ce point envahissant ? Certes, le fiqh fait partie de la formation de tout théologien-philosophe, mais la situation pénible a pour origine ceux des foqahâ qui prétendent limiter au fiqh toute la science théologique. Ils mutilent ainsi l'enseignement même des saints Imâms, et interdisent au shî'isme de faire connaître son message spirituel. Or la perpétuation et la transmission de ce message spirituel des Imâms sont indépendantes de la question de savoir si telle ou telle société islamique rejettera ou acceptera, pour « s'adapter au monde moderne », l'introduction du code civil.
Aussi, est-ce en limitant la science islamique à la science du fiqh que l'on se condamne aux situations sans issue.
Sans doute est-ce un phénomène socioreligieux bien connu aussi ailleurs. Le refus de tout ce qui est « gnose », est inspiré par un rationalisme dogmatique sous lequel se dissimule un agnosticisme conscient ou non, et c'est ce refus qui suscite la situation caractérisée précédemment ici comme une situation où le shî'isme doit en quelque sorte se cacher à lui-même, c'està- dire où la gnose shî'ite, pour préserver son intégralité, doit en quelque sorte se cacher au shî'isme officiel. Or la conscience que dès l'origine, le shî'isme eut de lui-même, fut la conscience d'être l'ésotérique du message prophétique (bâtin al-nobowwat), et il fut, selon la pathétique formule de l'Imâm Ja'far, la religion des « expatriés » (ghorabâ) d'entre la communauté des Mohammad. Que par le fait du triomphe temporel, il soit advenu quelque chose comme un shî'isme officiel expatriant les expatriés de l'Imâm, c'est bien là ce qui donne son sens au « combat spirituel du shî'isme ». Il appartient au shî'isme de vaincre dans ce combat, et par là de dominer la situation que décrivait la personnalité jordanienne au cours de l'interview rapportée ci-dessus (pp. 32 ss.). Car la période « triomphale » est déjà passée, et seuls ceux qui comprendront l'appel de l'Imâm, seront à même de faire face aux problèmes vertigineux soulevés en Islam shî'ite, comme ailleurs, par l'impact de l'Occident. Et après tout, cette situation n'est pas seulement celle de l'Islam traditionnel devant le monde dit moderne; elle est celle, devant ce même monde, de toute la fraction de l'humanité capable encore de pressentir le destin spirituel et surnaturel de l'homme.
Pour mener ce combat, l'Islam iranien n'a jamais manqué de chevaliers, de génération en génération, jusqu'à nos jours. Nous disions plus haut que les spirituels shî'ites avaient eu à faire face à un « double front ». L'ouvre de Haydar Âmolî nous montre que l'un de ces fronts fut lui-même un double front, en raison de l'équivoque pesant sur le soufisme, selon qu'on le considère comme un témoin du shî'isme in partibus sunnitarum, ou comme un transfuge oublieux de ses origines. Pour le comprendre, insistons de nouveau sur ce type de spirituels shî'ites qui parlent une langue technique non différente de celle des soufis, et qui professent une théosophie où maints souris non shî'ites peuvent aisément retrouver leur chemin. Ils ont, eux aussi, des songes, des expériences visionnaires. Et cependant, ils n'appartiennent pas au soufisme.
Telle est précisément la situation qui d'une part amena Mollâ Sadrâ à faire front contre les foqahâ ignorantins, et qui, d'autre part, le conduisit à écrire un traité contre certains souris dé son temps (67)., dont le pieux agnosticisme professait le mépris des livres, le rejet de la méditation philosophique comme exercice spirituel, et qui finalement aboutissait à un libertinisme spirituel inverse de l'attitude des foqahâ, en ce sens que ce libertinisme professait volontiers un bâtin sans zâhir. Les raisons pour lesquelles des théosophes mystiques comme les maîtres de l'école shaykhie critiquent, à leur tour, le soufisme, visent avant tout, outre une doctrine se méprenant sur le sens de l'univocité de l'être (wahdat al-wojûd), l'organisation et les pratiques congrégation elles du soufisme (tarîqat), le shî'isme étant déjà, comme tel dans son essence intégrale, la « tarîqat » par excellence; la critique vise le rôle assumé par la personne du shaykh dans le soufisme (que l'on pense au guru dans l'Inde), parce qu'il apparaît au spirituel imâmite que ce rôle usurpe celui du seul maître spirituel que doive reconnaître et suivre l'adepte shî'ite, à savoir le guide personnel « invisible aux sens mais présent au cœur », qui est l'Imâm caché. La conviction générale de ces maîtres est celle qu'énonçait déjà Haydar Amolî, et c'est qu'en sa lointaine origine le soufisme a pris naissance en Islam par le shî'isme, mais qu'en se séparant des Imâms du shî'isme, le soufisme s'est dénaturé.
Tout se passe en effet comme si le soufisme sunnite avait transféré le contenu de l'imâmologie sur la personne du seul Prophète, en éliminant tout ce qui ne s'accordait pas avec le sentiment sunnite. L'idée sourie du pôle mystique, le Qotb, n'est autre que celle de l'Imâm; aussi bien dans le soufisme shî'ite, l'Imâm reste-t-il le pôle des pôles comme Sceau de la walâyat, tandis que dans le soufisme sunnite l'idée du Qotb ne fait que se substituer à celle de l'Imâm professée par le shî'isme. Dès l'époque où éclosent les grandes ouvres de la théosophie ismaélienne (IIIe-IVe/IXe-Xe siècles), nous en voyons transparaître quelque chose dans le soufisme. Plus encore, pourquoi certains soufis professant le sunnisme, ont-ils voulu se donner comme porteurs d'un message de l'Imâm caché ? Que l'on pense au cas de Hallâj qui reste inséparable, parce que l'on n'emprunte jamais de simples mots, de ceux dont il emprunte le langage technique. Il semblerait que ce fut pour discréditer ces derniers, que l'on ait cherché à l'en dissocier. Et pourtant, plus on l'en dissocie, plus l'on justifie le jugement shî'ite sur son cas.
On rappellera, en revanche, que Jâbir ibn Hayyân, le célèbre alchimiste, disciple de l'Imâm Ja'far Sâdiq, selon une tradition constante que rien n'infirme de façon décisive, fut surnommé, dès l'origine, le soufi. L'alchimie de Jâbir est inséparable de ses conceptions shî'ites : l'Imâm est pour le monde spirituel ce que la Pierre ou l'Élixir sont pour le monde de la Nature. Et c'est ainsi que l'une des ouvres les plus abstruses de Jâbir nous fournit peut-être la première élaboration du motif authentiquement gnostique de l'Étranger, l'allogène, l'expatrié spirituel (gharîb) venu de bords lointains. Or l'archétype de l'Étranger reste en gnose shî'ite la personne de Salmân le Perse (Salmân Pârsî) ou Salmân le Pur (Salmân Pâk) : pèlerin en quête du Vrai Prophète, appartenant par sa naissance à la chevalerie mazdéenne, passant par le christianisme, finalement marqué du sceau du pur Islam spirituel en devenant, orphelin et solitaire, l'adopté de l'Imâm. Et le cas de Salmân, c'est le cas de tous ceux auxquels réfère la célèbre sentence de l'Imâm Ja'far, à citer de nouveau ici parce qu'elle a la vertu d'une devise : « L'Islam a commencé expatrié et redeviendra expatrié comme il était au commencement. Bienheureux ceux d'entre la communauté de Mohammad qui s'expatrient (les ghorabâ(68).»
Cet appel de l'Imâm Ja'far, nous le savons déjà, est de ceux  qui démentent de façon décisive toute identification du « religieux » et du « social », car ce n'est pas à une « religion sociale » que convoque l'appel de l'Imâm. En proclamant bienheureux 1' « expatrié spirituel », l'Imâm appelle ce dernier au renoncement à tous les compromis avec les valeurs et les ordres établis en ce monde, pour faire de ce monde même le champ de sa « queste » d'un autre monde, le champ de sa migration vers ce qui est déjà invisiblement présent en ce monde, le monde de la palingénésie et de la Résurrection dont l'Imâm est l'annonciateur.
Pour employer un langage à la mode aujourd'hui, disons que telle est la seule « présence au monde », le seul « engagement » dans ce monde, pour le pèlerin spirituel comme témoin de l'absolu. Et c'est cet Islam spirituel qui est resté insoupçonné non seulement de la personnalité jordanienne dont nous avons rapporté ci-dessus le témoignage pathétique, mais aussi de tous ceux dont un tel témoignage est de nos jours tristement représentatif.
En revanche, la sentence de l'Imâm Ja'far a le sens d'une eschatologie personnelle vécue présentement « au présent », parce que l'expatrie ment spirituel consenti pour rallier la voie de l'Imâm, marque une rupture. Et cette rupture met fin à la captivité qui retient l'homme à l'abri des remparts sociaux élevés pour garantir l'individu contre une expérience religieuse immédiate; par cette rupture, soudain se révèle à la conscience cette ghorbat, cet exil que Sohrawardî typifiera en un récit saisissant (infra livre II). Cette sentence de l'Imâm appelle son fidèle à la walâyat, l'appelle à vouer son amour aux pures Figures théophaniques dont la lumière, en l'arrachant à la solitude de son exil, lui révèle tous les mensonges accumulés pour travestir la réalité de cet exil et pour le conduire à un compromis avec ce monde. Ici même l'ouvre de Haydar Âmolî reste parfaitement actuelle pour la spiritualité shî'ite, en ce sens qu'elle éveille son adepte à la conscience d'un triple combat spirituel, autrement dit au combat sur un « triple front » que le spirituel doit soutenir pour répondre à l'appel de l'Imâm et sauvegarder l'intégrité de son shî'isme.
De ces « trois fronts », nous en connaissons déjà deux par ce qui précède. Il y a un combat face au sunnisme en tant que pure religion de la sharî'at, celle des docteurs de la Loi refusant la vivification de cette Loi par sa vérité spirituelle, sa gnose. Les positions sont nettes; elles le sont encore plus, si sous prétexte de moderniser la sharî'at, on fait de la « loi religieuse » la « religion sociale ». Et puis il y a un second combat, plus douloureux et plus pathétique que le premier, puisqu'il doit se livrer, et nous avons rappelé pourquoi, à l'intérieur du shî'isme, où les 'orafâ et les hokamâ, fidèles à l'enseignement intégral des saints Imâms, retrouvent devant eux ceux des docteurs de la Loi, les foqahâ, qui professent extérieurement le shî'isme, mais qui en fait ont oublié la vocation même du shî'isme, oublié son enseignement ésotérique qui est  l'approfondissement et la transfiguration de la Révélation prophétique par les Imâms.
Finalement il y a un combat plus subtil encore, face à un certain soufisme oublieux de ses propres origines, un soufisme qui, en reniant le shî'isme, en oubliant les origines et la source de la walâyat, se trompe quant à celui qui en est le « Sceau », et qui, en exagérant la pratique de certaines techniques au détriment de ce qui est 'irfân, gnose, peut dégénérer en un pieux obscurantisme, ne répondant plus aux problèmes et à l'attente des hommes.
Comme nous le verrons encore (infra livre IV), tout le grand livre de Haydar Âmolî répond à ce dessein : amener les foqahâ à reconnaître la nécessité de la gnose mystique ('irfân), et rallier ceux des soufis qui sont en quelque sorte les témoins perdus du shî'isme au sein du sunnisme. Sera alors rétabli le rapport originel du soufisme et du shî'isme. De cette condition dépend, pour Haydar Âmolî, que subsiste ou que périsse l'Islam spirituel.
C'était là entrevoir parfaitement dès le xive siècle les problèmes que l'évolution du shî'isme en Iran allait poser avec une acuité grandissante jusqu'à nos jours. Et les termes dans lesquels ils furent posés, restent actuels aux yeux de quiconque comprend que l'enjeu du triple combat n'est autre que le dépôt divin confié à l'homme.

2 - Le dépôt divin confié à l'homme

Ce qui est en cause, c'est de savoir si, oui ou non, en l'absence de ce que connote le mot bâtin (l'intérieur, le caché, l'ésotérique, le « mystique ») la doctrine islamique dans son ensemble est privée de l'élément constitutif qui lui donne finalement son sens; si l'enseignement des Imâms du shî'isme constitue précisément cet ésotérisme de l'Islam, comme faisant partie intégrante du « phénomène du Livre Saint », parce qu'eux-mêmes constituent l'ésotérique du Logos mohammadien ou Réalité prophétique éternelle (Haqîqat mohammadiya) et que, partant, l'intégralité du phénomène du Livre saint postule, dès l'origine, zâhir et bâtin, exotérique et ésotérique. Aussi Haydar Âmolî ne fait-il que se comporter comme les hokamâ et 'orafâ shî'ites, partout et toujours, lorsqu'il renvoie dos à dos ceux des shî'ites qui rejettent la gnose du soufisme, parce qu'ils en oublient l'origine shî'ite, et les soufis qui, en raison du même oubli, vitupèrent le shî'isme. Les uns et les autres affectent d'ignorer que l'enseignement des saints Imâms recèle tous les secrets des hautes sciences. Les uns et les autres ont délibérément laissé de côté cet aspect, en prétendant que cet enseignement ne concernait que le domaine des sciences exotériques, le rituel de la Loi, la jurisprudence ; certains ont même insinué que, si les Imâms ont eu un secret, ils ne Font transmis à personne. Ceux des foqahâ shî'ites qui se sont conduits ainsi, l'ont fait pour nier l'existence même de l'ésotérisme. Quant à ceux des soufis qui ont agi ainsi, ce fut pour renier leur origine, en oubliant tout simplement que, sans le shî'isme et les Imâms, leur propre théosophie n'existerait pas (cf. textes cités infra livre IV, I).
Les Imâms n'ont pas été simplement des interprètes de la sharî'at, ou plutôt il convient de dire que c'est en interprétant la sharî'at comme ils l'ont fait, qu'ils ont été les guides sur la voie mystique (tarîqat) et les maîtres des hautes connaissances théologiques (la haqîqat). Shaykh Ahmad Ahsâ'î et l'école shaykhie, du XVIIIe siècle jusqu'à nos jours, n'ont, à leur tour, pas soutenu autre chose; leur combat spirituel était dirigé dans le même sens que celui d'un Haydar Âmolî. Que les Douze Imâms soient des théophanies primordiales; que dans leur entité spirituelle préexistant à leur manifestation terrestre (cf. déjà supra chap. II), ils soient investis d'une fonction cosmogonique, ce ne sont point là autant de théories spéculatives tardivement construites, mais des évidences énoncées dans les plus anciens hadîih, ceux, par exemple, que recueille le Kitâb al-Hojjat de Kolaynî. Si l'herméneutique chrétienne de la Bible ne peut point ne pas mettre au centre la christologie, de son côté l'herméneutique shî'ite du Qorân est nécessairement une herméneutique « imâm centrique ». Cela, parce que l'imâmologie recèle en elle-même le secret de Dieu et de l'homme, ce qui veut dire le secret du rapport institué entre Dieu et l'homme, en tant que ce rapport ne pouvait s'instituer que par des « hommes de lumière » désignés comme prophètes.
La théophanie des Douze Imâms, ou plutôt celle des Quatorze Immaculés, s'accomplit comme une descente d'univers en univers, en une succession graduelle analogue à la succession des métamorphoses théophaniques du Logos dans le livre des « Actes de Jean(69) ». L'herméneutique intégrale du Livre révélé embrasse ces différents états ontologiques, dans l'ordre de leur descente jusqu'au monde de l'homme terrestre (cf. infra chap. v).
Aussi bien existe-t-il une multitude de propos traditionnellement attribués au Prophète et aux Imâms, propos qui explicitent les allusions des versets coraniques, pour attester que l'Islam et la Révélation coranique impliquent et postulent un enseignement ésotérique, une vérité supérieure cachée.
Il y aurait, en outre, à faire état ici de toute la collection de prônes (khotbat) attribués à tel ou tel des Imâms, mais dans lesquels s'exprime en fait un Imâm éternel dont chacun des douze Imâms fut sur terre une exemplification, puisque tous sont une seule et même essence. Parmi tous ces prônes se signale le célèbre « Prône de la Déclaration » (khotbat al-Bayân) (70), où s'affirme l'identité de l'Imâm avec l'Homme Parfait (Anthropos teleios), thème par lequel l'imâmologie shî'ite atteste son lien avec le motif théologique de l'Anthropos céleste, familier à toutes les gnoses qui l'ont précédée (71). Soixante-dix affirmations se succèdent, dont le martèlement répété finit, dit-on, par mettre l'auditoire en transe, à Kûfa où le 1er Imâm avait prononcé ce prône.
N'en relevons ici que quelques-unes : « Je suis le Signe du Très-Puissant. Je suis le Premier et le Dernier. Je suis le Manifesté et le Caché. Je suis la Face de Dieu. Je suis la main de Dieu. Je suis le côté de Dieu. Je suis Celui qui dans l'Évangile est appelé Élie. Je suis celui qui détient le secret de l'Envoyé de Dieu... »
L'énoncé de ce secret théophanique conduit spontanément nos auteurs shî'ites, tel Haydar Âmolî, à déceler dans les versets coraniques le commandement qui impose la « discrétion », la  « discipline de l'arcane », taqîyeh ou ketmân. Notons bien que l'attitude désignée par l'un ou l'autre mot n'est pas ce que nous appelons « restriction mentale ». Elle est une clause de sauvegarde, certes, et bien compréhensible dans le cas des shî'ites.
Mais, avant tout, elle satisfait à un principe d'honnêteté spirituelle rigoureuse. Si cette honnêteté est prescrite par le Qorân, c'est bien parce qu'il y a de l'exotérique et de l'ésotérique, et la forme voilée sous laquelle on découvre énoncé le précepte, correspond d'autant mieux à sa nature. Or, tel est le sens ésotérique des versets faisant allusion au dépôt confié qu'il ne faut rendre qu'à celui qui est en droit de le détenir, et par excellence, le verset suivant : « Dieu vous ordonne de restituer à ceux à qui ils appartiennent les dépôts confiés » (4 : 61). C'est qu'en effet, commente Haydar Âmolî, tous les secrets de Dieu (asrâr Allah), tous les secrets théosophiques, sont autant de dépôts qu'il a confiés au cœur de ses Amis (Awliyâ). Les livrer à celui qui n'y a pas droit, parce qu'ils excèdent sa capacité, c'est encourir à la fois les rigueurs de la Loi et le courroux divin.
C'est pourquoi les Imâms ont eux-mêmes prescrit à leurs disciples l'observance de la taqîyeh.
En fait, une telle conception de la nature du « dépôt confié », prévoyant, avec ses conséquences, la possibilité que soit transgressé l'ordre de ne le transmettre qu'à celui qui en est l' « héritier », - exprime de façon si profonde le secret de la théosophie et le secret du Livre saint, qu'elle dévoile l'origine même du drame typifié dans la personne d'Adam, l'Adam terrestre, l'homme- Adam. Il y a un verset coranique dont la gravité est telle qu'en dépendent l'existence même et la raison d'être de ce qui s'appelle ésotérisme, parce que ce verset lie l'un à l'autre le mystère de Dieu et le mystère de l'homme comme étant un seul et même mystère. C'est le verset où Dieu même déclare : « Nous avons proposé le dépôt de nos secrets aux Cieux, à la Terre et aux montagnes; tous ont refusé de l'assumer; tous ont tremblé de le recevoir. Mais l'homme accepta de s'en charger ; c'est un violent et un ignorant » (Qorân 33 : 72).
Pour comprendre ce verset, il faut en somme répondre à deux questions : de quel dépôt, de quels secrets s'agit-il? En second lieu, en quoi consistent ici la violence et l'ignorance ou l'inconscience de l'homme ? Les deux questions sont indissociables l'une de l'autre : quels sont les secrets dont l'homme n'eût pu accepter le dépôt, s'il n'eût été un violent et un ignorant ?
Comment cette violence et cette ignorance devaient-elles précisément l'amener à trahir ce dépôt ? L'ambiguïté de cette violence et de cette ignorance est redoutable; l'herméneutique shî'ite y perçoit le drame auquel s'origine la condition humaine présente, le secret du destin présent de l'humanité. Aussi bien faudrait-il mobiliser toutes les traditions shî'ites, tous les hadîth des Imâms, passant, plus ou moins près, à la portée de ce verset. Il y faudrait tout un livre.
En très bref, il y a ce que les Imâms ont répété dans les hadîth : « Ce secret, c'était notre walâyat. » Or, la walâyat est elle-même le membre d'une triade constituée par un triple acquiescement : à l'Unité de l'Unique (tawhîd), à la mission exotérique des prophètes (nobowwat), à la mission ésotérique des Amis de Dieu (walâyat). Le poids dont l'homme se chargea, est le poids de cette triple Attestation (shahâdat). Mais l'idée même de cette triple shahâdat, ce qu'en visent les deuxième et troisième phases, postule l'existence d'une humanité toute de lumière, une surhumanité « célestielle », préexistant à l'humanité adamique, à celle d'Adam le terrestre. C'est pourquoi le sens intégral du verset coranique n'est intelligible qu'en fonction de l'ensemble de la cosmogonie et de la prophétologie de la gnose shî'ite. Et c'est en fonction de ce sens intégral que la violence et l'ignorance d'Adam montrent une ambiguïté, une double face, dont l'une est à la louange d'Adam tandis que l'autre fut sa perte, et par cette dualité s'établit l'accord entre les différentes allusions shî'ites à ce verset. Essayons d'expliciter le contenu de ces indications un peu trop denses.
Il convient d'avoir toujours présente à la pensée l'attestation que le Prophète et l'Imâm portent respectivement sur eux-mêmes : « J'étais déjà un prophète (un nabî)... J'étais déjà un walî (un Imâm), alors qu'Adam était encore entre l'eau et l'argile », c'est-à-dire alors qu'Adam n'était pas encore formé.
Cela veut dire qu'antérieurement à l'humanité adamique, à celle de l'Adam terrestre, et d'une antériorité incommensurable aux chronologies de ce que nos sciences humaines appellent la préhistoire, préexiste une humanité séraphique, un groupe de créatures humaines de pure lumière, immaculées, préservées de toute chute, « infaillibles », à la différence de l'humanité adamique ; c'est le plérôme des Quatorze Immaculés (Chahârdeh Ma'sûm). Nos textes, les commentaires de Qâzî Sa'îd Qommî par exemple, les désignent par des termes significatifs : humanité suprême, humanité des hauteurs (al-bashar al-'awâlî), humanité archangélique (anâs 'aqlîyûn), hommes de lumière (bashar nûrîyûn) etc. En leur nostalgie et extase d'amour (walah wa hayamân), ces êtres de lumière entourent le Trône sublime, le Temple invisible qui est l'archétype des temples de tous les univers(72). C'est à cette antériorité que font allusion de multiples hadîth provenant du Prophète ou des Imâms ; l'idée en domine toute la cosmogonie et l'anthropologie de la gnose shî'ite.
Il y a, entre autres, un très long entretien du Ve Imâm, l'Imâm Mohammad al-Bâqir, avec son disciple Jâbir al-Jo'fî. Nous ne pouvons indiquer ici que quelques grands traits de ce somptueux hadîth(73). L'affirmation initiale est l'affirmation constante : le Prophète et les Imâms ont été les premiers êtres créés, alors qu'il n'y avait ni Ciel ni Terre, ni lieu, ni nuit ni jour, ni soleil ni lune, ni Adam ni humanité terrestre. Les Quatorze Immaculés ont procédé comme Quatorze Lumières (Quatorze « Aiôns » de lumière) qui sont, par rapport à la lumière de leur Seigneur, comme les rayons du soleil par rapport au soleil. Il y a même ici comme une réminiscence de la visio smaragdina de l'Apocalypse : les Quatorze Lumières sont autour de la Présence ineffable comme autant de pavillons de couleur verte (« Et le Trône était environné d'un arc-en-ciel semblable à de l'émeraude »  Apocal. 4 : ). A partir de ce plérôme des Quatorze Lumières, la genèse des mondes s'opère dans la succession suivante : le Lieu des lieux, le Trône cosmique, les Cieux et les Anges, l'Air et les génies, enfin l'homme-Adam. A chacun des actes de la cosmogonie, reparaît d'une façon ou d'une autre, en caractères mystérieux, la triple Attestation (shahâdat), affirmant la Singularité divine (tawhîd), la mission prophétique (nobowwat) et la mission initiatique (walâyat), parce qu'à chacun de ces actes de la cosmogonie correspond une théophanie particulière du plérôme des Quatorze Lumières.
Les actes de la cosmogonie et de l'anthropogenèse sont clos par une intronisation solennelle des Quatorze Immaculés : « C'est à cause de vous que j'ai créé ce que j'ai créé. Vous êtes l'élite placée entre moi et ma création. Je me suis voilé par vous à mes créatures autres que vous. Je vous ai faits tels que c'est par vous que l'on se trouve en face de moi, et que c'est par vous que toute demande m'est adressée. Car toute chose va périssant hormis ma Face (cf. Qorân 55 : 26-27) et vous êtes, vous, ma Face.
Vous ne périssez pas, vous, et ne périra pas quiconque vous choisit pour amis(74) ».
Ce texte solennel est particulièrement typique de ce que l'on appelle hadîth qodsî, récit inspiré dans lequel Dieu parle (comme dans le Qorân lui-même) à Sa première personne, et dont la forme trouve son explication et sa justification dans l'ensemble de la gnoséologie prophétique (infra chap. VI). D'un texte de ce genre il ressort que les Quatorze Aiôns de lumière sont les Figures théophaniques primordiales, supports initiaux de l'idée même de la Théophanie. Car « créer le monde » c'est pour le Dieu abyssal devenir connu, et c'est par ces Figures seules qu'il peut être connu, puisque, dans quelque direction que l'on se tourne, elles sont la Face divine que l'on rencontre. L'homme ne peut connaître Dieu que par ses Noms et ses Attributs, et ces Figures sont le support de ces Noms et de ces Attributs. D'où le nom de Hojjat (garant, preuve) qui leur est donné par excellence : les Quatorze Immaculés sont ceux qui « répondent pour » le Dieu que personne ne peut voir ni atteindre, et c'est pourquoi ils sont la Face divine impérissable. L'on verra plus loin que c'est là même le secret de 1' « imâm centrisme » de la spiritualité shî'ite (infra chap. VII).
Ce hadîth est confirmé par beaucoup d'autres, tels ceux recueillis par Shaykh Sadûq Ibn Bâbûyeh (75), où Prophète et Imâm sont décrits comme deux Esprits primordiaux formant une seule et même Lumière, bi-unité exprimant la double « dimension » de la Haqîqat mohammadîya. Il en ressort que, pré éternellement, la surhumanité du Logos mohammadien ou de la Lumière mohammadienne (Nûr mohammadî) préexiste à l'humanité adamique. La nature de cette surhumanité se précise encore lorsque Dieu veut créer Adam le terrestre, puisque le Créateur « pétrit » alors une portion de cette Lumière avec une portion de 1' « argile » de 'Illîyûn (le plus haut degré des paradis), et cette substance de lumière est insérée dans la substance d'Adam. Elle est ainsi la « dimension » divine (jihat haqqîya, le lâhût) qui, dans l'être des prophètes, double la « dimension » humaine et créaturelle (jihat khalqîya, le nâsût) ; par la première, les prophètes reçoivent de Dieu ; par la seconde ils communiquent aux hommes. Car cette substance de lumière introduite en Adam va se transmettre, de prophète en prophète, jusqu'à la période finale du cycle de la prophétie : à partir de 'Abdol-Mottalib, l'aïeul commun du prophète Mohammad et de l'Imâm 'Alî, cette substance de lumière se scinde en deux moitiés, lesquelles sont manifestées respectivement dans la personne du Prophète comme « Sceau de la prophétie » et dans la personne de l'Imâm comme « Sceau de la walâyat (76) ».
Bien entendu, la transmission de cette Lumière ne ressortit pas à une physiologie de l'organisme physique. Elle doit être comprise à la manière de ce qui concerne la physiologie du « corps subtil ». Elle indique allusivement la seule idée d' « incarnation » que la prophétologie islamique pouvait reconnaître.
Elle est enfin la réminiscence précise en théologie islamique du thème du « Vrai Prophète », professé dans la prophétologie chrétienne primitive, celle du judéo-christianisme ou de l'ébionisme (le « Vrai Prophète » se hâtant, de prophète en prophète, jusqu'au lieu de son repos, celui-ci étant, pour le christianisme, la personne de Jésus, tandis qu'il est, en Islam, la personne de Mohammad).
Ces éléments étant réunis, on peut entrevoir quel est le secret confié en dépôt à l'homme-Adam, et comment l'inconscience qui permet à celui-ci d'accepter de s'en charger, l'amène aussi à le trahir.
Les saints Imâms ont maintes fois répété, dans leurs leçons, que le secret dont le dépôt est ainsi proposé à la créature humaine, c'est leur walâyat (77), c'est-à-dire cette qualification qui fait d'eux les « Amis de Dieu » (Awlîyâ Allah), les « gardiens de la cause divine » (al-amr al-ilâhî), investis de la mission qui double et complète la mission prophétique (nobowwat) et dont la fin est d'initier ceux qui les « choisissent pour amis et pour guides », au sens spirituel caché, au sens ésotérique des Révélations divines imparties aux prophètes. Les « prendre pour amis », c'est, de la part de leurs fidèles, leur vouer leur amour (leur walâyat ou leur mahabbat, les deux mots alternant fréquemment), en vouant ainsi cet amour à la Face divine qui en eux se montre aux hommes, et c'est cela même, nous le savons désormais, ce par quoi, sous la forme du shî'isme, l'Islam comme religion prophétique est religion d'amour. Ceux qui les « prennent pour amis » sont préservés de périr, car la Face divine est impérissable. C'est pourquoi l'attestation de cette walâyat, comme dévotion d'amour répondant, du côté du fidèle, à la dilection divine dont les Douze Imâms sont l'objet, - cette attestation (shahâdat) est l'achèvement final et indispensable d'une triple Attestation : Attestation de l'Unique (le Superêtre, l'Ineffable, l'Imprédicable), Attestation de la mission prophétique qui le révèle aux hommes (quant à ses Noms, ses Attributs, ses Opérations), Attestation de l'Imâmat par cette walâyat, dévotion d'amour constitutive de la foi même (îmân), qui atteste que l'Imâm est le guide initiant au sens caché de ces Noms, de ces Attributs, de ces Opérations.
C'est pourquoi tous les docteurs shî'ites s'accordent sur ce point : le tawhîd, l'Attestation de l'Unique, est envers l'Attestation de la mission prophétique dans le même rapport que celle-ci envers l'Attestation de l'Imâmat des douze Imâms ; autrement dit, la walâyat est dans le même rapport envers la nobowwat que celle-ci envers le tawhîd. Les trois phases de l'Attestation forment un tout indissociable. Le témoignage rendu aux Douze Imâms, étant le retentissement, dans le cœur du fidèle, de la walâyat dont ils sont l'objet de la part de Dieu, ce témoignage clôt et scelle l'ensemble, à tel point que sans la walâyat, sans cette dévotion d'amour que le terme connote, non seulement la foi est vaine, mais il n'est point de foi (îmân) au sens intégral du mot(78).
C'est cette triple shahâdat qui a été mystérieusement écrite, d'univers en univers, à chaque niveau des théophanies, car elle concerne le Principe et le double mouvement dont le Principe est à la fois le point d'origine et le point de retour : mouvement de la genèse qui en procède et mouvement du retour qui y reconduit, mabda' et ma'âd. Ce couple de termes exprime sous son aspect cosmique la même bi-unité dont d'autres exemples expriment l'aspect religieux : tanzîl et ta'wîl (descente de la Révélation et reconduction de la lettre révélée à son archétype par l'herméneutique spirituelle), sharî'at et haqîqat (la Loi religieuse et sa vérité spirituelle), nobowwat (mission prophétique) et imâmat. C'est pourquoi, à chaque niveau des théophanies, aux êtres qui peuplent l'univers correspondant à ce niveau théophanique, le même triple engagement (mîthâq) a été demandé, jusqu'à ce que la descente des théophanies parvienne à l'homme terrestre (79).
Les docteurs shî'ites sont en effet d'accord sur le sens de la scène du « Covenant » primordial décrite dans le verset coranique 7 : 171, sur la portée de l'interrogation posée aux hommes dans le mystère de la métahistoire : « Ne suis-je pas votre Seigneur? » (A-lasto bi-rabbi-kom?). En même temps que le tawhîd, fut eo ipso proposé alors à toute la postérité d'Adam(80), l'engagement envers le message des prophètes à venir et envers l'imâmat de leurs Imâms(81). Certes, bien que l'humanité ait alors répondu par un « oui », ses docteurs savent que ce « oui » ne fut pas prononcé par tous de la même manière. Mais il reste que dans l'humanité d'Adam, on l'a rappelé ci-dessus, avait été déposée la pure substance de lumière des messages prophétiques à venir. C'est précisément par cette pure substance de lumière que l'homme-Adam répond ce « oui ». Elle est en lui ce qui profère ce « oui » (et c'est ce que symbolise ce trait de la hiéro histoire, le Prophète disant à l'Imâm : « Moi et toi, nous fûmes les premiers à répondre oui »). Le fardeau redoutable devant lequel avaient tremblé les Cieux, la Terre et les montagnes, l'homme accepte de l'assumer (Qorân 33 : 72). Et ce à quoi il dit oui, c'est au secret même des théophanies, au mystère de la Face révélée de l'Inconnaissable, lequel ne peut se révéler qu'en s'occultant en des Figures qui le révèlent, et c'est là même ce qui noue le lien permanent entre l'imâmologie et l'ésotérique.
Là aussi se donne libre cours une herméneutique grandiose, développant ce qui en spiritualité shî'ite correspondrait au thème De dignîtate hominis de nos platoniciens de la Renaissance.
Il fallait que l'homme fût un violent et un inconscient pour assumer le dépôt d'un secret aussi redoutable, et sous cet aspect les deux qualifications tournent à sa louange. Haydar Âmolî le dit : il y a là des secrets magnifiques, des thèmes d'une profondeur insondable. Aussi leur a-t-il consacré tout un traité (Risâlat alamâna), dont malheureusement nous n'avons pu retrouver jusqu'ici aucun manuscrit. Cependant nous pouvons y suppléer dans une certaine mesure, par tout ce que ce même verset coranique (33 : 72) a inspiré aux commentateurs shî'ites.
Cette violence et cette ignorance dont témoigne l'homme en assumant le dépôt divin, quelles sont-elles ? Une courageuse violence que l'homme, typifié en Adam, se fait à soi-même : assumer le secret divin, c'est annihiler son propre moi devant l'Ipséité absolue; c'est décider d'ignorer tout ce qui est autre que Dieu, ignorer même qu'il y ait de Vautre que Dieu. A cette limite, le mystère de l'homme se résout dans le mystère de Dieu.
Le secret de l'Attestation de l'Unique, c'est nier tout ce qui n'est pas Dieu, c'est savoir qu'il n'y a que Dieu à être (c'est ce que Haydar Âmolî appelle le tawhîd ontologique, par rapport auquel le tawhîd théologique n'est qu'une première phase, telle que, si l'on s'y immobilise, on risque de succomber au piège de l'idolâtrie métaphysique).
Quand une chose transgresse sa limite, elle se transforme en son contraire. Ainsi en fut-il de la violence et de l'ignorance en question : elles avaient été, en fait, une héroïque folie, une inconscience sublime, sans lesquelles l'homme-Adam n'aurait pu assumer les secrets de Dieu. Les deux qualifications sont donc bien ici à la louange de l'homme : Adam, par la concentration de son énergie spirituelle (sa Minuta), a soulevé le poids, bien que ce poids fût au-dessus de ses forces. Quelqu'un lui demanda (qui donc ? l'histoire symbolique ne le dit pas) : « Tu as préjugé de tes forces. Ne savais-tu pas que le fardeau était écrasant ? » Et Adam de répondre : « J'ignorais tout ce qui est autre que Dieu (82). » H pouvait alors assumer le poids de l'ésotérique, le secret de ceux à qui il fut dit : « Vous êtes ma Face. »
De son côté, Qâzî Sa'îd Qommî dira que dans cet état, il en est de la connaissance humaine comme il en est des cercles spirituels où, à la différence des cercles matériels, « c'est le centre qui entoure la périphérie. » L'intelligence comme centre, « englobe » toutes les lumières qui sont ses connaissances. D'où « la connaissance est un point unique dont seuls les ignorants font une multiplicité ». Cette multiplicité éclot avec Vautre, et c'est pourquoi Qâzî Sa'îd Qommî peut dire que c'est à cette ignorance que fait allusion le verset 33 : 72 (83). Ainsi donc, aussi longtemps qu'Adam, l'homme, ignore qu'il y ait de Vautre que Dieu à être, il est capable de porter, par la force de sa sublime ignorance, le poids des secrets divins : il est le « théophore ». Vienne le moment où il ne se suffit plus de Dieu, il cesse alors d'ignorer tout ce qui est autre que Dieu, et du même coup, pose cet autre. Les Figures théophaniques sont autres que Dieu ; alors pourquoi lui faudrait-il leur médiation ? Et leur médiation devenant superflue, pourquoi n'aurait il pas accès directement lui-même à l'ésotérique, sans l'intermédiaire d'un exotérique qui le manifeste et le révèle? Car du moment qu'il y a de l'autre, il est lui-même aussi cet autre; dès lors pourquoi aurait-il encore besoin d'un autre que lui-même ? La sublime ignorance se retourne et s'invertit en un vertige d'orgueil devant lui-même, un vertige qui l'aveugle à toute reconnaissance de l'autre, et le pousse à s'approprier tout ce qui est de l'autre. C'est ce vertige que raconte encore symboliquement la hiéro histoire.
Le secret divin visé par le verset coranique 33 : 72, était la walâyat des Imâms ; nous en savons maintenant la raison,  la raison pour laquelle cette walâyat était précisément l'arbre du paradis auquel il ne fallait pas toucher, l'arbre qu'il ne fallait pas profaner. Dans son commentaire de ce verset, l'Imâm Ja'far al-Sâdiq (84) indique que fut donnée à Adam la vision de la surhumanité divine des Quatorze Immaculés dans la Gloire flamboyante du Trône. Adam s'étonne : existe-t-il donc une humanité supérieure à la sienne, créée « dans le Ciel » antérieurement à lui ? Or, précisément la lumière de ces surhumains, de cette humanité « célestielle », c'était elle le dépôt qui lui était confié et dont il avait assumé le secret. Ceux-là, au niveau de leur manifestation adamique, devaient être sa propre lignée.
Mais c'est ce qui ne suffit plus à l'homme-Adam. Ce dépôt à lui confié il veut s'en emparer pour lui-même. Il succombe à un vertige d'ambition, transgresse sa propre limite en voulant atteindre lui-même, d'ores et déjà, au rang qui ne pouvait être manifesté qu'au terme de sa lignée, avec celui qui serait le « Sceau de la walâyat ».
Cela, c'était toucher à 1' « arbre interdit », violer la « discipline de l'arcane ». L'arbre symbolise à la fois la walâyat des Imâms auxquels Fhomme-Adam prétend se substituer, et la science des Imâms, la science de cette humanité de lumière (bashar nûrîyûn), à laquelle l'homme-Adam veut prématurément atteindre, alors qu'il n'a ni la force ni la capacité de la porter. « C'est un violent et un ignorant », dit le verset 33 : 72.
Comme l'explique Qâzî Sa'îd Qommî avec une remarquable profondeur, le sujet connaissant et les objets de sa connaissance (les cognoscibles) sont forcément à égalité de niveau. Les cognoscibles sont actualisés par le sujet connaissant, de même que la nourriture devient une partie du sujet qui s'en nourrit.
Or, en touchant à l'arbre de la Connaissance qui lui était interdit, en « mangeant » son fruit, ses « cognoscibles », Adam eoipso obligeait ceux-ci à « descendre »; et c'était cela même, pour lui, eo ipso, « descendre du paradis (85)  ».
Ce qu'il y a de remarquable dans cette conception, c'est le lien ainsi établi entre la transgression d'Adam, de l'homme, et la transgression de l'ésotérique. La gnose shî'ite, comme ésotérique de la Révélation prophétique, rejetée et persécutée par  comme elle le fut, au sens de cette transgression, laquelle est en fait une régression qui dégrade la connaissance, réduisant celle-ci à un niveau inférieur, lui interdisant la perception des symboles. Plus de hiéro gnose communiquant avec les univers au-delà; plus de perception des choses spirituelles suprasensibles.
En rejetant le poids des secrets divins tout d'abord assumés, en trahissant le dépôt qui lui avait été confié, l'homme est devenu un agnostique. C'est en ce sens que l'on peut dire que le verset 33 : 72 lie l'un à l'autre le mystère de Dieu et le mystère de l'homme.
Non moins remarquable est la consonance entre l'herméneutique ismaélienne et l'herméneutique shî'ite duodécimaine de la faute d'Adam. Pour l'une et l'autre il s'agit bien, non pas d'un drame de la chair, mais du drame de la connaissance humaine.
Selon la hiéro histoire ismaélienne (86), Adam avait été constitué comme prophète et Imâm du début de notre présent « cycle d'occultation » (dawr al-satr), dont les conditions diffèrent totalement de celles du cycle d'épiphanie (dawr al-kashf) qui le précéda. Les lois de la connaissance sont autres ; l'homme ne peut avoir la perception des choses spirituelles que par la connaissance approfondie des correspondances. Mais la connaissance analogique, la perception des symboles, suppose la bipolarité de la sharî'at et de la haqîqat, de la lettre positive et de la vérité spirituelle ou gnose, de l'exotérique et de l'ésotérique.
Or ce que, sur la suggestion d'Iblîs, Adam veut atteindre, c'est une connaissance qui est hors de sa mesure : il prétend à la perception directe de l'ésotérique, de la réalité spirituelle cachée, en la dépouillant de l'enveloppe exotérique a travers laquelle elle transparaît et qui la signifie (certains théologiens à la mode de nos jours parlent de « démystification » et de « démythologisation », sans bien se rendre compte de ce qu'ils font).
Adam veut ainsi s'emparer, par la violence, d'une connaissance qui est essentiellement science de la Résurrection, et qu'il appartient au dernier Imâm du cycle (le Qâ'im) de révéler aux hommes. Cette connaissance lui échappant, parce qu'elle excède sa capacité, Adam ne se trouve que devant sa propre nudité, c'est-à-dire sa propre ténèbres intérieure, sa propre ignorance.
En voulant « dénuder » l'ésotérique, ce qu'en fait Adam met à nu, c'est sa propre impuissance à connaître. Perdre le sens des symboles, c'est être dépouillé du vêtement de la Parole divine qui, à la façon d'une robe de lumière, dissipait en lui toutes ténèbres. Que reste-t-il alors ? Le ressouvenir des symboles perdus, et c'est cela, pour l'homme, couvrir sa nudité des « feuilles du jardin »...
On comprend donc que dans le sens intérieur des versets coraniques prescrivant la fidélité au dépôt confié, l'ésotérisme shî'ite, avec Haydar Âmolî, entende l'impératif auquel est liée sa propre existence : « O vous qui êtes des fidèles, ne trahissez pas Dieu et son Envoyé, en trahissant les dépôts qui vous ont été confiés, puisque vous êtes de ceux qui savent » (8 : 27). Ce dépôt confié, il nous a été montré quel il était, et maintenant nous pouvons comprendre qu'il y a deux manières de le trahir, lesquelles aboutissent l'une et l'autre au même résultat.
On peut le trahir en voulant s'en emparer par la violence, en le dépouillant de l'enveloppe qui en conditionne la transparence, en renonçant à la « discipline de l'arcane ». Ce faisant, on le livre aux inaptes qui, ne pouvant le comprendre, ne peuvent que le violenter et le dénaturer. Ils confondent, par exemple, ce qui est résurrection spirituelle et ce qui est insurrection sociale; la finalité de leur effort n'atteint même plus à la limite où l'idée de la nouvelle naissance, naissance spirituelle (wilâdat rûhânîya) impose son sens.
Mais on peut aussi trahir le dépôt confié en le niant purement et simplement, et cette négation est remarquablement facilitée par la première forme de trahison, puisque par celle-ci l'ésotérique a d'ores et déjà cessé d'être ce qu'il était, et que son contenu a été dénaturé. Le rejet pur et simple, ce sont toutes les formes d'agnosticisme, depuis le pieux agnosticisme des docteurs de la Loi et de leurs successeurs sociaux, jusqu'au positivisme des technocrates. Les premiers dégradent la connaissance des choses spirituelles au niveau de la connaissance des choses naturelles ou sociales, les seconds ignorent toute science spirituelle. L'accord entre les uns et les autres est facile. Ce qui se passe alors, c'est avec le rejet de tout ce que connote l'ésotérique, la dégradation radicale de l'exotérique lui-même (le zâhir), car il ne peut y avoir de sharî'at à l'état vrai en l'absence de gnose ('irfan et haqîqat), et il est absurde de parler d'un soufisme « orthodoxe » comme d'un soufisme qui serait sans gnose. Livré à lui-même, l'exotérique (le sensible, le manifeste), cessant de symboliser avec l'invisible, avec le suprasensible, n'est plus que nature morte, écorce desséchée, chrysalide dérisoire. La sharî'at, telle que la comprend la religion légalitaire et sociale, et la Nature telle que la questionne et l'exploite la science technocratique, ne sont que deux aspects de la même déchéance. Laïcisation et socialisation du spirituel vont de pair avec la volonté de puissance d'une science utilitaire et agnostique. C'est pourquoi le péril extérieur venant de la « technique » de l'Occident n'est un péril pour l'Islam shî'ite traditionnel, que dans la mesure où il aurait rejeté, trahi « le dépôt divin assumé par l'homme ».
D'autant plus lourd est ce dépôt que l'homme-Adam le porte désormais par sa nostalgie et son repentir, c'est-à-dire après l'avoir retrouvé au terme d'une longue quête. Il y a parmi les entretiens de l'Imâm Ja'far un magnifique récit symbolique dont le motif offre une frappante réminiscence du célèbre Chant de la perle du livre gnostique des « Actes de Thomas » et qui nous fournit peut-être ainsi la clef du symbolisme de la « perle » et de la « quête de la perle » (nous en trouverons une autre réminiscence dans le « Récit de l'exil occidental » de Sohrawardî, infra livre II). L'Imâm demande à un disciple : « Sais-tu ce qu'est la Pierre Noire ? (la Pierre encastrée dans l'un des angles du temple de la Ka'ba à La Mekke) ». Et l'Imâm d'apprendre à son disciple que la Pierre Noire avait été un ange donné comme compagnon à Adam dans le paradis, pour lui rappeler sa promesse (son engagement, le mîthâq). Mieux dit encore : elle était l'ange qui, au centre de l'être d'Adam, avait reçu la charge du « dépôt confié », car c'est dans le malakût, le monde angélique de l'âme, c'est-à-dire dans l'ésotérique du monde visible, que s'accomplissent les scènes évoquées par les versets coraniques du « Covenant » (7 : 171) et du « dépôt confié » (33 : 72). Lorsque, du fait de son repentir, Dieu revint à Adam, il changea cet Ange en une « perle blanche » que du paradis il projeta vers Adam « descendant » sur la route de l'exil. Mais Adam ne la reconnut pas tout d'abord et ne vit qu'une pierre quelconque. Il fallut que par son repentir il desquame cette perle de son revêtement, pour que la perle, en reprenant sa forme première, lui parle, lui rappelle son engagement et réveille en lui le souvenir de sa patrie de lumière. Alors Adam pleura.
Et de nouveau l'ange est caché et disparaît sous l'apparence d'un minéral très précieux, qu'Adam transporte sur son épaule tout au long de l'itinéraire qui le conduit de Ceylan à la Mekke.
Lorsqu'il est fatigué, l'ange Gabriel qui l'accompagne, l'en décharge pour le porter à son tour. C'est ainsi que F « ange d'Adam », l'ésotérique d'Adam, est venu en ce monde. Et la
Pierre Noire fut placée à l'un des angles du Temple qui est au centre du monde, puisque l'ange est au centre de l'être d'Adam(87).
Ce dépôt confié, l'ange caché en Adam, c'est cela le poids des secrets divins qu'Adam, après avoir retrouvé la perle de la gnose, porte avec lui. Si lourd en est le poids qu'il faut que Gabriel, l'ange de la Connaissance et de la Révélation, l'aide à le porter.
Aussi bien, les Imâms du shiisme ont répété l'un après l'autre la sentence que nous connaissons déjà : « Notre cause est difficile, lourde à assumer; seul en est capable un Ange du plus haut rang, ou un prophète envoyé, ou un croyant dont Dieu a éprouvé le cœur pour la foi. » On verra plus loin (chap. v) que cette déclaration des Imâms prélude à tout leur enseignement ésotérique. Ces croyants éprouvés, ce sont ceux des shî'ites dont le « oui », l'acquiescement lors de la scène prééternelle du « Covenant », fut sans réticence, ceux qui « furent créés d'un rayon de la lumière des Quatorze Immaculés ». Aussi bien l'Imâm Ja'far y fait-il encore allusion dans le grand hadîth que nous avons cité tout au long ici précédemment (supra p. 52) : « Notre cause est difficile, disait l'Imâm. Pour la soutenir, il faut des consciences où se lèvent les aurores, des cœurs embrasés de lumière, des âmes saines, de belles natures. C'est qu'en effet Dieu a d ores et déjà reçu l'engagement de nos shî'ites [...]. O mon Dieu! Fais qu'ils vivent de notre vie, fais qu'ils meurent de notre mort. Ne laisse pas l'ennemi prévaloir sur eux, car si tu laisses l'ennemi prévaloir sur eux, il n'y aura plus personne pour t'adorer en ce monde (88). »
Ceux-là, ce sont les témoins qui assument le shî'isme intégral et perpétuent la transmission de la gnose en ce monde (la silsilat al-'irfân); ce sont ceux qui peuvent porter le poids du dépôt confié, assumer la cause des Imâms, parce qu'ils sont les croyants « dont Dieu a éprouvé le cœur pour la foi », et c'est pourquoi il n'y eut jamais qu'une poignée de vrais fidèles autour des Imâms... Ce sont ceux auxquels nous entendons le 1er Imâm faire allusion déjà au cours d'un entretien avec son disciple Komayl.
3. - Les entretiens du 1er Imâm avec Komayl ibn Ziyâd En fait, nous pensons particulièrement ici à deux entretiens du 1er Imâm avec Komayl ibn Ziyâd, qui fut un de ses disciples et compagnons insignes. Le premier de ces entretiens, pour le propos poursuivi ici, forme en quelque sorte une introduction au second. Ce sont de ces textes qui nous montrent au mieux le sens et l'enjeu du « combat spirituel » selon la pensée de l'Imâm, et aussi quelle chevalerie spirituelle est à même de le soutenir. Au cours du premier de ces entretiens, Komayl demande à l'Imam : « Qu'est-ce que la gnose (89) ? » L'Imâm, pour l'éprouver, lui répond : « Qu'as-tu à faire avec la gnose ? » et de lui expliquer pourquoi il leur serait dommageable, à l'un et à l'autre, qu'il déversât un tel secret de sa personne à la sienne : un vase ne peut contenir plus que sa capacité, et l'Imâm a l'ordre de mettre chaque chose à sa place. C'est précisément cette disposition qu'invoque alors Komayl : « Quelqu'un comme toi, dit-il à l'Imâm, peut-il décevoir l'attente de celui qui l'interroge ?
Quelqu'un de ton rang, quant aux hautes connaissances des réalités spirituelles et quant au discernement de l'aptitude de chacun, peut-il frustrer celui qui le questionne, lui refuser son droit, faire que son but lui reste interdit, parce qu'il se sera abstenu de lui répondre ? Non, le précepte divin : Quant à celui qui demande, ne le repousse pas (Coran 93 : 10), - ce précepte te fait un devoir de répondre, en prenant pour maxime celle du Prophète : En parlant aux gens, parlez à chacun selon son intelligence. »
Alors l'Imâm fait droit à la requête et commence à expliquer :
« La gnose, c'est le dévoilement des oratoires de la Majesté divine, sans que l'on puisse rien montrer. - Explique-moi encore. - C'est effacement de tout le conjectural, sérénité du connu en toute certitude. - Explique-moi encore. - Le voile est déchiré, le secret en a triomphé. - Explique-moi encore. - Une lumière se lève depuis l'aube de la prééternité ; elle brille dans les temples du Tawhîd (c'est-à-dire dans les personnes de ceux qui professent la Vraie Unité. Une glose de l'un de nos manuscrits ajoute en marge : cette lumière, c'est l'Imâm éternel). - Explique moi encore. - Éteins la lampe, le matin est levé. - Après cela, l'Imâm garda le silence. »
Semblable texte suffirait à lui seul à nous montrer que l'enseignement des Imâms, source de la théosophie shî'ite, nous met en présence de quelque chose qui diffère aussi bien de la dialectique des scolastiques de l'Islam (les Motakallimûm) que de la méthode démonstrative des philosophes hellénisants (les falâsifa), et de l'indifférence des pieux ascètes à l'égard de la Connaissance. Il s'agit d'une forme d'enseignement typique trop peu considérée en général chez nous, lorsque nous parlons de l'Islam, si bien que l'on a pu se méprendre au point de parler du shî'isme comme d'une « religion d'autorité », au sens que ce terme a en Occident, tant nous avons perdu le sens de ce en quoi consiste l'initiation spirituelle. L'Imâm, on le voit, n'impose aucune formule dogmatique. La science qu'il enseigne, nos auteurs la caractérisent comme une connaissance héritée par l'âme ('ilm irthî, cf. infra chap. VI, 4). C'est un héritage auquel l'âme a droit - et en possession duquel elle entre - dans la mesure de sa capacité. L'héritier, c'est celui qui est capable de comprendre; il n'a pas à conquérir son héritage par les efforts d'une dialectique conceptuelle. C'est son degré de compréhension qui assure son droit à la « succession », et fait de lui quelqu'un à qui le « dépôt confié » peut être remis ; c'est cela même qu'a fait valoir Komayl en priant l'Imâm de lui répondre.
Certes, le texte de l'entretien est difficile. Il a provoqué de longs commentaires (90). Haydar Âmolî qui le commentera luimême longuement dans la seconde partie du grand ouvrage dont il sera question plus loin (infra livre IV, chap. I) se borne à observer, en le citant une première fois, que la signification ultime de cet entretien est dans le trait final : « Après cela, l'Imâm garda le silence. » Ce qui pour lui veut dire : Komayl, conduit jusqu'au niveau de la voie mystique, peut voir désormais de ses propres yeux. Après cela, il n'y a plus de question à poser en termes de dialectique rationnelle, car la dialectique est comme la lampe par rapport au soleil. Les choses qui relèvent de la révélation intérieure et de l'expérience mystique, ne peuvent être finalement ni exprimées ni montrées, comme le dit allusivement l'Imâm dès le début. Haydar Âmolî en tire une double conséquence. Tout d'abord, c'est dans le silence que le gnostique atteint au but de sa recherche par une expérience spirituelle qui est le suprême degré possible de l'atteinte à Dieu.
En second lieu, si les Imâms ont divulgué ces secrets divins (asrâr ilâhîya) aux plus éminents de leurs disciples et familiers, il n'est permis à personne de les divulguer devant les indignes et les profanes. De nouvel ici, un rappel solennel du précepte concernant le « dépôt confié ». Ceux-là donc qui, de génération en génération, en assument la garde et la transmission, qui sontils ? Un second entretien de l'Imâm avec Komayl se situe dans une solitude solennelle (91). L'Imâm prend Komayl par la main, le conduit hors de la ville, dans le désert, et là, ayant exhalé un profond soupir, il lui déclare : « O Komayl ibn Ziyâd ! Les cœurs  sont des vases; les meilleurs d'entre eux sont ceux dont la capacité est la plus grande. Retiens de moi ce que je vais te dire. Les hommes sont de trois catégories : il y a le sage divin ('âlim rabbânî, le theosophos parfait) ; il y a ceux qui, en recevant son enseignement, sont conduits à la Délivrance; et puis il y a la masse du commun, ceux qui suivent n'importe quel agitateur et tournent dans le sens de n'importe quel vent. Ceux-là ne sont point éclairés par la Connaissance; ils ne s'appuient pas sur une ferme pilier. O Komayl ! La Connaissance a plus de prix que les biens matériels; c'est la Connaissance (la gnose) qui veille sur toi, tandis que toi, tu veilles sur les biens matériels.
La richesse, on la diminue en la dépensant. La Connaissance, on l'accroît en la prodiguant (92) [...]. La Connaissance, c'est ce qui juge ; la richesse, ce qui est jugé. O Komayl ! le trésor des biens matériels périt, tandis que les gnostiques sont des vivants, d'une vie qui permane avec les siècles des siècles. Leurs personnes physiques disparaissent; d'autres qui leur ressemblent en leur cœur  prennent leur place. »
Et l'Imâm, d'un geste de la main désignant son propre cœur, poursuit : « Il y a ici gnose surabondante. Si seulement je trouvais des hommes assez forts pour la porter! Certes, il m'arrive de rencontrer quelque esprit subtil, mais je ne puis lui donner ma confiance, car les choses religieuses sont pour lui un moyen qu'il met au service des intérêts de ce monde ; les bienfaits de Dieu sont pour lui prétexte à l'emporter sur les serviteurs de
Dieu; les ressources du savoir, prétexte à avoir le dessus sur les amis de Dieu. Ou bien il m'arrive de rencontrer quelque esprit docile à l'égard des docteurs, mais qui, dans son conformisme, est totalement dépourvu de vision intérieure ; le doute pénètre dans son cœur  à la première difficulté qui se présente.
Eh bien non! ni celui-ci ni celui-là (ne sont dignes de ma confiance ni de ma gnose). Ou bien encore, je rencontre quelque insatiable du plaisir, qui se laisse docilement conduire par ses appétits charnels ; ou bien tel autre qui a la passion d'accumuler et de thésauriser. Ni l'un ni l'autre ne peuvent être en rien des bergers de la religion; loin de là. Ce qui leur ressemble le plus, ce sont les troupeaux au pâturage. Faut-il alors qu'en une telle époque meure la gnose, lorsque meurent ceux qui en sont les supports ? Eh bien non ! Jamais, en fait, la Terre n'est vide d'hommes qui, répondant pour Dieu, assument le maintien de ses témoignages, qu'ils le fassent à découvert et sans voile, ou qu'ils demeurent cachés et totalement inconnus. C'est grâce à de tels hommes que les témoignages divins et la compréhension de leur sens ne sont pas anéantis. Combien sont-ils ? Où sont-ils ?
J'en atteste Dieu! Leur nombre est infime, mais leur rang est sublime. C'est par eux que Dieu conserve ses témoignages et ses signes en ce monde, jusqu'à ce qu'ils les transmettent à leurs émules et en confient la semence au cœur  de ceux qui leur ressemblent.
Pour eux la gnose se montre d'un seul coup, selon toute la vérité de la vision intérieure. Ils mettent en ouvre la joie de la certitude. Ils trouvent facile ce que trouvent ardu les amollis.
Ils sont familiers avec ce qui effarouche les ignorantins. Ils sont en compagnie de ce monde avec des corps dont les esprits qui les animent, restent suspendus à la Demeure Suprême. O Komayl ! Ceux-là sont les khalifes de Dieu sur sa Terre, ceux qui appellent à sa Religion vraie. Ah! quel ardent désir j'aurais de les voir! » Si l'on juxtapose cette déclaration solennelle du 1er Imâm à celle de l'Imâm Ja'far que l'on a rappelée à la fin du paragraphe précédent, on constate que, l'un après l'autre, les Imâms du shî'isme ont proposé le même enseignement fondamental.
De l'une et de l'autre déclaration, comme d'une multitude de déclarations similaires, nous recueillons une triple certitude : c'est que le shî'isme constitue fondamentalement et de plein droit l'ésotérisme ou le sens intérieur de la religion islamique; cet ésotérisme ou ce sens intérieur est initialement et intégralement l'enseignement auquel les Imâms ont initié leurs disciples et celui que ces derniers ont transmis; de la dispensation de cet enseignement, de son acceptation par les uns, de son refus par les autres, découle spontanément la répartition des humains en trois catégories.
Sur ces trois points le meilleur commentaire de la grande déclaration faite par le 1erImâm à Komayl ibn Ziyâd, se trouve dans les hadîih des Imâms qui reprennent le même thème.
Nous n'en indiquons ici que quelques-uns. L'ensemble est d'une importance décisive. En décidant de la vocation du shî'isme comme initiation à une doctrine supérieure, comme « ésotérisme », ces traditions des Imâms mettent respectivement devant leurs responsabilités ceux des shî'ites qui prétendent passer à côté de cet ésotérisme, comme ceux des soufis qui veulent ignorer l'origine et le support de leur propre gnose. L'idée de ces témoins qui, même complètement ignorés de la masse des hommes, de génération en génération, « répondent pour » Dieu en ce monde, comporte l'idée d'une communauté spirituelle dont la hiérarchie est fondée, non pas sur les préséances d'un ordre social extérieur, mais uniquement sur les qualifications de l'être intérieur. Aussi échappe-t-elle à toute matérialisation et à toute socialisation. Les « khalifes de Dieu » sur la Terre, dont parle le 1er Imâm, ce furent en premier lieu les onze Imâms, ses successeurs, et plus loin encore, tous ceux dont la succession invisible maintient la pure hiérarchie spirituelle autour de celui qui en est le « pôle » mystique, F « Imâm caché », jusqu'à la fin de notre Aiôn; sans eux l'humanité, qu'elle le sache ou non, ne pourrait continuer de subsister. Et c'est là finalement que se décident le sens et l'enjeu du combat spirituel du shî'isme.
Parmi les hadîth soulignant expressément, avec ce qui en est la raison, l'essence ésotérique du shî'isme, rappelons encore le hadîth plusieurs fois déjà cité ici, parce qu'il est le leitmotiv qui, avec quelques variantes, reparaît régulièrement; il figure dans plusieurs recueils et les Imâms en ont eux-mêmes souligné l'importance décisive. « Notre cause est difficile ; elle impose un rude effort ; seuls peuvent l'assumer un ange rapproché de Dieu (malak moqarrab), ou un prophète envoyé (nabî morsal), ou un adepte fidèle dont Dieu aura éprouvé le cœur pour la foi » (93). Le disciple qui rapporte ce propos d'après l'Imâm Ja'far, précise encore : « L'Imâm Ja'far ajouta : Parmi les anges il y a des Rapprochés et des non-rapprochés. Parmi les prophètes il y a des envoyés et des non-envoyés (cf. infra chap. VI). Parmi les croyants, il y a des éprouvés et des non-éprouvés. Cette cause qui vous est proposée, a été proposée aux anges. Ne l'ont assumée que les Rapprochés. Elle a été proposée aux prophètes. Ne font ssumée que les Envoyés. Elle a été proposée aux croyants. Ne l'ont assumée que les croyants éprouvés ». Et déjà le Ve Imâm, Mohammad Bâqir, tenant le même propos à l'un de ses familiers, ajoutait : « Ne comprends-tu pas que la difficulté de notre cause se montre en ce que Dieu a choisi pour l'assumer parmi les anges, l'ange rapproché de lui; parmi les prophètes, le prophète envoyé; parmi les croyants, le croyant au cœur éprouvé (94)». Et un commentateur de l'époque safavide remarque : « L'intention de ce récit et de tous les autres similaires, c'est d'exclure qu'il soit possible d'assumer parfaitement cette cause sans ardent désir, sans assentiment et amour parfait envers la pureté immaculée ('ismat) de nos Imâms(95).» Le VIe Imâm, l'Imâm Ja'far, fait d'autre part à l'un de ses familiers une déclaration que martèle la répétition du mot sirr, « secret ». On en percevra toutes les résonances, si l'on se rappelle que le mot sirr désigne à la fois un secret, une chose cachée, et l'un des organes psycho-spirituels subtils : la pensée secrète, la supra conscience ou transconscience. Cette déclaration, nous la retrouverons plus loin (chap. v) avec la précédente, à la clef de l'herméneutique ésotérique du Qorân, intelligentia spiritualis. L'Imâm donc de déclarer : « Notre cause est un secret voilé dans un secret (sirr mastûr fî sirr), le secret de quelque chose qui reste voilé, un secret que seul un autre secret peut enseigner; c'est un secret sur un secret qui reste voilé par un secret. » Ou encore : « Notre cause est la vérité, et la vérité de la vérité (haqq al-haqq) ; c'est l'exotérique, et c'est l'ésotérique de l'exotérique (bâtin al-zâhir), et c'est l'ésotérique de l'ésotérique (bâtin al-bâtin). C'est le secret, et le secret de quelque chose qui reste voilé, un secret qui est voilé par un secret. » Sont encore à méditer ici tout particulièrement ces quelques vers d'un poème du IVe Imâm, 'Alî Zayn al-'Âbidîn (95/714) : « De ma Connaissance je cache les joyaux - De peur qu'un ignorant, voyant la vérité, ne nous écrase... - O Seigneur! si je divulguais une perle de ma gnose - On me dirait : Tu es donc un adorateur des idoles ? - Et il y aurait des musulmans pour trouver licite que l'on versât mon sang! - Ils trouvent abominable ce qu'on leur présente de plus beau. » Que l'un des saints Imâms ait pu proférer de telles choses, ou qu'à tout le moins la conscience shî'ite les lui attribue, il y a là un témoignage sans réticence concernant l'essence ésotérique du shî'isme et l'enjeu de son combat.
Aussi bien est-ce tout cela qui motive la prescription impérieuse de la taqîyeh, cette « discipline de l'arcane » dont on indiquait ci-dessus qu'elle découle du sens même du « dépôt confié ». L'Imâm Ja'far va jusqu'à dire : « Celui qui est sans taqîyeh (celui qui n'observe pas la discrétion, par inconscience ou par refus de l'ésotérique), celui-là est sans religion. » Et nous lisons dans le « Livre des croyances shî'ites » (Kitâb al-i'tiqâdât) du  rand théologien shî'ite Ibn Bâbûyeh (ob. 381/991) : « Il n'est pas permis d'abolir la taqîyeh jusqu'à ce que paraisse l'Imâm annonciateur de la résurrection (al-Imâm al-Qâ'im), par lequel la religion (dîn) sera manifestée intégralement, de sorte que de l'Orient à l'Occident elle se présentera alors à la façon d'une même religion, ainsi qu'il en fut au temps d'Adam. » Il y a déjà là une réponse à ceux qui nient l'ésotérisme.
Si l'enseignement des Imâms ne concernait que les explications de la sharî'at, de la Loi et du rituel, comme certains l'ont prétendu ou le prétendent encore, l'impératif de la taqîyeh serait incompréhensible.
Tout au contraire, remarque Haydar Âmolî, il s'agirait de choses que l'on proclame, et qu'aussi bien il faut proclamer du haut des chaires des mosquées devant tout le monde. Mais ce n'est évidemment pas cela que visent les propos des Imâms cités ci-dessus.
Au cours de son second entretien avec Komayl le 1er Imâm répartissait les humains en trois catégories. Plusieurs propos du VIe Imâm affirment à leur tour : « Nous, les Imâms, nous sommes les Sages qui instruisons; nos shî'ites, ce sont ceux qui sont initiés par nous; quant au reste, c'est l'écume roulée par le torrent (96). » Trois catégories par conséquent. La première est celle du 'âlim rabbânî, le Sage divin, le theosophos parfait, le titre étant réservé au sens propre aux Imâms, bien que l'emploi en soit étendu pour désigner les théosophes parfaits, modelés à leur exemple. La seconde catégorie est formée des « fidèles au cœur  éprouvé » qui reçoivent et transmettent cet enseignement.
Finalement il y a la masse, non pas tant des « profanes » que des négateurs et des endurcis, l'ensemble de ceux qui ignorent ou refusent toute idée d'une science spirituelle. L'Imâm Ja'far l'affirme expressément : il n'y a pas de quatrième groupe.
La position d'un Haydar Âmolî, dans son généreux effort pour rallier ensemble shî'ites et soufis, en leur faisant prendre conscience de ce qu'ils sont et de ce qu'ils se doivent, 'est une position qui s'ensuit très simplement. A chacun de décider sous quelle catégorie il se range. Ceux qui, nominalement shî'ites, nient l'enseignement ésotérique des Imâms, parce qu'ils sont incapables d'en supporter non pas même le poids mais l'idée, aussi bien que ceux des souris qui, tout en pratiquant l'ésotérisme, en méconnaissent la source et le support, ne peuvent prétendre appartenir au second groupe (et moins encore au premier). Ce second groupe est le groupe des « fidèles au cœur éprouvé » qui assument le poids et les conséquences de la triple shahâdat. Ce sont ceux qui, à découvert ou dans l'incognito, maintiennent les témoignages divins sur cette Terre, et font que ce monde soit encore « un monde que Dieu regarde », - regarde et concerne. Leur élite est formée d'une minorité d'entre eux, qui a pour vocation propre de transmettre les secrets des Imâms et de les maintenir vivants dans les cœurs des « fidèles éprouvés ». Ce sont ceux au sujet desquels le 1er Imâm déclarait : « Où sont-ils ? combien sont-ils ? J'en atteste Dieu ! leur nombre est infime, mais leur rang est sublime. » Cette élite forme cette hiérarchie spirituelle incognito dont l'idée reste fondamentale dans le shî'isme duodécimain, à qui le soufisme non shî'ite n'a sans doute fait que l'emprunter, car dans son essence, dans sa structure et sa perpétuation, elle présuppose celui qui en est en permanence le « pôle » mystique, le XIIe Imâm, l'Imâm caché. Sans l'idée de cette hiérarchie ou de ces hiérarchies spirituelles invisibles ou incognito, on ne saurait dénouer la question posée ici, celle concernant le sens et l'enjeu du combat spirituel du shî'isme. Par elle change d'aspect la question des rapports du shî'isme et du soufisme.
Plus encore : c'est par elle que le shî'isme des Douze Imâms peut, dans le tumulte de notre monde, insérer discrètement son message spirituel, - témoignage d'un autre monde, rappel d'un monde autre, non pas un compromis avec une évolution soi-disant irréversible.

4 - Les hiérarchies spirituelles invisibles

Des Élus qui, de génération en génération, inconnus et ignorés de la masse des hommes, se transmettent une même tâche également ignorée de la masse des hommes, tâche impropre aux rapports officiels, échappant à toutes les enquêtes sociales. Ils forment des hiérarchies auxquelles font allusion certaines traditions dont la teneur et l'origine restent quelque peu mystérieuses.
Autour d'eux se groupent tous ceux des « shî'ites au sens vrai » qui, en recevant leur enseignement, assument avec eux une même tâche, tous ceux-là donc que les Imâms rangent dans la seconde catégorie, les « fidèles au cœur éprouvé pour la foi », lesquels ont la force d'assumer la cause des Imâms, si difficile soit-elle, dans un monde qui ne peut qu'en ignorer tout. C'est un theologoumenon si essentiel pour le shî'isme que nous verrons l'école shaykhie lui donner un développement d'une ampleur particulière (infra livre VI). Dans son effort pour maintenir ou restaurer l'enseignement intégral des saints
Imâms, nous verrons cette école montrer que ce theologoumenon est bien en réalité le « quatrième pilier » de la doctrine shî'ite : il y a le tawhîd; il y a la prophétologie; il y a l'imâmologie ; il y a enfin le principe de la communauté shî'ite comprise en un sens qui permet de la caractériser au mieux en termes qui nous soient familiers, essentiellement comme une Ecclesia spiritualis. C'est que la hiérarchie qu'elle comporte, est une hiérarchie invisible, incognito, fondée sur les seules qualifications de l'homme spirituel, de l'homme intérieur.
Que cette hiérarchie soit inhérente à la seconde catégorie définie par les Imâms, c'est ce que nos auteurs constatent déjà par expérience, car force nous est bien de reconnaître qu'il y a des individus plus parfaits spirituellement que les autres, plus proches de Dieu que les autres, et que cette élite comporte forcément une hiérarchie de degrés quant à la connaissance, la conscience spirituelle, la ferveur. Il y a eu dès le temps des Imâms, et il a continué d'y avoir depuis lors, de ces fortes individualités douées de haute connaissance et d'une spiritualité parfaite (tels les cas exemplaires de Saîmân le Perse, Abû Dharr, les deux Jâbir, Mofazzal, les quatre représentants successifs ou nâ'ib de l'Imâm caché, au temps de l'« occultation mineure »). Les shî'ites les reconnaissent comme des médiateurs, des guides agissant au nom de l'Imâm, pouvant, même en ce temps de l'« occultation majeure » qui est le nôtre, avoir accès à la présence de l'Imâm, de telles rencontres relevant d'un mode de perception suprasensible.
Cependant cette constatation porte sur une situation de fait qui elle-même est à expliquer par un ordre de choses fondamental.
La structure des hiérarchies spirituelles est déterminée par l'ordre de procession des êtres à partir de la Haqîqat mohammadîya, la « Réalité mohammadienne primordiale » comme
Réalité initialement instaurée dans l'être longuement mentionnée déjà ici et qui le sera encore ci-dessous. La Figure terminale de cette Réalité mohammadienne comme plérôme des « Quatorze Immaculés » est celle qui, dans l'ordre de la Manifestation est désignée comme le Douzième Imâm, présentement l'Imâm caché. C'est sur l'évocation de cette Figure que s'achèvera le présent ouvrage (infra livre VII). Disons dès maintenant que l'idée des hiérarchies spirituelles dont nous parlons, leur fonction, leur structure, leur mode d'être et d'action, tout cela gravite autour de l'idée du XIIe Imâm et de sa « présence invisible », comme « pôle des pôles »; le Douzième Imâm en est le présupposé et la clef de voûte (l'idée en est ordonnée à celle des cycles, au cycle de la walâyat succédant au cycle de la prophétie, cf. infra chap. v et livre VII). D'où, ce thème des hiérarchies spirituelles ésotériques et de leur lien avec le Douzième Imâm est d'une telle complexité qu'il faudrait tout un livre pour en traiter. Nous nous limitons ici à un minimum d'indications.
Telles qu'elles sont évoquées dans certains hadîth des Imâms, ces hiérarchies n'ont pas encore la complexité qu'elles prennent dans les traditions plus tardives. Un propos de l'Imâm Ja'far, annonçant l'inéluctable occultation (ghaybat) de l'Imâmat, mentionne expressément trente Compagnons d'élite, trente Noqabâ (princes spirituels) qui, d'époque en époque, pendant le temps de la « Grande Occultation » (commencée en 329/940) ont le privilège d'avoir des entretiens avec l'Imâm caché et de lui tenir compagnie. Pendant le temps de F « occultation mineure » (de 874 à 940), l'élite des shî'ites pouvait encore avoir accès à l'Imâm caché. Depuis la Grande Occultation ou « Occultation majeure » (sur cette double Occultation cf. infra livre VII), seuls ces trente Noqabâ ont ce privilège. Celui-ci pose, comme tel, le problème de la « résidence » de l'Imâm caché. Qu'elle soit désignée tantôt comme la mystérieuse vallée de Shamrîkh, du côté du Yémen, tantôt comme la cité mystique de Hûrqalyâ, il s'agit toujours d'une contrée mystique appartenant au « huitième climat », telle la mystérieuse Ile Verte à laquelle eut accès un pèlerin dont le récit nous est conservé par la tradition shî'ite (infra livre VII).
Il s'agit donc essentiellement du mundus imaginalis, monde qui est en quelque sorte la doublure de notre monde sensible mais à l'état subtil, et qui occupe un rang intermédiaire entre ce monde sensible et le monde spirituel pur, entièrement « séparé » de ce monde-ci. C'est par ce mundus imaginalis que l'Imâm est à la fois présent à notre monde et invisible aux hommes de ce monde. Ses trente compagnons d'élite ont un mode d'être et un mode d'action analogues à ceux de leur Imâm ; ils sont occultés, invisibles aux yeux des humains. C'est pourquoi on les appelle rijâl al-ghayb, les hommes du monde suprasensible, les hommes du monde caché, les Invisibles.
Leur nombre est constant. Lorsque l'un d'eux meurt, plus exactement lorsque cesse définitivement sa présence à ce monde ci, un autre est élevée à son rang. C'est pourquoi on les appelle aussi Abdâl (ceux qui se « substituent » les uns aux autres).
Nous avons essayé ailleurs de montrer la fonction irrémissible de ce mundus imaginalis pour la spiritualité qui nous occupe ici (97).
Un autre texte, à peu près de la même époque, puisque son auteur était un disciple de l'Imâm Ja'far, mentionne précisément ces hiérarques spirituels sous ce nom de Abdâl. Il s'agit d'une prière composée par Dâwûd, petit-fils du IIe Imâm l'Imâm Hasan Mojtabâ, et qui fut un des compagnons des Ve et VIe Imâms. Le calendrier liturgique shî'ite propose la récitation de cette prière pour le jour qui marque le milieu du mois de Rajah (septième mois de l'année lunaire). En fait cette liturgie est surtout connue sous le nom de la mère de son auteur, comme « pratique pieuse de la mère de Dâwûd ('amal Omm Dâwûd). C'est une belle prière œcuménique par excellence, car s'y succèdent les Salutations sur les trois grands Archanges, sur les « Supports du Trône », sur les Anges gardiens, sur Adam et Ève, sur Abel et Seth, sur tous les prophètes de la tradition biblique et de la tradition arabe nommés l'un après l'autre, sur Jésus et ses douze Imârns (de Simon à Georges), sur le Prophète et ses douze Imâms, sur les Abdâl et les Awtâd, sur tous les membres des familles issues des Imâms, sur tous les hommes de piété en général etc. Elle s'achève sur ces mots : « Honore, ô mon Dieu! tous ceux de tes anges et de tes prophètes que j'ai nommés, et tous ceux que je n'ai pas nommés (98). » En outre, un texte nettement plus ancien, à savoir une tradition du IVe Imâm, 'Alî Zayn al-Âbidîn, fait déjà état des degrés de la hiérarchie spirituelle. Au cours d'un entretien avec Jâbir ibn Yazîd al-Jo'fî, l'Imâm mentionne sept articles de foi dont la gnose (ma'rifat) est nécessaire au fidèle shî'ite : le sens de l'attestation de l'Unique; les sens des Noms et Attributs conférés à Dieu ; les prophètes (comme abwâb, « seuils » de Dieu vers l'homme et de l'homme vers Dieu); les
Douze Imâms ; les « Supports » ou « Piliers » (Arkân) ; les Noqahâ ; les Nojabâ (cf. encore ci-dessous p. 198) (99), Trois hiérarchies se placent ainsi au-dessous de l'Imâm : I) Les « Supports » (Arkân) ; ce sont quatre personnes qui subsistent identiques, sans permutation ni substitution, d'époque en époque. On considère généralement que ce sont ceux des prophètes qui ont été « enlevés par Dieu » à ce monde-ci sans franchir le seuil de la mort : Hénoch (identifié aussi avec Idrîs, Hermès), Élie, Khezr (Khadir), Jésus : Vivants immortels, subsistant en permanence par la permanence même de leur « Pôle », l'Imâm. 2) Les Noqabâ (princes spirituels), au nombre de trente, déjà nommés ci-dessus. 3) Les Nojabâ (Nobles spirituels), au nombre de quarante. Le nombre total des deux dernières hiérarchies donne soixante-dix personnes. Ce nombre est constant, mais les personnes sont remplacées par d'autres, d'époque en époque, au fur et à mesure qu'elles quittent ce monde. La détermination de leur nombre et de leur fonction est en rapport avec l'idée de la « descente » des Noms divins, de l'univers auquel est préposé chacun de ces Noms, mais nous ne pouvons entrer ici dans le détail de cette théosophie très complexe (cf. encore infra livre III et livre VI).
Les théologiens shî'ites savent, en outre, que certains shaykhs parmi eux placent au-dessous des Nojabâ un groupe permanent (par substitution) de Justes et de Sages, trois cent soixante personnes dont le nombre correspond aux degrés de la Sphère céleste. Cependant les indications les plus nettes que l'on tient des Imâms eux-mêmes ne semblent pas en faire mention. Il y a de plus quelques variantes. Au cours d'un entretien avec Mofazzal al-Jo'fî, par exemple, l'Imâm Ja'far explique en détail à celui-ci la structure de cette hiérarchie : avec chaque Imâm et à chaque époque il y a une élite de quarante compagnons mystiques : les vingt-huit Nojabâ, les douze Noqabâ, parmi lesquels les Abdâl et les Awtâd. Le total de quarante correspond au nombre des Nojabâ indiqué ci-dessus (100). A partir de ces données imâmites initiales se peuvent comprendre les excroissances que l'on constate ailleurs. Dans un contexte ismaélien, par exemple, nous trouvons ceci : « Nos Maîtres ont déclaré : d'entre les humains nous avons élu quatre mille homme; d'entre ces quatre mille, quatre cents; d'entre ces quatre cents, quarante; d'entre ces quarante, quatre; d'entre ces quatre, un unique qui est le pôle (qoth), La stabilité du monde repose sur lui; pas un instant le monde n'existe sans lui, car, sans lui, le monde ne pourrait persévérer dans l'être(101). » Une autre version déclare : « Dieu possède sur la terre trois cents notables (a'yan, mot désignant les « yeux » et des personnages d'élite précieux comme les « yeux », ces yeux par lesquels, selon Rûzbehân, notre monde est encore un monde que Dieu regarde), - trois cents personnes dont le cœur  est conforme au cœur  d'Adam (ce sont les Noqabâ, guides ou chefs spirituels); quarante dont le cœur  est conforme au cœur de Moïse (les Nojabâ, Nobles spirituels); sept dont le cœur est conforme au cœur d'Abraham (les sept Abdâl); quatre dont le cœur est conforme
au cœur de l'archange Gabriel (les awtâd, les piliers) ; trois dont le cœur est conforme au cœur de l'archange Michaël (les trois afrâd)', un, dont le cœur est conforme au cœur de l'archange Séraphiel et qui est le pôle des pôles (qotb al-aqtâb) (102). » Cet exemplaire unique de l'humanité « séraphique » c'est chaque fois l'Imâm; pour le temps actuel, l'Imâm caché. C'est ce même schéma que nous retrouverons chez Rûzbehân (infra livre III) ; on remarquera que l'ordre des Noqabâ et des Nojabâ y est inversé.
Il y aurait maintenant à suivre le développement de ces hiérarchies dans l'ouvre d'Ibn 'Arabî et chez ses multiples commentateurs.
Certes, les chiffres sont à entendre ici comme symboles arithmologiques, référant à certaines correspondances cosmiques et au rythme même de l'ordination de l'être (tartîb alwojûd). Retenons cependant que les auteurs shî'ites, les shaykhis notamment, tendent à ne retenir que trois catégories, un triple « portique » (rawâq) devant le « seuil » de l'Imâm : les quatre Piliers (Arkân), les trente Noqabâ, les quarante Nojabâ, tels qu'ils sont mentionnés dans le hadîih du IVe Imâm. C'est pourquoi l'on dira que les trente Noqabâ sont identiques avec (ou du moins que dans leur nombre se trouvent) ceux qui sont désignés comme Awtâd (les « piquets » qui maintiennent le monde terrestre ou la « tente cosmique ») ; comme Abdâl, comme « pôles partiels », puisqu'ils sont les intermédiaires entre l'Imâm et les autres hommes pour les dispensations que ceux-ci en reçoivent; enfin comme les « hommes du suprasensible » ou les Invisibles (rijâl al-ghayb), parce que ces hommes, absolument purs, entièrement voués à leur service divin, sont cachés par Dieu aux regards des oppresseurs jusqu'au Dernier Jour ( Yawn al-Dîn) (103).
La conception de cette hiérarchie spirituelle ésotérique est si bien liée organiquement à l'idée shî'ite que, lorsqu'on la voit figurer ailleurs, par exemple dans les textes du soufisme extérieur au shî'isme, il est facile de déceler que ces textes représentent dans ce soufisme le transfert d'une imâmologie qui n'ose plus ou qui ne veut plus dire son nom. C'est ce qui n'est peut-être pas apparu très clairement jusqu'ici, tant les textes shî'ites ont été négligés.
Aussi bien, ce qui importe essentiellement pour notre propos, c'est la manière dont le shî'isme, disons par excellence, sur ce point, l'école shaykhie, en tirant toutes les conséquences de la ghaybat, c'est-à-dire de l'idée de l'Imâm caché, a interprété le sens de ces hiérarchies, de manière que le shî'isme se dresse comme un rempart contre toute « socialisation du spirituel », contre toute confusion avec le « social », contre tout compromis mettant en péril l'essence et la primauté de ce qui est le spirituel. On sait que le dernier représentant (nâ'ib) de l'Imâm caché, reçut de celui-ci l'ordre de ne pas se désigner de successeur; désormais les adeptes des Imâms se référeront aux Sages qui transmettent l'enseignement des Imâms, et parmi lesquels se trouvent incognito ceux qui forment les hiérarchies que l'on vient de décrire. Avec la mort de 'Alî al-Samarrî (329/940), dernier représentant nommément désigné par l'Imâm caché, commença l' « Occultation majeure ». Ses dernières paroles furent : « Désormais l'affaire appartient à Dieu ». Ces mots expriment tout l'éthos shî'ite. Désormais la figure de l'Imâm caché domine la conscience shî'ite; elle est l'histoire même de cette conscience (nous reviendrons encore, pour finir, sur cet aspect, infra livre VII). Aussi, lorsqu'ils traitent de la hiérarchie des Sages qui assument la tradition de cet enseignement, les shaykhis soulignent ils que le propos de l'Imâm a été de référer ses fidèles à l'existence d'une catégorie de personnes, mais qu'il exclut toute désignation individuelle et nominative parmi elles. Car il ne s'agit pas de quelque chose comme une hiérarchie ecclésiastique; il s'agit d'une hiérarchie des hommes fondée sur leur seule valeur spirituelle intérieure, sur leur degré de proximité spirituelle de l'Imâm, et cela reste le secret de celui-ci. Aussi aucun d'eux n'est il en mesure de se déclarer publiquement ni d'être connu extérieurement. On pourrait dire qu'à chacun d'eux s'applique la loi qui régit les chevaliers du Graal : « Et sa force est sacrée, tant que de tous il demeure inconnu. » La raison de leur occultation aux yeux du commun des hommes n'est autre que l'occultation même de l'Imâm. Car si l'Imâm est aujourd'hui l'Imâm caché, c'est essentiellement parce que les hommes se le sont voilé à cas-mêmes, parce que la conscience humaine est devenue incapable de le connaître et de le reconnaître, de percevoir son mode d'être, son mode d'action et le « lieu » où il réside. Et cette incapacité entraîne la même occultation de tous ceux qui sont les membres de l'Imâm et dont l'ensemble compose son Nom même. La parousie n'est pas un événement extérieur qui s'imposera un beau jour du dehors; elle n'est que le terme final de la métamorphose des consciences.
Une belle page de Ivlohammad Karîm Khân Kermânî (ob. 1288/1870) résume bien l'essentiel : « Lorsque tu auras réfléchi de la manière que j'ai dit, tu comprendras qu'aujourd'hui la connaissance des Noqabâ et des Nojabâ n'est pas possible. Il n'est pas permis de demander à connaître leurs personnes individuellement et nommément. Pas davantage une réponse de leur part n'est possible, parce qu'ils sont le Nom sacrosaint de l'Imâm de cette période, dont il n'est pas permis de prononcer le nom pendant le temps de l'occultation (ghaybat) (104). Nombreux sont les hadîth déclarant qu'il n'est pas permis de mentionner leurs noms. S'ils sont le Nom réel et positif de l'Imâm caché, c'est parce que le nom d'une personne est sa qualification. Et la qualification d'une personne est sa lumière.
Sa lumière est son rayonnement. Et le rayonnement de l'Imâm, ce sont ses shî'ites (shî'a-ye û, ses adeptes). Aussi ne convient-il ni de mentionner leurs noms ni de vouloir les connaître. Il peut arriver que par une faveur divine particulière, quelqu'un vienne à connaître l'un d'entre eux : c'est qu'il en avait la capacité et que Dieu le lui a fait connaître. Quant à ceux auxquels il ne le fait pas connaître, c'est évidemment qu'ils n'en ont pas la capacité, et partant il ne convient pas qu'ils y prétendent.
Oui, telle est la disposition divine manifeste et voulue pour ce temps : les hommes ont à reconnaître comme un fait global l'existence de cette catégorie de personnes (les Noqabâ et les Nojabâ), à admettre leur rôle et à se sentir solidaires avec elles, de même que l'on sait qu'il y a un Imâm caché (Imâm ghâ'ib), que l'on doit en reconnaître l'existence et la qualification, être en communion avec lui, bien qu'on ne le connaisse pas dans sa personne physique (105). »
Cette page est tout à fait caractéristique du type de la spiritualité shî'ite, telle que la détermine l'idée de l'Imâm caché, avec toutes les implications qu'en dégage une conscience religieuse parvenue à sa pleine maturité. Nous n'avons rien qui ressemble ici au phénomène Église, avec son clergé et son magistère.
Rien non plus qui ressemble à certains groupements « ésotériques » modernes qui, en s'appropriant l'idée de successio apostolica, revendiquent une « régularité » canonique en raison de mystérieux diplômes. Et surtout nous n'avons rien qui permette cette confusion du concept religieux et d'un système social, dont un témoignage sunnite nous a montré les dramatiques conséquences.
Le statut des hiérarchies spirituelles du shî'isme est parfaitement formulé dans cette sentence inspirée (hadîth qodsî) : « Mes Amis (Awliyâ'î) sont sous mes tabernacles ; nul ne les connaît hormis moi-même(106). » Lorsque l'un d'eux passe de l'état terrestre à une autre vie, un autre lui succède à son rang, mais cette « succession » reste le secret de l'Imâm. Du point de vue shaykhî l'on peut dire : rien de plus ésotérique que la structure de la communauté shî'ite, et pas de meilleur antidote à toute tentative d'asservir la res divina aux fins d'une volonté de puissance en ce monde. Mais en même temps aussi, parce qu'il est eschatologique, cet ésotérisme joue comme une force contre tout immobilisme dogmatique. Car le temps de l'eschatologie, commencé avec l'achèvement de la mission du « dernier prophète » ne s'achèvera qu'avec la parousie du dernier Imâm.
Celui-ci fera tomber tous les voiles devant les secrets auxquels les « Amis de Dieu », pendant jce cycle d'Initiation (dâ'irat alwalâyat) et ce temps d'occultation, ont la tâche d'éveiller la conscience de ceux qui ont l'aptitude, c'est-à-dire, en fin de compte, de ceux qui sont aptes à comprendre quel est le dépôt dont Adam avait assumé le poids.
Suivre Adam dans sa conversion, son « repentir », assumer la triple shahâdat, c'est inverser le mouvement par lequel Adam « descendit du paradis »; c'est assumer le combat qui s'oppose à la « fuite en avant ». Une « fuite en avant » qui porte aujourd'hui bien des noms, s'affirme « irréversible » et d'autant plus « irréversible » qu'elle ignore au juste vers quoi elle « progresse ».
Certes, la théosophie shî'ite, pas plus qu'aucune des théosophies traditionnelles, n'a ignoré une « évolution » embrassant toutes les formes de la vie et l'histoire de l'humanité dans son ensemble. Seulement cette « évolution » porte chez elle un autre nom, parce qu'elle est axée selon l'origine et la finalité que cette théosophie dévoile, c'est-à-dire selon une métahistoire en l'absence de laquelle parler d'un « sens de l'histoire » équivaut à s'exprimer par métaphore. Un axiome gouverne la pensée de nos théosophes shî'ites et non pas seulement la leur : « Rien ne remonte au ciel, hormis ce qui en est descendu. » C'est qu'en fait de préhistoire, l'homme ne peut se représenter que celle qui correspond à son eschatologie. Autrement dit : l'idée qu'il se fait de ses origines est solidaire de la finalité qu'il reconnaît à son être.
Et il en est toujours bien ainsi de nos jours. Mais à l'inverse de nos idéologies régnantes, la hiéro histoire du monde et de l'homme pour notre théosophie traditionnelle, est une histoire cyclique : il y a l'arc de la descente (nozûl) et il y a l'arc de la remontée (so'ûd). Cette hiéro histoire est axée selon la verticale, en style gothique. Ce n'est pas l'histoire d'une évolution linéaire irréversible, procédant d'un passé insondable, et dont la présupposition gratuite est que l'humanité n'a pu que commencer au-dessous d'elle-même. C'est, loin de là, l'histoire d'une conversion ou d'une réversion progressive, d'une « ascension » vers ce que la « descente » avait rendu inaccessible. On renvoie ici aux belles pages de Mohammad Karîm Khân Kermânî traduites ailleurs, sur la signification de ce « monde en ascension (107) ».

5- L'enjeu du combat spirituel du shî'isme et son actualité

Cet enjeu ressort clairement, semble-t-il, des textes et des réflexions qui précèdent. On peut le considérer par rapport à l'existence et à la signification du shî'isme en lui-même, et partant, quant à la position du shî'isme en Islam. On peut le considérer, en outre, par rapport à la situation spirituelle et religieuse de notre temps en général. On ne fait que récapituler ici les préoccupations énoncées plus haut, dans le chapitre I du présent livre.
Le premier mode de considération nous renvoie à la situation des spirituels shî'ites, telle que l'on a tenté de l'esquisser au début du présent chapitre. Les termes dans lesquels un penseur de la qualité de Haydar Âmolî l'a analysée au VIIe/XIVe siècle  « Un monde en ascension, non en évolution. » restent valables, on l'a signalé, pour les périodes suivantes, et ont gardé toute leur actualité de nos jours. Les textes des saints Imâms qui ont été ou seront cités ici, suffisent à indiquer qu'un shî'isme qui se voudrait religion exotérique, c'est-à-dire
pure religion de la Loi (sharî'at), serait une contradiction en soi et mutilerait irrémédiablement l'intégralité de leur enseignement.
Lorsque les Imâms parlent du « secret » qu'ils ont à transmettre à ceux qui peuvent l'assumer, il s'agit bien d'une gnose. La doctrine shî'ite est par excellence la gnose de l'Islam; le shî'isme est lui-même la succession, la tradition ininterrompue
de la gnose (silsilat al-irfân).
Il n'y a rien d'autre à ajouter pour régler la situation opposant aux hokamâ rabbânîya et 'orafâ (théosophes mystiques), ceux qui voudraient réduire le shî'isme au légalisme des docteurs de la Loi, les foqahâ. La « cause difficile », « lourde à assumer » que les Imâms proposent aux « fidèles au cœur éprouvé », est celle dont les implications sont contenues dans les trois aspects de la shahâdat, la triple Attestation. Il ressort de celle-ci que, si l'attestation de l'Unique est solidaire de la reconnaissance du message prophétique, de même la reconnaissance du message prophétique serait inopérante et caduque sans la reconnaissance de l'imâmat comme ésotérique du message prophétique. Car s'il n'y a pas d'ésotérisme qui puisse subsister indépendamment de l'enveloppe exotérique qui le symbolise, réciproquement l'exotérisme dépouillé de son ésotérique, c'est-à-dire de la puissance de symboliser avec quelque chose d'autre qu'il manifeste, - n'est plus qu'un cadavre inerte, chrysalide dérisoire. Nous avons entendu les Imâms répéter que, dans ce cas, tout le Coran serait mort depuis longtemps; la Révélation coranique ne serait plus depuis longtemps qu'un musée de curiosités théologiques, telle qu'elle l'est en fait justement aux yeux d'un agnostique.
Or, suivant la vieille habitude de ne considérer l'Islam que sous l'aspect de l'Islam majoritaire sunnite, quand on oppose à la pure religion légalitaire celle qui franchit le seuil intérieur débouchant sur les univers invisibles, c'est pour référer au soufisme et à ce que le mot désigne techniquement. On a fort peu considéré jusqu'ici la relation du shî'isme et du soufisme.
Quand on l'a fait, ce fut en général pour parler de leur incompatibilité. Mais n'est-ce point là une opinion émise à la légère, par ignorance de ce qu'est la spiritualité shî'ite? Quand on lit les textes des Imâms, on est conduit à « repenser » toute la question.
Et c'est déjà ce que fit, nous l'avons vu, au VIIIe/XIVe siècle un penseur shî'ite comme Haydar Âmolî (cf. encore infra livre IV, chap. I). Ce que nous avons appris de lui au cours des pages qui précèdent, nous permet de comprendre une affirmation péremptoire comme la suivante, qui chez lui n'est pas un paradoxe : « Les soufis sont ceux à qui revient le nom de shî'ites au sens vrai (al-shî'at al-haqîqîya) et de fidèles éprouvés (mu'min nomtahan). » Tout le soufisme shî'ite répétera après lui cette proposition, dont la réciproque s'impose : puisque les shî'ites au sens vrai sont des soufis, il faut bien que ceux des shî'ites qui refusent le soufisme, ne soient que des shî'ites au sens métaphorique
(majâzî). Sans doute, mais qu'est-ce que refuser le soufisme ? Spontanément se présente alors ce type de spirituels shî'ites déjà évoqué ici et qui le sera encore : ces spirituels, ces mystiques, qui pratiquent la spiritualité du soufisme, s'expriment dans la langue technique du soufisme, et cependant n'appartiennent à aucune des congrégations soufies, témoignent même de réserves et de réticences à l'égard de celles-ci. Quelques raisons ont déjà été indiquées ici : inflation du rôle personnel du shaykh nonobstant les limites que forcément sa personne impose, certaines pratiques, certaine métaphysique de l'être qui, plus ou moins bien comprise des adeptes, peut entraîner Se laxisme ou le libertinage. Point de doute : il y a des mystiques shî'ites, des « fidèles éprouvés », appartenant à coup sûr à la seconde catégorie des humains selon le recensement des Imâms, et qui pourtant ne sont pas des soufis. Il faut donc que la proposition de Haydar Âmolî ait un sens beaucoup plus large que celui dans lequel nous l'entendrions d'emblée. Sinon, faudrait-il pousser le paradoxe au-delà des limites ? Haydar Âmolî pourrait-il viser les soufis sunnites à titre de crypto-shî'ites, certes, mais dont beaucoup n'en ont pas moins vitupéré le shî'isme, et alors que ce sont ces « enfants perdus » du shî'isme que l'ouvre de sa vie tente de récupérer?
En fait, un principe de vie spirituelle nous semble dominer et éclairer ici la question. L'Islam du soufisme se distingue de l'Islam de la Loi en ce qu'il est une religion de l'amour divin.
C'est cela même, nous l'avons indiqué déjà (cf. ci-dessus pp. 81ss. et 101 ss.) qui lui a posé des questions théologiquement redoutables : comment concevoir que l'idée d'amour, que l'emploi même du terme, soient conciliables avec les rigueurs du tawhîd?
Nous verrons plus loin (livre III) comment Rûzbehân a posé et vécu douloureusement cette question. Mais ce dont on ne s'est guère avisé jusqu'ici, ce qui pourtant est une évidence vécue par tout spirituel shî'ite, c'est que le shî'isme, comme religion de la walâyat, est précisément par excellence et par essence la forme de la religion d'amour en Islam. Car si le Fond Divin essentiel (Kuhh al-dhât, le Grund chez Maître Eckhart), en
l'abîme de sa transcendance, exclut toute idée d'une réciprocité que présupposerait à son égard une dévotion d'amour, celle-ci, en revanche, se porte en toute certitude sur les Figures théophaniques qui sont les Formes du Deus revelatus ; ces Figures, ce sont précisément les Figures prééternelîes des Imâms, en qui sont investis les Noms et Attributs divins (cf. encore infra chap. VII).
D'où l'exigence pratique de la triple shahâdat qui fait primitivement et initialement du shî'isme le guide et le répondant pour les aspirations mobilisées dans et par le soufisme, en même temps que, par son imâmologie même, il préserve ces aspirations de dégénérer et d'entraîner l'adepte dans un vertige d'identification de lui-même avec l'Irrévélé. C'est pourquoi Haydar Âmolî, comme tous ses confrères, n'est point troublé, si on lui fait observer que la majorité des soufis se trouve en Islam sunnite, à tel point que pour beaucoup l'idée de soufisme appelle celle de l'Islam sunnite comme étant son lieu naturel. C'est que justement le témoignage du soufisme dans le sunnisme y répond à une nécessité qui ne se retrouve pas dans le shî'isme, et que Haydar Âmolî sait les dangers spirituels qui, au sein de l'Islam sunnite, ont toujours menacé le soufisme, car ses aspirations y sont coupées et de leur enracinement et de leur terme.
Et c'est pourquoi nous sommes conduits par lui à une idée fondamentale de la spiritualité shî'ite, telle qu'elle surmonte et domine le contraste de l'Islam des docteurs de la Loi et de l'Islam des soufis. Cette idée a déjà été formulée ici même : c'est que le shî'isme des Douze Imâms intégralement vécu est déjà, en lui-même, la voie spirituelle, la tarîqat, et que le shî'ite « au cœur éprouvé pour la foi » est déjà un souri, même sans qu'il entre dans une tarîqat, dans une congrégation soufie ; il est déjà, comme tel, le « shî'ite au sens vrai ». Mais alors le terme soufi déborde ce qu'il connote d'habitude pour nous. Il faut en pareil cas traduire par « mystique », et comprendre qu'il y a en Islam shî'ite de grands mystiques qui ne sont pas forcément des « soufis » au sens spécifique de ce mot. Un exemple : le grand théologien du shî'isme safavide, Mohammad-Bâqer Majlisî, celui auquel on doit la monumentale encyclopédie des hadîth shî'ites, protestait vivement lorsque l'on faisait de son père, Mohammad-Taqî Majlisî (ob. 1660), un « soufi », Et il n'avait pas tout à fait tort.
Son père n'était pas un soufi au sens spécifique du mot, et pourtant il n'en était pas moins un vrai mystique. C'est là plus qu'une nuance, c'est une précision dont il est important de comprendre la portée pour s'orienter dans la vie spirituelle du shî'isme.
Il reste donc que le shî'ite intégral, le « fidèle au cœur éprouvé » à vivre, personnellement et intégralement, en suivant la tarîqat des douze Imâms, une spiritualité recouvrant ce que l'on a pris l'habitude en Occident de désigner communément comme soufisme, sans que pour autant l'adepte shî'ite soit assujetti aux côtés vulnérables qui ont exposé le soufisme, dans ses pratiques, son organisation ou ses manifestations, aux critiques de maints spirituels shî'ites, déjà au temps des saints Imâms.
D'autre part, l'enseignement de ces derniers, tel que le spirituel shî'ite doit le vivre, leur « secret » tel qu'il a à en être le dépositaire, le préservent déjà, par essence, des déchéances et scléroses d'un littéralisme religieux privant l'exotérique du sens intérieur qui en est la vie, le coupant des univers spirituels avec lesquels il symbolise, et laissant finalement la voie libre à la confusion du social et du religieux. Car, refusé le secret des Imâms, lequel est la voie même, la tarîqat de l'Islam spirituel, il ne subsiste plus que les rites d'une religion sociale, rites qu'une science elle-même sécularisée se chargera d'expliquer et de justifier par leur fonction sociale.
Nous refermons ainsi le cercle, et nous nous retrouvons devant la question posée par le témoignage dramatique de la personnalité jordanienne évoquée au cours des pages qui précèdent, lorsque, dans notre groupe d'études, à Téhéran, nous nous demandions : « La situation est-elle sans issue ? Qu'est-ce qu'un shî'ite aurait à répondre ? » Disons simplement que la réponse se trouve déjà dans les entretiens du 1er  Imâm avec Komayl
ibn Ziyâd cités ci-dessus, ainsi que dans les textes des Imâms mentionnés à la suite et que nous aurions pu facilement multiplier.
En revanche, pour tous ceux qui rejettent la haqîqat, l'idée des sens ésotériques qui, en s'exhaussant de monde en monde audessus du plan des apparences et de la lettre, donnent son sens à ce monde-ci, parce que l'axe de ces mondes passe par le pôle céleste, - pour tous ceux à qui apparaît dérisoire l'idée de la pure communauté spirituelle à laquelle cette haqîqat donne sa cohérence et sa consistance invisible, qu'arrive-t-il le jour où l'ordre extérieur de la société traditionnelle est ébranlé ? C'est le concept religieux lui-même, identifié par eux avec le concept de cet ordre social, qui se trouve mis en déroute. La grave question posée à l'heure actuelle est celle-ci : y a-t-il aujourd'hui, gardée en réserve secrète en Islam, une force des âmes capable d'assumer l'avenir d'un pur Islam spirituel? Répondre à cette question ne devrait être rien d'autre pour le shî'isme que de répondre à l'appel constant de ses Imâms. Sa vocation de par sa triple shahâdat, est d'attester, dans son être même, que l'Islam ne se réduit pas à la littéralité et à l'extériorité de la sharî'at, pas plus que ce que nous appelons le social ne se confond avec la réalité religieuse.
D'où le dilemme que pose finalement le « combat, spirituel » du shî'isme : ou bien l'abandon, la socialisation radicale du spirituel succombant à l'attrait des volontés de puissance et pactisant avec des « pouvoirs » qui tantôt ignorent même ce que signifie le mot « spirituel », tantôt en ruinent le sens d'autant mieux qu'ils l'ont connu, car ce n'est pas l'incroyant, mais le croyant seul qui peut profaner et blasphémer. Ou bien la foi dans l'incognito divin, fût-ce par une desperatio fiducialis (une désespérance qui garde confiance), le sentiment de cet incognito perpétué comme un défi et typifié, par excellence, en la personne du Douzième Imâm, l'Imâm caché, parce que, dans ce cas, la réalité religieuse ne peut ni être un objet ni être objectifiée, ni socialisée ni collectivisée (cf. encore livre VII). Le croyant qu'une telle foi inspire résoudra de lui-même les problèmes que lui pose, dans le monde actuel, sa fidélité aux prescriptions de la sharî'at. Son combat sera victorieux.
Incognito divin, Ecclesia spiritualis, il est significatif que ce soient ces termes, bien connus dans certaine tradition occidentale, qui se présentent pour transcrire le message spirituel du shî'isme, en suivant la ligne du second mode de considération que nous proposions au début. A ce que ces termes ont d'insolite en face des « grands courants » d'idées aujourd'hui à la mode, on peut mesurer aussi les symptômes de la crise sans précédent qui affecte en Occident les théologies chrétiennes. Car c'est au terme de vingt siècles de christianisme que l'on peut entendre des théologiens chrétiens dénoncer ce qu'ils appellent une confusion entre le christianisme et ce qu'ils dénomment « systèmes de rédemption religieuse ». A l'encontre du christianisme, ces derniers détacheraient l'homme de ce monde et de son histoire, lui ouvriraient une fenêtre sur un au-delà capable d'expliquer cet ici-bas, lui montrant la voie conduisant à la restitution de sa nature perdue. On prétend trouver dans la Bible ce que vingt siècles de christianisme n'avaient jamais pensé à y chercher ni à y trouver. On y découvre un garde-fou préservant la foi de dégénérer en ce que l'on appelle désormais une « évasion céleste ».
Car il ne s'agit plus de pratiquer une apologétique des « limites ».
Les puissances de l'homme sont sans limite, les puissances de l'homo progressivus entraînant l'homo sapiens vers la socialisation, la collectivisation, la totalisation, l'empire absolu des technocraties...
« Comment ne pas tuer Dieu? » se demandait avec angoisse notre musulman de Jordanie. A cette question il y a des théologiens chrétiens pour répondre en renchérissant sur l'exclamation de Nietzsche. Ce qui caractériserait la foi chrétienne, c'est le face à face du pouvoir de l'homme triomphant et de l'impuissance du Créateur dominé. Ce serait là, paraît-il, la réelle manifestation de la transcendance divine. Il peut se faire que telle soit la manifestation d'une dialectique théologique « démystifiante », mais il est remarquable qu'elle s'accorde si bien avec l'agnosticisme le plus radical. Et il serait tellement plus simple et loyal de le dire ! Nous nous demanderons simplement si quelques Occidentaux sont à même de faire cette épreuve : confronter les résultats de ces virtuosités théologiques postchrétiennes avec une lecture directe du Qorân dans le texte, ou avec quelques textes des Imâms du genre de ceux qui sont cités au cours du présent livre ? Chez ceux qui tenteront l'épreuve, peut-être les voix intérieures résonneront-elles comme celles d'un Jugement dernier...
Pour ceux à qui l'idée même d'une telle épreuve reste étrangère, il peut apparaître tout naturel d'entendre dire que l'adhésion à la religion du Prophète est incompatible avec la vie d'un État moderne et que l'Islam est condamné. Ceux-là ne peuvent envisager rien d'autre, certes, que d'entraîner l'Islam dans leur propre débâcle. Mais à coup sûr les « croyants au cœur éprouvé » retourneront la question : et si la condamnation, c'était l'inverse ? Ces derniers, « combien sont-ils ? où sont-ils ? » demandait l'Imâm. C'est ce qui reste le secret de Dieu. « Infimes en nombre », il suffit qu'ils soient, car ceux-là ne rouleront pas avec le torrent, ce torrent qui porte, de nos jours, tant de noms divers. Mais plus ils seront, plus diminuera « l'écume roulée par le torrent » dont parlait encore l'Imam.
C'est pourquoi, à l'encontre des théologies à la mode dénonçant tout ce qu'elles qualifient de gnose, sans très bien savoir ce qu'est la gnose (cf. ci-dessus pp. 25 ss.), il convient de dire que la gnose est plus actuelle aujourd'hui que jamais. Pour tout gnostique, aussi bien que pour le Qorân, l'exclamation « Dieu est mort » est dépourvue de sens, parce que l'absurde est par définition ce qui n'a pas de sens. Et l'absurde tout court serait que la Vérité divine fût conditionnée par un moment déterminé de l'Histoire, que la vérité de la Révélation divine, du Livre saint, dépendît du moment de son apparition dans la chronologie des faits extérieurs et des circonstances passagères. Cela, nous avons entendu les Imâms eux-mêmes le dire. C'est que les faits spirituels, les événements parfaitement réels de la hiéro histoire, n'ont point leur temps dans le passé de l'histoire extérieure des faits matériels. Ne se passant pas dans ce temps, ils ne peuvent être dépassés par cette histoire extérieure. Pour le temps de l'Ame dans lequel ils se passent (cf. encore infra chap. IV, 5 et livre IV, chap. II), ils sont aussi bien présents et à venir. Le mot « irréversible » tant répété aujourd'hui à tort et à travers, cesse d'avoir cours. Le mode accompli du verbe en sémitique n'est pas le temps « passé » de nos verbes. Il peut se traduire tantôt par le passé, tantôt par le présent, tantôt par le futur.
Les faits de l'eschatologie sont exprimés eux-mêmes au mode accompli.
A la fureur de matérialisation qui veut absolument « incarner » les faits spirituels dans l'Histoire, parce que l'on est devenu impuissant à saisir la réalité d'événements autres que ceux enregistrés dans la chronique des faits matériels, indifféremment visibles pour tout le monde, la hiéro histoire oppose des événements qui n'appartiennent à l'histoire extérieure qu'à la manière dont le rayon de soleil, en traversant un vitrail, « appartient »
à l'édifice qu'il éclaire. Leur vérité en exhausse les témoins jusqu'aux univers où leur présence permane, à l'accompli. C'est cela même que présuppose le « phénomène du Livre saint », et c'est pourquoi le phénomène de sécularisation se joue sans doute autour du « phénomène du Livre saint ». Il a sa prime origine dans le refus de la haqîqat, dans le refus de l'intégralité de ses sens. Et c'est cette intégralité que dévoile l'herméneutique des Imâms. Sous ces aspects s'amplifie l'intuition profonde du shiisme.

CHAPITRE IV
Le phénomène du Livre saint

1 - Livre saint et herméneutique
Il a été maintes fois question au cours des pages qui précèdent de ce « phénomène du Livre saint », de sa spécificité, de son intégralité, - de la situation spécifique du shî'isme définie par son herméneutique du Livre, - par cette herméneutique dont les saints Imâms sont les garants et les guides, à la fois les trésoriers et le trésor, - une herméneutique dont la loi intérieure développe les perspectives de mondes où l'exclamation nietzschéenne
« Dieu est mort » n'annonce que la mort de celui qui la profère.
Il s'agit là d'un ensemble de faits spirituels ayant leur analogue dans toutes les communautés groupées autour d'un Livre saint (les Ahl al-Kitâb). Tous les problèmes qui s'y originent ont leurs analogues de part et d'autre. Mais il s'en faut de beaucoup que l'état des méditations et des recherches en soit de part et d'autre au même niveau de clarification consciente.
Or, le thème est d'une importance décisive. Pour que ce phénomène du Livre saint puisse être le lieu de réflexions auxquelles participent le lecteur iranien, intéressé par les connexions avec les problèmes médités en Occident, et le lecteur occidental, intéressé par ce qui rattache les questions d'herméneutique coranique à des questions qui lui sont déjà familières par ailleurs, - on essayera d'indiquer très brièvement ici le lien de ces recherches communes. On disposera ainsi de quelques préliminaires indispensables pour la compréhension des perspectives de l'ésotérisme et de l'herméneutique spirituelle (chap. v), de même que pour les questions de prophétologie shî'ite exposées ensuite (chap. VI).
L'expression coranique Ahl al-Kitâb (littéralement les « gens du Livre ») désigne en propre une communauté religieuse qui possède un Livre saint, c'est-à-dire une communauté dont l'existence même procède de ce Livre saint, parce que sa religion est fondée sur un Livre « descendu du Ciel », un Livre révélé à un prophète et qui lui a été enseigné par ce prophète, spécialement missionné près d'elle à cette fin. A côté des Musulmans, les « gens du Livre » (les « communautés ayant un livre ») ce sont en propre les Juifs et les Chrétiens (les Zoroastriens, grâce à l'Avesta, ont plus ou moins bénéficié du privilège; ceux que l'on a appelés les « Sabéens de Harran », et qui étaient des hermétistes, ont été moins heureux) (108) Or, tous ont en commun un problème qui leur est posé par le phénomène religieux fondamental qui leur est commun : leur Livre saint qui est la règle de leur vie et de leur savoir en ce monde et au-delà de ce monde. La tâche première et dernière est de comprendre ce Livre. Mais qu'est-ce que comprendre et faire comprendre (cela même que désigne le mot herméneutique, du grec hermeneia) ? Comprendre, sans même qu'il soit besoin de le préciser, c'est toujours comprendre un sens, et il ne peut s'agir que du sens vrai de ce Livre. Mais le mode de comprendre est conditionné par le mode d'être de celui qui comprend. Avec le phénomène du « Livre saint révélé » se trouve inauguré un problème qui ne concerne pas seulement tel ou tel comportement particulier de l'homme ; c'est le mode d'être même de l'homme qui est en question, autrement dit le concept même de l'anthropologie.
Car tout le comportement intérieur du croyant dérive de son comprendre ; la situation vécue est essentiellement une situation herméneutique, c'est-à-dire la situation où pour le croyant éclot le sens vrai, lequel du même coup rend son existence vraie. C'est pourquoi ce phénomène du Livre ne typifie pas seulement une anthropologie particulière, mais aussi toute une forme de culture.
Les effets en sont permanents, à tel point que le phénomène même du Livre saint, avec le comportement intérieur qu'il présuppose à la fois et détermine, pourrait être pris comme point de départ d'une étude comparative de la spiritualité, et en général de l'anthropologie religieuse des « peuples du Livre », ceux de l'Orient et ceux de l'Occident. Car l'on peut dire qu'il n'y a pas seulement un certain nombre de données prophétologiques communes à la Bible et au Coran, mais aussi quelque chose de commun dans les problèmes que la recherche du sens vrai, en tant que sens spirituel, a posés respectivement en chrétienté et en Islam, à l'herméneutique de la Bible et à l'herméneutique du Coran. En envisageant notamment les récits qui, dans le Qorân, ont leurs antécédents dans la Bible, y compris dans les livres qu'il est convenu d'appeler « apocryphes », l'on est conduit à découvrir, chez ceux qui les méditent, des situations herméneutiques analogues. L'on est ainsi conduit à l'idée d'une « herméneutique spirituelle comparée », c'est-à dire d'une théologie des religions du Livre qui s'attacherait et conduirait à comprendre ce qu'il y a de commun entre les exigences et les perspectives que suscite et découvre le phénomène du Livre saint révélé, le fait scripturaire prophétique, et une théologie qui conduirait à comprendre le sens de ce qui se passe si nous réunissons en quelque assemblée idéale, pour le moment en quelque « château de l'Âme » ou Domus Sapientiae, les herméneutes spirituels de la Révélation biblique et les herméneutes spirituels de la Révélation coranique. Nous en avons esquissé ailleurs un premier essai en comparant les thèmes d'Adam et de Noé, tels qu'ils ressortent de l'herméneutique spirituelle de Swedenborg et de l'herméneutique de la gnose ismaélienne ; certaines convergences sont remarquables (109).
Les Livres saints racontent des événements dont la « geste extérieure » (le zâhir) se présente comme accomplie dans le passé; ils mettent en scène des personnages, des faits et des gestes, des figures du passé. Il faut cependant que ces événements et ces êtres aient un sens différent de celui qu'ils auraient, s'ils figuraient simplement dans un livre profane. S'ils ont un sens pour la vie et la mort de celui qui les lit, c'est qu'ils ne sont pas simplement des événements du « passé », des événements enregistrés dans les chroniques. Nous savons déjà combien cet aspect était fondamental pour les Imâms du shî'isme, puisque le Ve Imâm, l'Imâm Mohammad Bâqir (ob. 115/733), déclarait avec force à ses familiers : « Si la révélation du Qôran n'avait de sens que par rapport à l'homme ou au groupe d'hommes à l'occasion desquels tel et tel verset furent révélés, alors tout le Qorân aujourd'hui serait mort. Non pas! Le Livre saint, le Qorân, est vivant, jamais ne meurt; ses versets s'accompliront chez les hommes de l'avenir, comme ils se sont accomplis chez ceux du passé (110). « Le saint Imâm déjouait ainsi par avance les pièges de ce qui, de nos jours, devait s'appeler « historicisme ».
Prenons le mot latin comprehendere dans son acception ici exemplaire : contenir, impliquer. Comprendre un sens, c'est l'impliquer soi-même, d'une façon ou d'une autre, dans son propre mode d'être. Quiconque ne l'implique pas, c'est-à-dire ne le comprend pas, serait difficilement à même de l'expliquer.
Qu'en est-il alors, si le sens en question concerne le sens même de sa vie ? Les versets du Coran sont désignés comme des « signes » (âyât), et c'est précisément de cela qu'il s'agit : comprendre des signes qui vous sont adressés. Mais cela postule que l'acte de Comprendre s'accomplit au présent; le sens du signe est impliqué dans celui qui le comprend, parce qu'il est celui à qui il s'adresse.
Au fond même de l'acte de comprendre il y a ainsi un problème de temps : la relation entre le temps des événements et le temps du lecteur ou de l'herméneute, relation qui est elle-même le temps et le lieu de leur rencontre. Selon que l'on néglige ou refuse le problème ainsi posé on manque la rencontre, ou bien au contraire selon que l'on en prend conscience en s'appliquant à la résoudre, on aborde avec franchise les présuppositions de tout acte de comprendre, de toute herméneutique, le cas prenant une gravité incomparable dès qu'il s'agit du sens de ce qui est désigné spécifiquement comme « Livre saint révélé ».
Nous relèverons plus loin (§ 5) que les spirituels de l'Islam ont été attentifs à la différenciation qualitative des temps, et à ce temps spécifique que présuppose la  compréhension, l'herméneutique des événements qui s'accomplissent « dans l'âme ». En disant « dans l'âme », on sous-entend les « espaces » propres dans lesquels ces événements ont lieu et leur lieu.
2. - Espaces et perspectives de l'herméneutique spirituelle Peut-être pourrait-on dire que l'aptitude à percevoir les formes dans la succession du temps chronologique irréversible, à les situer dans un moment de cette succession et à les expliquer en fonction de ce moment, est en proportion inverse de l'aptitude à les percevoir et à les situer dans l'espace, dans un espace, s'entend, qui n'est plus l'espace physique quantitatif et homogène, et à les expliquer par leur rang dans une spatialité qualitative permanente et hiérarchisée. Nous verrons (infra chap.
v) que l'herméneutique ésotérique du shî'isme déploie les significations du texte coranique, pour ainsi dire, à plusieurs étages d'univers pouvant être figurés en diagrammes. Il en va de même chez les Kabbalistes juifs et chez les ésotéristes chrétiens pour l'herméneutique spirituelle de la Bible, et il y a une différence irréductible, semble-t-il, entre ce mode de perception et ce que nous entendons couramment par compréhension historique. Irréductible, à moins que l'on ne dispose d'un système d'homologation et de validation. Mais si un tel système peut être à la disposition de l'ésotériste, il n'est pas sûr que l'historien comme tel en ait un à sa disposition.
Prenons un exemple qui illustre au mieux le problème posé par l'herméneutique spirituelle de la Bible, et corollairement par celle du Qorân(111). Dans celui de ses grands ouvrages où sont le mieux systématisées les thèses fondamentales de sa théologie et de sa théosophie, Swedenborg (1688-1772) énonce ainsi le principe de son herméneutique : de même qu'il y a trois Ciels dans le monde spirituel - Ciel suprême, Ciel moyen, Ciel inférieur - il y a, correspondant respectivement à chacun de ces royaumes, trois sens dans la Parole divine : un sens « célestiel », un sens spirituel, un sens naturel. Ce qui est primordial est au centre, en ultime position, comme la fin est dans la cause, et par là même dans l'effet. La structure de la Parole se présente alors ainsi : à l'extérieur un sens naturel ou littéral, lequel est l'enveloppe, le contenant et le soutien d'un sens intérieur qui est le sens spirituel, et celui-ci à son tour contient un sens plus intérieur encore, le sens célestiel (lequel correspondrait ainsi à celui que l'ésotérisme islamique désigne comme l'ésotérique de l'ésotérique, bâtin al-bâtin).
Ces deux sens existent simultanément dans le sens littéral, et c'est précisément cette simultanéité que Swedenborg s'attache ensuite à analyser. Dans le Ciel et dans le monde, dit-il, l'ordre des choses se présente selon un double type de structure : il y a un ordre successif, un mode de structure où les parties s'ajoutent successivement les unes aux autres, de la plus haute à la plus basse; et il y a un ordre simultané, où les choses sont juxtaposées, de la plus intérieure à la plus extérieure (comme allant, à partir de plusieurs cercles homocentriques, vers la périphérie). Il nous invite à considérer l'ordre successif comme on le ferait des sections de quelque colonne d'un temple, dont le pourtour, plus étroit au sommet, va en s'amplifiant du sommet vers la base.
Ce qui est au sommet et au principe dans la structure de type successif, correspond à ce qui est intérieur et central dans la structure de type simultané. Ce qui est à la base et à l'arrivée dans l'ordre successif, correspond à ce qui est extérieur dans l'ordre simultané.
Pour nous représenter la métamorphose du successif en simultané, il nous faut donc concevoir quelque chose comme l'événement suivant : que les choses les plus hautes et originelles dans l'ordre successif deviennent l'intime et le cœur dans l'ordre simultané, tandis que les choses inférieures et les dernières à se produire dans l'ordre successif, deviennent les parties extérieures et extrêmes dans la structure simultanée. Tout se passe comme si la colonne en question descendait en s'affaissant sur elle-même (par télescopage) pour se confondre avec une surface plane, son sommet occupant désormais le centre de la nouvelle figure. Cette homologation du successif au simultané, la manière dont le simultané est formé du successif, peuvent être vérifiées dans toutes les choses des univers matériel et spirituel.
La loi est constante : ce qui est en haut et originel tend vers le centre et l'ultime. Dans le cas de la Parole divine, le célestiel, le spirituel et le naturel procèdent en ordre successif,
et, pour finir, se présentent en une structure simultanée : sens célestiel et sens spirituel de la Parole sont simultanément dans le sens naturel ou littéral, lequel en est le contenant et l'enveloppe (112).
Il semble que l'on ne saurait ni mieux ni plus explicitement que ne le fait le grand théosophe visionnaire suédois, poser le problème de la pluralité des sens des Révélations divines, comme étant essentiellement le problème d'un rapport entre formes ou figures temporelles et Formes ou figures spatiales. C'est seulement en posant ainsi le problème que l'on se donne la possibilité de concevoir une autre histoire que l'histoire matérielle des faits empiriques extérieurs, et surtout de ne pas confondre le sens spirituel et l'allégorie. Autrement dit, lorsque Swedenborg ouvre à l'intelligence mystique les espaces où s'accomplissent et se perçoivent les « événements dans le Ciel », en suggérant l'homologation du successif au simultané, il nous livre peut-être le secret de toute vie spirituelle supérieure, celui-là même que, dans le dernier drame de Richard Wagner, nous livre la réponse de Gurnemanz à Parsifal : « A peine ai-je marché, Pourtant je me sens loin déjà! - Tu vois, mon fils, dit Gurnemanz, Ici le Temps devient espace. »
Cette homologation des formes dans le temps aux formes dans l'espace propose un cas d'isomorphisme particulièrement subtil (113). C'est qu'au fond elle nous amène à concevoir plusieurs modes de spatialité, parmi lesquels le mode visuel, correspondant à la perception sensible, n'est peut-être pas même le cas privilégié.
La Parole, le Verbe divin (c'est elle qui est en cause ici, quand il s'agit d'herméneutique), c'est l'incantation sonore qui évoque les êtres, et qui reste la nature profonde et secrète de chaque être (114) . Stabilisée dans cet être, cette nature ne se révèle pourtant pas au sens empirique de la vue, mais à un autre sens visuel, à une vision intérieure percevant d'autres espaces. Mais des espaces justement, et cette spatialité psycho-spirituelle, qui a d'autres propriétés que la spatialité sensible, requiert à son tour une homologation de l'espace sonore aux espaces suprasensibles, où les vibrations de la Parole se propagent comme en « arpèges chargés de lumières lointaines » (Joseph Baruzi).
Il apparaît bien, en définitive, que cette façon d'envisager le synchronisme des sens spirituels ou intérieurs et du sens naturel ou extérieur, soit commune à toutes les théosophies mystiques qui se sont développées dans les religions fondées sur un Livre ou des Livres révélés. Il y a quelque chose de commun, nous l'avons déjà indiqué, dans la manière dont un Swedenborg comprend la Bible, et la manière dont les shî'ites, duodécimains et ismaéliens, ou bien les soufis de l'école d'Ibn 'Arabî, comprennent le Coran et le corpus des traditions qui l'explicitent. Un quelque chose qui ne se peut découvrir et analyser qu'en termes de structure, parce que seule une phénoménologie de la conscience configurative est sans doute en mesure d'observer le fait et d'en valoriser la signification. On doit se limiter ici à énumérer quelques points de repère.
Dès l'abord, nous pouvons dire que, si déjà il y a une correspondance, quant à la norme interne de structure, entre les situations respectivement affrontées par les spirituels en chrétienté et en Islam, l'un des lieux privilégiés où il y aurait à dégager les fondations du phénomène, serait la métaphysique de la lumière professée de part et d'autre et contemporaine ment, en Occident et en Orient islamique, nommément en Iran. On a pu dire que les hiérarchies dionysiennes et l'optique d'Ibn Al-Haytham (Alhazen), le thème des illuminations hiérarchiques chez Denis l'Aréopagite et la métaphysique de la lumière, semblaient avoir partie liée (Éd. Gilson). La même chose est rigoureusement vraie de la « théosophie orientale » de Sohrawardî (ob. 587/1191), articulée essentiellement sur une métaphysique de la lumière et une idée des hiérarchies archangéliques, provenant à la fois du néoplatonisme tardif et de la théosophie mazdéenne de l'ancienne Perse (cf. infra livre II). L'intérêt porté par nos philosophes médiévaux à l'optique en général, c'est-à-dire aux traités De perspectiva qui eurent leurs sources dans les textes arabes, s'alimente à la synthèse ainsi opérée entre la science de la lumière et la métaphysique de l'illumination divine. Comme on le sait, elle fut principalement l'œuvre de Robert Grosseteste dont la cosmogonie traite de la  lumière comme de la substance même de l'être, comme étant la corporéité elle-même depuis son état le plus subtil, et la pose comme prime origine constitutive des univers. Or, le titre d'un traité tel que De luce seu de inchoatione formarum (« De la lumière ou de la naissance des formes »), trouve son équivalent exact chez les Ishrâqîyûn, les « théosophes de la lumière » ou « théosophes orientaux » de l'école de Sohrawardî. Ce sont les lois mêmes de l'optique qui ouvrent l'espace, ou l'hyperespace, des perspectives dont il faut que dispose l'herméneutique des sens spirituels cachés dans le sensible. Dans son traité De Luce,Barthélémy de Bologne (XIIe siècle) met en correspondance les sept modes de participation des corps à la lumière, et sept modes de participation des intellects angéliques et humains à la Lumière divine (115) A notre tour, nous pourrions mettre en correspondance ici les sept niveaux ésotériques du Qorân, que Semnânî met en rapport avec les sept centres ou organes subtils de la physiologie mystique, caractérisés chacun par une couleur, un degré de lumière (cf. infra livre IV, chap. IV).
D'où l'on comprend l'extraordinaire éloge de la Perspective formulé chez un Roger Bacon : elle est parmi les sciences de la Nature la plus fondamentale, elle est la clef de la connaissance intellectuelle et des sciences spirituelles, parce qu'il s'agit toujours d'une vision, et parce que l'expérience de l'illumination extérieure nous fait comprendre, par ses lois et ses images, l'expérience de l'illumination intérieure (116). D'où encore l'étude attentive des figures (la sphère et la pyramide notamment) et de leurs propriétés, afin de promouvoir les exemples géométriques en autant de symboles, en les appliquant à la physique de la Lumière. C'est alors que devient possible quelque chose comme une topographie des univers spirituels. En théosophie shî'ite, par exemple, Qâzî Sa'îd Qommî montre, d'après les douze rapports fonctionnels déterminant la forme du Temple ou « Trône » cosmique (comme archétype de la forme cubique de la Ka'ba), la nécessité que les Imâms soient au nombre de douze, sans plus. Les diagrammes fréquents dans les œuvres des théosophes ismaéîiens ou chez ceux de l'école d!lbn 'Arabî (comme chez les Kabbaîistes ou chez certains disciples de J. Boehme) peuvent de prime abord apparaître comme fantastiques. En fait, ces diagrammes comportent autant de rigueur que de valeur noétique.
Ils vérifient et illustrent des structures ayant leur réalité propre, correspondant à un mode de perception propre. Et s'il est un moyen sûr de les valoriser, c'est de se guider sur la méthode d'investigation commune aux métaphysiques de la lumière en Iran et en Occident, méthode que Ton peut caractériser comme une méthode ésotérique d'interprétation spirituelle des lois de l'optique et de la perspective, fondée sur une même cosmogonie de la lumière. (117)

Bien entendu, il ne s'agit pas de conduire ni de réduire les univers spirituels au plan d'évidence des perspectives sensibles.
Il s'agit de l'inverse, ou plutôt il s'agit d'une réversion, d'un retour à l'origine de toute perspective. C'est cela même qui inspire à Sohrawardî, comme à ceux qui viennent après lui, le recours fréquent à la science des miroirs ou aux comparaisons avec le phénomène du miroir. Ici même, lorsque le phénomène du miroir est appelé à nous découvrir des lois de structure qui finalement nous suggèrent un mode de spatialité propre aux espaces qui s'ouvrent dans et par les résonances de l'herméneutique spirituelle, il pourrait se faire que nos propres recherches aient beaucoup à apprendre de celles que poursuit la hénoménologie de l'expérience musicale, dans la mesure même où nous nous retrouvons alors sur la voie ouverte par nos métaphysiciens de la lumière, lorsqu'ils donnent une interprétation spirituelle des lois de la perspective.
Notre attention sur ce point a été particulièrement retenue par les travaux de notre regretté ami V. Zuckerkandl, nommément les pages où il suggère comment l'exemple de la « chambre aux miroirs » (c'est-à-dire la chambre dont tous les côtés sont constitués de miroirs) nous offre le meilleur moyen de méditer Visomorphisme qui se peut dégager entre un aspect précis de l'expérience musicale et ce phénomène des miroirs auquel, pour leur part, se réfèrent nos théosophes visionnaires (118) . Je pense particulièrement ici à une tradition qu'Ibn 'Arabî nous rapporte en commentant le secret de cette « Terre céleste » qui est en propre le monde de la pure perception imaginative, monde dans lequel Dieu a créé pour chaque âme un univers qui correspond à cette âme, si bien que, lorsque le mystique contemple cet univers, c'est soi-même, sa propre âme qu'il y contemple.
C'est à cela même que selon Ibn 'Arabî, 'Abdollah ibn 'Abbâs, l'un des plus célèbres compagnons du Prophète et du 1er  Imâm, avait fait allusion en déclarant : « Cette Ka'ba (le temple situé à La Mekke) n'est qu'une demeure parmi quatorze demeures. En chacune des sept Terres il y a une créature qui est notre image, si bien qu'en chacune des sept Terres il y a un Ibn 'Abbâs qui est mon image (119). »
Sans doute, est-ce là chez nos auteurs une manière parmi d'autres de formuler leur sentiment d'une hiérarchie d'univers en correspondance les uns avec les autres, univers auxquels leur expérience intime leur permet d'être présents d'une manière ou d'une autre. Mais il faut avouer que cette perspective apparaît tellement étrange et étrangère au sentiment de l'univers et aux habitudes mentales prévalant de nos jours, qu'il nous faut renouveler nos méthodes d'investigation, si nous voulons arriver à pressentir ce qu'il en est d'une telle expérience, et en obtenir une « certification » (tahqîq), c'est-à-dire si nous n'entendons nous résigner ni à l'historicisme ni au psychologisme, ni à aucune interprétation de ce genre, qu'elle soit dialectique ou non. Et si nous ne nous y résignons pas, on ne voit pas qu'il soit possible d'éluder l'urgence de la tâche. Il pourrait alors se faire qu'il nous devienne plus facile d'effectuer en compagnie de nos spirituels le passage, l'exode, menant de l'espace sensible aux espaces suprasensibles, si nous affrontons la question en la posant enfin pour elle-même, ainsi que nous en donne l'occasion le problème des relations entre l'espace auditif ou sonore et l'espace visuel, ce qui, sous un autre aspect, revient à dire entre formes temporelles et formes spatiales, ou, en termes swedenborgiens, entre l'ordre successif et l'ordre simultané.
Ce qui a donc retenu notre attention dans les pages auxquelles nous nous référons ici, c'est que la « chambre aux miroirs » y soit décrite, avec ses propriétés, comme le « lieu » où s'accomplit un rapprochement maximum entre espace visuel et espace auditif. Que s'y passe-t-il en effet ? D'une part un phénomène d'itération ou d'automultiplication, d'autre part une progression qui est, comme telle, un retour à l'origine, une réversion (comparer ci-dessus p. 143, le contexte dans lequel nous avons déjà employé ce mot).
En premier lieu, par le jeu des miroirs, tel que chaque objet s'y trouve répété d'image en image (120)  la présence de cet objet ne se trouve jamais limitée à l'acte d'une présence unique et solitaire; chaque apparition de l'objet en un point implique ipso facto son apparition en d'autres points, c'est-à-dire son auto multiplication en autant d'images qu'il y a de miroirs et de réfléchissements de miroirs. De même dans l'espace auditif, chaque son est répété d'octave en octave; chaque présence d'un son en un point donné de l'espace auditif implique la répétition de sa présence, à la hauteur homologue, d'octave en octave.
Plus encore, c'est tout le « champ » d'une tonalité donnée qui se trouve répété d'octave en octave, de même que tout l'espace de la chambre aux miroirs se trouve répété par le réfléchissement d'image en image. Nous savons que nous pouvons entonner un hymne à des hauteurs différentes; les sons seront alors qualitativement différents quant à la hauteur, et pourtant ce sera toujours bien le même air du même hymne. Nous suivons donc volontiers V. Zuckerkandl, lorsqu'il nous invite à réfléchir sur ce phénomène musical comme étant à l'origine même de la théorie de la Gestalt (au sens technique que le mot « forme » prend chez les Gestaltistes), car en nous demandant comment l'air de la mélodie est conservé, bien que les « parties matérielles » en soient changées, nous découvrons que ce qui constitue la « matière » de cette mélodie, ce ne sont pas les sons, mais les relations d'un son à l'autre, et que, si l'air de cette mélodie est conservé, c'est parce que les relations sont restées identiques (121).
C'est ici même, nous semble-t-il, que l'on peut saisir intuitivement que, si l'on ne comprend pas ce principe de conservation, il sera également impossible de comprendre, c'est-à-dire d'admettre et de valoriser de façon plénière, la loi fondamentale qui règle l'herméneutique de la Bible chez un Swedenborg d'une part, celle du Qorân et du vaste corpus des traditions dans la théosophie de l'ésotérisme islamique en général, d'autre part.
C'est la possibilité de « recommencer » réellement la même « histoire » à des niveaux différents, à des octaves ascendantes, jusqu'au niveau de la métahistoire : comme le fait Swedenborg en commentant la Genèse, l'Exode ou l'Apocalypse, comme le font les shî'ites, duodécimains et ismaéliens, en percevant le sens spirituel des versets coraniques et des traditions au niveau du plérôme éternel des saints Imâms et des hiérarchies spirituelles qui en procèdent (cf. infra chap. v). Impossible également de comprendre la physiologie du corps spirituel ou du « corps de résurrection », telle que dans le shî'isme l'a développée, de notre temps, l'école shaykhie, si nous ne percevons pas ces « octaves » d'univers où sont répétées et conservées, chaque fois, les relations constitutives d'une personne, d'une situation, d'un événement, mais à des hauteurs différentes. Si l'on admet qu'il soit possible ainsi d'envisager le problème herméneutique en termes de Gestalt, nous pressentirons en revanche que c'est peut-être faute de l'envisager ainsi, que la science positive de nos jours oppose en général indifférence, sinon refus et hostilité, à l'égard de ce phénomène religieux pourtant essentiel que constitue, à travers les temps, l'herméneutique spirituelle. Elle ne voit ou n'entend que de l'arbitraire, là où il y a nécessité morphologique organique. Mais il y a peut-être une surdité herméneutique comparable à la surdité musicale.
En second lieu, nous nous référons à la loi que semble imposer au phénomène la structure même de l'espace sonore, et qui est la loi de réversion. Cette loi fait que tout mouvement à partir d'un son de l'échelle musicale nous fait progresser vers et arriver à ce même son, à l'octave. De même aussi dans la « chambre aux miroirs » tout déploiement à partir d'un point est simultanément une progression vers ce même point dans l'image du miroir. Ce qui dans notre système tonal est désigné comme l'intervalle de quinte ou dominante, marque le point de distance extrême par rapport au son fondamental; à partir de ce point s'opère un  renversement dans la direction; la progression en avant devient retour au point de départ, au son fondamental à l'octave. C'est pourquoi l'on a parlé, non sans raison, du « miracle de l'octave » comme d'une chose sans autre exemple ni parallèle dans le monde phénoménal (122). Il n'en reste pas moins que, si on l'analyse dans les relations qu'il implique, on en retrouve quelque chose comme l'isomorphe dans la forme cyclique qui commande la cosmogonie et l'eschatologie de l'ésotérisme islamique. Mabdâ"et Ma'ad : lieu d'origine et lieu de retour (supra p. 127). L'intervalle de l'un à l'autre ne dessine pas une évolution rectilinéaire, mais une réversion. La progression de notre monde ayant la forme d'un cycle, elle est un retour à l'origine, c'est-à-dire au plan même où le « drame dans le Ciel » donna origine à notre univers matériel et transitoire. L'humanité adamique a devant elle l'état « célestiel » qu'elle a laissé derrière elle, de même que dans l'intervalle de l'octave, le son fondamental que nous avons laissé derrière nous, est aussi celui-là même vers lequel nous ascendons.
Partir d'un point quelconque du monde terrestre visible, le molk, c'est progresser vers son point d'origine, c'est-à-dire tout d'abord vers ce monde de Hûrqaîayâ qui est le mundus imaginalis, l'intermonde où le spirituel prend corps et figure, et où le corporel se spiritualise en Formes et Images autonomes, dont nos auteurs répètent qu'elles subsistent libres de toute autre matière que leur propre lumière, à la façon des images dans le miroir (123). Là même est le principe de cette auto multiplication des présences à laquelle faisait allusion la tradition citée ci-dessus d'après Ibn 'Arabî, et qui est à mettre en correspondance avec ce que l'iconologie désigne comme « niveaux de signification ». L'histoire des saints Imâms du shî'isme, par exemple, qui ont inauguré le cycle de l'Initiation spirituelle succédant au cycle de la mission prophétique (infra chap. VI et livre VII), peut s'entendre au niveau de l'existence terrestre (lequel pour nous, modernes, se confond avec celui de l'histoire tout court), et d'inter monde en inter monde elle peut s'entendre jusque dans le plérôme suprême (infra chap. v). Ce n'est pas un hasard si, en théosophie ismaélienne, l'imâmologie, réglée sur le septénaire comme la prophétologie, procède par heptades d'Imâms, d'octave en octave.
Peut-être nous fera-t-on observer que l'interprétation du phénomène à laquelle nous nous référons ici, dépend en fin de compte du système tonal qui a prévalu en Occident et de notre idée des fonctions harmoniques. Mais je voudrais dire que précisément c'est pour nous, hommes d'Occident, qu'il s'agit principalement, par les moyens qui sont en nous, d'atteindre en sa source une expérience qui nous dévoile une spatialité autre que notre spatialité « quotidienne », et qui par là même nous découvre un royaume où, de plein droit, se puissent authentifier et certifier les configurations visionnaires de nos « théosophes orientaux », c'est-à-dire en dépassant définitivement tout agnosticisme déguisé plus ou moins franchement sous les interprétations de l'historicisme ou de la sociologie. Car s'il ne suffit pas de dire que la théosophie de l'Ishrâq, par exemple, a été pensée au VIe/XIIe siècle, s'il apparaît dérisoire de prétendre 1'« expliquer » en affirmant qu'elle était « bien de son temps », et en nous référant naturellement au seul temps du calendrier de l'histoire, qu'en est-il alors ? Qu'est-ce qui se révèle à nous dans cette forme d'expérience humaine et comment celle-ci estelle possible ? Peut-être bien s'agit-il pour nous d'un « continent perdu » qu'il nous est aussi difficile de retrouver, qu'il est difficile au phénoménologue de cerner le monde qui se révèle à nous par les rythmes de l'espace sonore.
Ce ne sont pas seulement les Livres saints, Bible et Qorân, qui nous mettent devant ce fait irréductible : que pour tant et tant de lecteurs le texte ait comporté et comporte d'autres sens que ce qui est écrit en apparence (le zâhir). Dans le même cas se trouve, par exemple, une très grande partie de la littérature persane : épopées mystiques et poésie lyrique. Combien d'orientalistes se sont étonnés, sinon scandalisés, du fait que tant de
lecteurs iraniens puissent entendre dans les poèmes de Hâfez un sens mystique! Le fait est là pourtant, et aucune surdité herméneutique ne le peut infirmer (124).
C'est pourquoi en parlant de perspective herméneutique, c'est-à dire des niveaux de signification correspondant aux résonances de la Parole divine aux différents plans d'univers, et en orientant les problèmes dans le sens de ceux que nous pose la perspective
sonore, notre propos n'est nullement de parler par métaphore.
Certes, la démarche que l'on vient de tenter d'esquisser, va à rebours des tendances qui prévalent de nos jours en théologie et en exégèse ; plus simplement elle va à rebours du phénomène du monde tel qu'il se montre à ce que nous appelons la conscience historique. Il n'en reste pas moins, quelques textes nous le montreront encore, que, sous peine des pires malentendus, il est impossible de ne pas remettre en question les présuppositions de celle-ci, si l'on entend communiquer avec le phénomène du monde tel qu'il se montre, en Iran par exemple, aux consciences qui demeurent encore ouvertes, de nos jours, aux perspectives de la culture traditionnelle.
Ce que nous appelons évolution historique, orientation à l'horizontale, commandée par cet hypothétique « sens de l'histoire » qui obsède tant d'esprits de nos jours à la façon d'un dogme laïcisé, - cette forme de conscience implique corrélativement la perte et la disparition de la dimension en hauteur, la dimension verticale ou polaire, c'est-à-dire orientée sur le « pôle céleste », le nord cosmique », qui oriente les cultures traditionnelles. Les deux termes de Mabda' et Ma'âd polarisent une descente et une remontée.
Sohrawardî le souligne : « On te dit : retourne ! Mais l'idée de retour implique l'idée d'une présence antérieure, et malheur à toi ! si par lieu de retour tu comprends Damas, Baghdad, ou quelque autre patrie terrienne (125).» Il nous faudrait alors rechercher comment c'est de la perte de cette dimension que résulte le dilemme auquel le plus souvent en est réduite la conscience moderne devant les vieux textes saints : ou mythe ou histoire ? Ni mythe ni histoire. On ne sort du dilemme qu'à la condition d'admettre qu'il y a des événements parfaitement réels, s'accomplissant dans un autre espace que celui de notre espace physique, lequel est pour nous le théâtre et la scène des seuls événements que nous qualifions d'historiques. Cet autre « espace », nos auteurs en ont poussé très loin l'ontologie, en le désignant comme 'âlam al-mithâl (mundus imaginalis), ce monde qui n'est point 1' « imaginaire » mais l'imaginai, et que nous avons plus longuement étudié ailleurs (126). En revanche, lorsque nos contemporains posent le dilemme, c'est implicitement en identifiant l'histoire et l'historique avec la matérialité des faits extérieurs, et en confondant, sans plus d'enquête, sens spirituel, symbole, mythe, allégorie etc.
Cette confusion est obsédante. Que doit-il se passer pour que le sens spirituel se perde et dégénère en allégorie ? Il y a là un phénomène de décadence des formes spirituelles qui est en corrélation essentielle avec la perte de ce que nous venons d'appeler la dimension polaire. Il resterait à approfondir l'enquête comparative dont les termes ont été déjà posés précédemment, à savoir la recherche des conditions qui furent faites à l'herméneutique spirituelle, respectivement en Islam et en Chrétienté. On a rappelé l'absence du phénomène Église en Islam; il y aurait à se demander si ce phénomène institutionnel ne va pas de pair, comme tel, avec la prédilection pour le sens littéral et historique, admettant tout au plus quelque pieuse interprétation typologique ou allégorique, sans aucun doute très édifiante, mais inoffensive tant métaphysiquement que socialement. Car c'est généralement dans les formations chrétiennes en marge des Églises officielles, que s'est perpétuée et renouvelée la tradition de l'herméneutique spirituelle, quitte à passer de nos jours aux yeux de la science exégétique en général pour quelque chose d'arbitraire et d'artificiel, qui fait violence aux textes.
Les conditions ont été autres en Islam, on le rappelait précédemment (tout en soulignant en quel sens les périodes de succès temporel ont été, tant pour l'ismaélisme que pour le shî'isme duodécimain, une épreuve). Mais il y aurait alors à analyser chez les spirituels de l'Islam les raisons qui motivent ou facilitent l'absence de compromis entre l'exigence personnelle et les normes collectives tendant à la socialisation de la chose religieuse.
Sohrawardî en a configuré le symbole pathétique dans son « Récit de l'exil occidental » (infra livre II) ; un autre symbole se lit dans le terme même qui désigne l'homme spirituel, le sâlik, le « pèlerin » des espaces au-delà du visible (ce qui fait penser à l'expression peregrinare pro Christo, en usage dans l'ancienne Église celtique). Mais en fin de compte, la première et ultime question, dont dépendent toutes les autres, y compris celles qui ont été soulevées dans ce paragraphe, c'est celle-ci : comment concevoir les rapports du suprasensible et du sensible, la présence d'énergies supramatérielles dans les formes matérielles ? Dans quelle mesure l'idée de hiérarchies spirituelles a-t-elle quelque chose à faire avec les structures de hiérarchies terrestres quelconques ?
Première et ultime question, car elle décide des directions différentes prises par ce qui fut l'Orient traditionnel et par ce qui est l'Occident. Cette relation du spirituel et du sensible, telle que la présuppose et l'expérimente la spiritualité du shî'isme, on la trouve admirablement formulée, par exemple, et en consonance parfaite avec la métaphysique de la lumière, dans quelques très belles pages du regretté chef de l'école shaykhie en Iran, le shaykh Sarkâr Aghâ. Parlant de la manière dont les âmes font leur entrée en ce monde, il nous faut la comprendre, dit-il, à la manière dont l'image de la personne humaine fait son entrée, son apparition, dans un miroir, ou bien la comparer avec la lumière du soleil qui, du haut du ciel, frappe une surface miroitante.
Pas plus que la masse incandescente du soleil ne « descend» sur cette Terre, les âmes, c'est-à-dire les moi-esprits avec leur corps spirituel archétype, ne « descendent » matériellement en ce monde, « en personne » pour ainsi dire. C'est pourquoi le miroir de sa présence au monde terrestre peut se briser, l'Image archétype, appartenant à un autre univers, n'en continue pas moins de subsister en elle-même et pour elle-même. C'est qu'il n'y a rien de commun entre la manière dont l'image est «en suspens » dans un miroir, et la manière dont nous concevons, par exemple, que la couleur noire est répandue dans le corps noir.
La substance minérale du miroir n'est en rien celle de l'image qui s'y réfléchit. Le miroir montre l'image, et en la montrant, il en montre la présence « ailleurs » dans une autre dimension.
C'est photisme pur (127).
Là s'exprime un sentiment de l'être, de la vie, de la présence au monde, de sa finalité, très différent en cet Islam traditionnel de tout ce que connote familièrement pour les Occidentaux la notion d'incarnation, et c'est pourquoi nous nous demandions déjà précédemment, car la question est décisive : comment un monde où ce dogme religieux n'a pas prévalu en concevrait-il et en expérimenterait-il la métamorphose ou la décadence, on veut dire la « conversion » du dogme religieux en dogme laïcisé de l'Incarnation sociale, de la conscience collective, engendrant l'illusion qu'il suffit de sortir de l'individuel pour entrer dans quelque chose comme le divin ? Corollairement, dans quelle mesure l'évolution du monde des Formes serait-elle parallèle ?
La tonalité de l'ésotérisme shî'ite résulte d'une tout autre dominante : celle de la ghayhat, l'occultation de l'Imâm caché, laquelle n'est que le cas-limite de cette dimensio mystica qui nimbe et irise toutes choses d'une dimension suprasensible. Les termes auxquels se ramène le contraste sont ceux de la conscience historique et de la conscience gnostique.
3. - Conscience historique et conscience gnostique
Parler de conscience historique, c'est traiter un thème qui de nos jours va de soi. En revanche, essayer de rendre justice à la conscience gnostique, nous oblige à aller à rebours des courants théologiques de nos jours et à briser avec maints préjugés à moins de ne la considérer elle aussi que comme un « phénomène historique », ce qui annulerait simplement notre propos. La première des mises en garde devrait être, chaque fois que l'on en a l'occasion, de dénoncer la confusion courante entre ce qui est allégorie et ce qui est sens spirituel.
Certes, l'on soulignera ici que la connaissance des techniques mises en œuvre dans le christianisme pour l'étude des Livres saints, et principalement représentée aux origines par les techniques différentes de l'école d'Antioche et de l'école d'Alexandrie, est d'une grande utilité pour toutes recherches concernant les débuts de l'herméneutique coranique. On ne peut malheureusement ici que se référer aux recherches d'ensemble sur les aspects de l'ancienne exégèse chrétienne (128), et se limiter à rappeler la formule classique qui finit par condenser la célèbre technique des « quatre sens » : littera (sensus historiens) gesta docet ; quid credas, allegoria ; moralis, quid agas ; quid speras, anagogia. « La lettre (le sens historique) enseigne ce qui s'est passé ; l'allégorie, ce que tu dois croire; le sens moral, ce que tu
dois faire; l'anagogie, ce que tu dois espérer. » Cette formule ne jouit pas aujourd'hui d'un renom excellent; sa seule évocation suffit parfois à irriter philologues et théologiens de nos jours, lesquels n'y voient qu'artifice, moyen de dénaturer et de torturer les textes, moyen dont se seraient servi les théologiens de jadis pour introduire dans les textes ce qu'ils avaient eux-mêmes en tête. Il faut avouer que l'abus qui fut fait de cette technique devait l'exposer au reproche de dissoudre le contenu des textes au profit d'une allégorèse universelle. Mais en revanche, on doit reconnaître qu'il eût été difficile de faire admettre par les pieux exégètes qui pendant des siècles pratiquèrent cette technique, que le sens important de l'Écriture fût celui que nous envisageons de nos jours comme le « sens naturel et historique ». Sous leurs maladresses, leurs procédés artificiels et irritants, il reste à retrouver l'intention latente des démarches de leur pensée et peut-être à notre tour commettons-nous une autre confusion, lorsque nous omettons la question fondamentale : quelles sont les conditions de l'acte de comprendre, c'est-à-dire de l'herméneutique? dans quel espace se déploie-t-il ? dans quel temps s'accomplitil?
De la réponse à ces questions (on a tenté de répondre précédemment aux deux premières), il dépend que nous commettions ou que nous évitions la confusion entre allégorie et symbole.
Si nous sommes attentifs à ce dont il s'agit, nous pouvons distinguer chez tous les « peuples du Livre » ceux qui cherchaient et ne pouvaient dépasser le sens allégorique, et que l'on trouve presque toujours dans les rangs des formations religieuses officielles, - et ceux qui ont réellement cherché et pratiqué le sens spirituel, et que l'on trouve presque toujours en marge des formations religieuses officielles et majoritaires. C'est que l'allégorie est inoffensive ; le sens spirituel peut être révolutionnaire.
Si la technique allégorique apparaît comme artificielle, c'est qu'en fin de compte elle va du pareil au même, dans la mesure même où elle doit se mouvoir à l'intérieur de limites définies, n'excluant pas seulement la récurrence ou le retour de toute inspiration prophétique personnelle spontanée, mais également l'intervention d'une herméneutique prophétique. D'emblée, elle ne pouvait disposer de ce qui avait été exclu comme « hérésie » ; était fermée toute perspective sur le Plérôme, sur les événements dont il est le lieu, sur tout ce qui ne peut monter à la conscience qu'en figures symboliques. Uallêgorie n'est qu'une paraphrase de contenus parfaitement conscients et que l'on peut toujours connaître et exprimer d'une autre manière, ce qui en fait quelque chose de superflu et d'artificiel. Elle peut se mouvoir dans plusieurs directions, mais ces directions se situent toutes à un même niveau de la conscience et de la perception de l'être.
En revanche l'exégèse symbolique spirituelle s'attache au maintien simultané de la lettre et de son sens caché (le zâhir et le bâtin), car c'est à cette condition que l'apparence littérale devient transparence d'un autre monde. Mais cette transparition ne se produit que par l'écran de la lettre (129). Promue à la fonction de symbole, la lettre du texte se présente, en tant que symbole, comme la seule et la meilleure expression possible d'êtres et d'événements informulés, de choses pressenties, qui ne sont pas encore montées, ou ne pourront jamais descendre ou monter tout à fait au niveau de la conscience. Le symbole reste forcément au-dessous du mystère auquel il réfère. Ainsi, expliquer un symbole, ce n'est nullement l'abolir, le rendre mutile (comme peut être inutile la construction d'une allégorie) : il est toujours à déchiffrer de nouveau ; il reste toujours à en « effectuer » le sens. La perception des symboles ne s'effectue que par une descente ou une ascension aux différents niveaux de l'être, aux différentes profondeurs de la conscience ou hauteurs de la surconscience. C'est pourquoi l'herméneutique swedenborgienne, par exemple (supra § 2), dégage le sens spirituel, mais refuse expressément la méthode d'interprétation allégorique; elle n'abolit nullement le sens littéral, les apparentiae reaies,mais elle rend celles-ci transparentes, diaphanes, images annonciatrices et signifiantes d'un monde plus consistant qu'elles-mêmes, mais qui ne peut se faire voir que par elles. Pas davantage, l'herméneutique des Écritures chez les anciens gnostiques, n'est de l'allégorie (130). Et nonobstant tout ce qui différencie l'une de l'autre l'ancienne gnose et la gnose islamique, l'herméneutique coranique pratiquée par cette dernière, celle de l'ésotérisme shî'ite, ne se confond pas davantage avec l'allégorie.
Il s'en faut de beaucoup que justice lui ait été rendue sur ce point (131). La perception immédiate des faits primordiaux de la métahistoire accompagne eo ipso une forme de connaissance gnostique; il faudrait lui faire violence pour la contraindre aux évidences de ce que nous appelons conscience historique. Car ce qu'implique cette dernière, nous avons entendu le Ve Imâm le dénoncer comme entraînant avec soi la mort du Livre saint, puisque cela abolit le sens spirituel toujours en train de s'accomplir.
C'est pourquoi c'est une raison d'étonnement pénible que d'entendre parler des « erreurs » de la Gnose. Ceux qui s'expriment ainsi se réfèrent implicitement aux dogmes dont l'énoncé rationnel devait prévaloir au cours des siècles à venir. Aussi bien l'interprète qui prend en charge le phénomène religieux de la Gnose sous ses diverses formes, ira-t-il d'étonnement en étonnement. Il lui faudra comprendre ce que cache la virulence apportée à éliminer la Gnose pendant les premiers siècles du christianisme, virulence reparaissant aussi bien au cours des âges, chaque fois que se manifeste l'esprit de la Gnose. Le degré d'alarme que celle-ci provoque, peut se mesurer, entre autres, aux commentaires divers qu'a suscités le personnage d'Origène, le docteur que l'on invoque quoique ou parce que son nom ne peut être prononcé sans que le soit le mot de gnose, car il est difficile d'infirmer le point de vue de ceux qui ne voient en lui qu'un gnostique chrétien. Or, on l'a caractérisé en lui reprochant d'être beaucoup plus attentif à concevoir l'Évangile comme une purs spiritualité que comme une révélation historique ; mais ses adversaires méritaient aussi bien le reproche inverse. On a relevé comme symptôme décisif de son mode de pensée, la difficulté insurmontable que lui présente le fait historique de l'Incarnation.
Mais ne serait-ce pas que la notion même de fait historique n'était pas encore une notion acquise pour la conscience religieuse chrétienne, et que 1' « historicité » ne s'imposait pas à celle-ci comme critère de vérité, à moins que l'historicité n'ait consisté précisément pour elle en quelque chose d'autre ? Sans doute, le Christ historique, le Christ de l'Incarnation et de la Passion, embarrassait Origène. Mais inversement pourquoi fallait-il que le Plérôme dont les gnostiques racontaient 1' « histoire », l'Alôn Christos et Sophia, missent les adversaires des gnostiques dans un embarras tellement courroucé ?
Plutôt que de reprocher aux antagonistes une foi qui était respectivement leur raison d'être, mieux vaudrait se mettre en mesure de comprendre leurs motivations non explicites, celles dont il dépend que soit accessible ou non le sens spirituel dont
il est question ici. L'embarras d'un Origène a été éprouvé tout au long de l'histoire du christianisme par des esprits qui présentent entre eux un même trait de famille, qui ont une manière semblable d'appréhender les faits religieux (132). Sans doute, ce mode d'appréhension se signale-t-il par une exigence qui va à l'encontre des critères qu'exige ce que de nos jours nous entendons par religion historique, fait religieux historique. On fera valoir que sans le dogme de l'Incarnation tel qu'il fut formulé finalement par les Conciles, sans l'idée de l'union hypostatique, l'objet de la foi chrétienne n' « entre pas dans l'histoire ». Mais il y avait donc des gens qui étaient parfaitement chrétiens, et qui pourtant n'éprouvaient pas cette nécessité. Pour qu'il y eût cette nécessité, il fallait précisément tout d'abord le postulat de la conscience historique; il fallait ce qu'elle exige comme critère de vérité et de réalité d'un fait, pour que fût éprouvée la nécessité de faire entrer l'objet de la foi chrétienne dans la trame de ce qu'on appelle l'histoire.
Faut-il dire que c'est la conscience chrétienne qui postulait, par elle-même et comme telle, l'avènement de la conscience historique qui est aujourd'hui la nôtre ? Il n'en restera pas moins qu'il y avait des chrétiens qui refusaient cette nécessité et ne se rendaient pas à cette évidence. La Croix de Lumière, par exemple, n'est pas un fait de l'histoire comme le fait de l'Incarnation tel que l'ont défini les Conciles. Pour les gnostiques des Actes de Jean, la Croix de Lumière n'est ni moins réelle ni moins vraie que la Croix du Calvaire; elle l'est même davantage, puisque c'est elle qui est la vraie. Elle est, elle aussi, un fait bien réel, mais d'une réalité qui ne peut être perçue par les organes de perception sensible, par des témoins oculaires dont l'état spirituel intérieur serait indifférent ; elle est une réalité qui ne s'insère pas dans la trame des faits matériels de l'histoire relevant de la critique historique (133). Et c'est toute la différence qui est à thématiser comme contraste entre l'idée de théophanie et l'idée d'incarnation, et partant, comme contraste entre la conscience gnostique et la conscience historique.
Il y a des événements réels dans le Plérôme; ils n'ont ni la nature, ni le temps, ni le lieu qui sont ceux de l'événement postulé par le dogme officiel et rationnel, mais nous sommes, après tant de siècles de conscience historique, si fortement cramponnés aux évidences de l'histoire extérieure, que, si un fait religieux vient à « perdre » sa réalité historique matérielle, il nous semble qu'il perde sa réalité tout court. Pourtant, en se retranchant de la Gnose, en ridiculisant le Plérôme, en rejetant la réalité des Figures qui le peuplent et celle des événements qui s'y accomplissent, on oublie peut-être que l'on consomme, aux yeux d'un gnostique, la naturalisation et la laïcisation de l'idée chrétienne elle-même. Bien pis, c'est aux événements terrestres que l'on retire toute consistance au moment où on les incorpore aux limites de la réalité historique, en « sécularisant » ainsi le sens même de la Rédemption. D'où lorsque l'on accuse les gnostiques d'avoir été le plus grand danger couru par le christianisme des premiers siècles, on oublie tout bonnement qu'aux yeux des gnostiques, c'étaient leurs adversaires qui mettaient le christianisme en péril de mort.
La gravité de ces antagonismes explique pourquoi finalement le sens spirituel, céleste, pléromatique (souci des gnostiques de toujours) fut confondu avec - ou annulé par - la pieuse allégorèse que poursuivaient ceux qui s'efforçaient, sans encourir le péril d' « hérésie », de surmonter le hiatus entre christianisme historique et christianisme intérieur. Mais en retrouvant la gnose en Islam, nous retrouvons le sens de l'événement dont la réalité est perçue, sans qu'il ait à « entrer dans l'histoire » matérielle.
Là même, nous l'avons rappelé et le vérifierons encore, la situation initiale est autre; la vocation prophétique y est fondée sur des expériences théophaniques; la christologie coranique y est en consonance avec celle des Actes de Jean; l'apparition y reste l'événement réel, investi d'une réalité précellence.
Bien entendu, cela ne veut pas dire qu'aient été épargnés aux spirituels de l'Islam les tracas éprouvés par leurs frères mystiques d'autres régions. Mais la situation différait de part et d'autre. Cette différence, nous avons essayé de la situer en marquant l'enjeu du combat spirituel du shî'isme. C'est elle encore cette différence, qui nous met en devoir de réfléchir sur l'ébranlement que peut aujourd'hui produire l'invasion de notre « conscience historique » et de sa philosophie de l'histoire, dans une conscience religieuse qui lui était étrangère, parce qu'elle ne croyait à ce monde qu'en croyant à sa fin, dans les deux sens du mot : finitude et finalité.
On suggérait ci-dessus que les prudentes limitations imposées à l'inoffensive technique allégorique (là où elle subsiste encore, en marge du sens historique littéral comme sens naturel uniquement reçu) vont de pair avec la répression définitive de toute herméneutique prophétique. De ce point de vue, on ne croit pas qu'exagèrent ceux qui estiment que la répression du mouvement montaniste marqua pour le christianisme, dès le IIe siècle, un tournant décisif (134). Lorsque Montan (Montanus) et ses disciples invoquent une nouvelle révélation dispensée par les Anges, on les repousse comme hérétiques commettant un attentat contre la tradition apostolique. Depuis lors, tout renouvellement, toute récurrence de la libre expression de l'Esprit sous forme de message prophétique et de vision, ou comme herméneutique prophétique des textes antérieurement révélés, ne sont plus licites. A la libre inspiration prophétique se substituent l'institution et le magistère dogmatique de l'Église. Dira-ton que c'est la première qui « continue » sous une autre forme ? Ne vaut-il pas mieux convenir franchement qu'en fait il était impossible à l'Église de s'accommoder d'une « prophétie en liberté », de révélations spontanées de l'Esprit. Mais dès lors aussi, il faudra que la tradition se fixe dans la lettre du dogme. Clôture de l'inspiration prophétique, élimination de la gnose, exclusion ou destruction de tous les écrits qualifiés comme apocryphes et éclos en milieu gnostique (certains n'ont été retrouvés que récemment), ce sont là autant de symptômes, manifestant avec une logique et une cohérence parfaites, les exigences de la conscience religieuse historique à l'encontre de la conscience gnostique.
D'autres conséquences en découlent. L'histoire des dogmes se présente comme « irréversible ». Une « hérésie » condamnée par le magistère appartient au passé; elle n'était pas dans le « sens de l'histoire », c'est-à-dire dans le sens du déploiement du dogme; elle est « dépassée », il n'y a donc plus à y revenir, comme si l'interprétation représentée par elle pouvait constituer une instance toujours actuelle. Au mieux, il reste la possibilité d'étudier une doctrine du passé, fût-elle devenue « hérétique » depuis lors, sans mettre en doute cependant son orthodoxie, puisque celle-ci ne dépendant que du moment historique, il n'y a pas lieu de condamner la doctrine devenue «hérétique» en se référant à l'orthodoxie qui devait être celle des siècles à venir! L'histoire des dogmes n'a pas à émettre ni à recueillir des « signes » qui soient à comprendre au présent et pourraient tout remettre en question. Les textes qui auraient cette vertu, elle ne peut que les proposer avec une pudique « objectivité » au lecteur d'aujourd'hui, pour le mettre en face de ces doctrines « telles qu'elles se présentent ». Sans doute; mais à qui se présentent-elles? On est parfaitement en droit de refuser cette question, mais il faut convenir que l'on manque alors le problème même de l'herméneutique; il n'y a pas de notion du sens, ni de sens qui s'établisse, sinon par rapport à celui pour qui ce sens signifie. Mais quel sens signifierait au présent une histoire spirituelle pour quiconque estime que cette histoire est « dépassée » ?
De tels symptômes ne se retrouvent pas en Islam traditionnel.
Nous savons déjà que la pensée profonde et caractéristique du shî'isme est de professer qu'avec la clôture du cycle de la prophétie législatrice, s'ouvre un cycle nouveau, cycle de l'initiation au sens caché des Révélations divines : cycle de la walâyat, dont nous apprendrons encore de nos auteurs que, sous ce nom, continue en fait en Islam une fonction prophétique secrète ou ésotérique (nobowwat bâtina), une prophétie « contemplative » en quelque sorte, par laquelle se perpétue une inspiration ayant ses modalités propres (infra chap. v). En outre, les spirituels y conçoivent la vocation et l'expérience du mystique sur le modèle de l'expérience prophétique, comme un renouvellement de son charisme. La walâyat des Imâms, leur investiture comme « hommes de Dieu » (Amis et Aimés de Dieu, Awliyâ' Allah) ne saurait se comparer avec le magistère d'un haut clergé; aussi bien l'Imâmat est-il présentement dans l'occultation, la ghaybat. Les hérésiographes ne sont pas des « historiens des dogmes » au sens technique où nous entendons ce mot (et un takfîr n'a jamais eu qu'une portée locale limitée). Il est significatif de constater combien pour un penseur islamique, les différentes écoles, les systèmes de pensée restent actuels, ou comme toujours en instance d'activation. La portée d'une doctrine est jugée selon la « dimension polaire », non point située selon ce que nous appelons l'évolution des dogmes. Écoles et pensées font des « signes » à notre penseur, et il y réagit selon sa réceptivité personnelle. C'est bien à lui qu'elles se présentent, non pas à quelque personnage abstrait d'un « passé dépassé » qu'il ne ferait que se représenter.
Alors il faut bien en venir à une réflexion qui s'accorde avec maintes préoccupations philosophiques de nos jours, mais à laquelle il est d'autant plus significatif d'être conduit par la méditation des choses en Islam. L'idée d'une critique « scientifique » des questions religieuses qui ait une égale signification pour ceux qui sont doués de l'organe religieux et pour ceux qui en sont dépourvus (a fortiori pour « croyants » et « incroyants ») est peut-être aussi chimérique que l'idée d'un instrument dont pourraient également faire usage les musiciens et les personnes atteintes de surdité musicale. Mais aussi la question se pose : le mot « scientifique » n'a-t-il qu'un seul sens ? une herméneutique du sens spirituel, du sens intérieur, n'est-elle pas conciliable avec l'idée de rigueur, de méthode et de validité ?

4 - Historicisation ou intériorisation?
S'il s'agit vraiment d'un dilemme, les termes en résultent de la situation qui vient d'être analysée. Pour autant, il y a peut-être une issue à trouver en échappant aux options et aux catégories qui ont imposé cette situation. Rappelons-les très brièvement, telles que la situation permet de les voir du côté de l'Occident.
L'événement de la Réforme au XVIe siècle a été considéré contradictoirement, tantôt comme ayant précipité l'échéance de la conscience historique, aboutissant à la laïcisation caractéristique d'un post-christianisme, tantôt au contraire comme ayant porté en lui-même le remède, rien de moins qu'une réinstauration, une réouverture de l'inspiration prophétique close dès les premiers siècles du christianisme. Il est bien vrai que Martin Luther parlait du temps où il était moine comme d'un temps  « où il allégorisait tout », tandis que désormais son souci consiste à tradere Scripturam simplici sensu. Cependant il ne faut pas oublier que c'est encore à sa formation mystique qu'il dut la grande découverte de sa jeunesse : la significatio passiva qui fait s'accomplir dans l'être du croyant, par la foi, l'événement de la « justification ». Le sens littéral se confondait, dès lors, avec le sens tropologique. Si donc étaient surmontées la pluralité des quatre sens et leur technique artificielle, ce n'était que grâce à une intériorisation dont l'orthodoxie postérieure devait oublier le sens, et dont les vrais héritiers furent ceux que l'histoire du protestantisme désigne comme les « Spirituels » (Sébastian Franck, Valentin Weigel, Caspar Schwenkfeld, toute l'école de Jacob Boehme en général, sans oublier l'idée d'un Ordre rosicrucien, propagée par les écrits de Johann Valentin Andreae, mais dont la guerre de Trente ans devait étouffer tous les espoirs (135)).
Aussi bien est-ce leur tradition que l'on retrouve dans 1' « herméneutique divinatrice » du grand théologien du romantisme allemand, Friedrich D. E. Schleiermacher (1768-1834). Son nom nous est ici l'occasion de relever deux faits qui intéressent éminemment notre propos. D'une part, c'est sous l'influence de l'œuvre de Schleiermacher que l'historien philosophe Wilhelm Dilthey a conçu l'idée d'une technique herméneutique comme d'une « interprétation compréhensive », laquelle répond par l'affirmative à la question posée ici, à la fin du paragraphe précédent. Malheureusement l'herméneutique diltheyenne ira se perdre dans les fondrières de l'historicisme, sans espoir d'une orientation ni d'un point de fixation. Comme il est fait un usage fréquent aujourd'hui du mot « herméneutique » dans les sciences humaines, il est significatif qu'à travers l'œuvre de Dilthey, cet usage s'origine au « phénomène du Livre saint ». D'autre part, nous avons vu de nos jours une herméneutique théologique, réagissant aveuglément contre l'esprit de Schleiermacher et combattant tout historicisme, s'enfermer elle-même dans une impasse sans espoir. Comme il est probable que l'étudiant ou le chercheur musulman n'a guère entendu parler de cette situation, il importe d'en dire ici quelques mots, car la connaissance en est présupposée pour toute confrontation avec la situation théologique en Islam, pour toute théologie ou philosophie comparée.
Nous venons de faire allusion à l'historicisme. Lorsque la conscience historique passe par une inflation telle qu'elle ne laisse plus au philosophe l'espoir de se placer en dehors de l'histoire, puisque tous les moments, y compris le sien, sont historiquement conditionnés et déterminés, il ne reste plus qu'à tenter d'interroger, comme le fit Dilthey, la vie personnelle et historique, là où l'expression en a été fixée en monuments durables et accessibles, pour comprendre le sens intérieur qui s'y exprime. Promue au rang de science par excellence, l'herméneutique est alors 1' « interprétation compréhensive », l'acte de comprendre le sens intérieur qui ne se dévoile qu'à certaines conditions. La première de toutes est qu'il y ait dans la vie elle-même un rapport entre l'interprète et la chose dont parle son texte; non moins nécessaire encore, un « rapport vital » un rapport d'implication préalable entre l'interprète et l'auteur qui parle de cette chose dans ce texte. L'herméneutique est ainsi (comme chez les Stoïciens) la « science de l'individuel » ; sa réussite technique sera d'atteindre à une validité objective.
Mais cela même ne présuppose-t-il pas une fixation transhistorique ? Certes, ne comprend Platon que celui qui philosophe en compagnie de Platon; pour le faire, il faut cependant comprendre le sens du platonisme. On s'en tirera peut-être en disant que c'est un « moment de l'histoire de la philosophie », que ce moment est lui-même l'image d'un temps passé, ou qu'il est une des « sources » permettant de reconstruire cette image.
Très bien, mais pour comprendre une œuvre en tant que source, encore faut-il la comprendre d'une certaine manière, se décider pour un certain sens, plus encore se décider pour le sens de ce à l'égard de quoi on la considère comme une source (136). Alors il faut ou bien tourner sans fin dans le « cercle herméneutique », ou bien succomber devant la perspective d'un horizon reculant indéfiniment au fur et à mesure que s'allonge la ligne du temps continu et uniforme de la chronologie, celle du temps « non orienté », - à moins qu'une certaine métaphysique qui n'ose pas même se reconnaître comme telle ni avouer le vrai nom de son eschatologie, ne définisse d'autorité le processus (politique, social, culturel) et n'instaure une « dialectique de l'Histoire » comme une paraphrase laïque du « Discours sur l'histoire universelle » de Bossuet, tout en oubliant que son propre point de vue est inévitablement conditionné, lui aussi, comme les autres. Bref, dès que ce sentiment de l'historicité matérielle extérieure a instauré et imposé du « passé », dès qu'il considère ce passé comme clos et dépassé, sans récurrence possible, le philosophe n'a plus qu'à constater qu'il n'y a « pas de commune mesure entre l'histoire et la vérité, entre l'individu et l'idée, entre l'instant et l'éternité ». Et la question restera posée : « Comment la vérité est-elle historique et comment l'histoire est-elle vérité (137) ? » C'est précisément la question que tout gnostique (au sens le plus large du mot) est en situation de poser à quiconque rejette l'idée de gnose au nom de l'historicité.
Ou plutôt, c'est la question par laquelle tout gnostique récuse d'avance la position a-gnostique qui donne origine au dilemme.
Aussi bien, là où, comme dans l'ésotérisme de l'Islam, s'est perpétué l'esprit de la gnose, avec l'idée de la connaissance salvatrice et des théophanies du Plérôme, cette perpétuation implique l'absence ou la mise en échec de ce que l'on désignait ci-dessus comme « inflation de la conscience historique ». Ce fut longtemps un lieu commun d'opposer l'esprit « a-historique » de l'hellénisme et l'historicité que suppose une religion de salut; mais en fait, c'est cette notion d'historicité qui est équivoque, car la grande affaire c'est que la « temporalité » n'est pas synonyme de ce que nous entendons couramment par « historicité ». Sur ce point, nous verrons encore que la spiritualité de l'Islam iranien a précisément formulé la distinction décisive, et par elle l'intuition de sa mystique prophétique nous apparaît comme ayant déjà résolu d'un seul coup ce qui est à l'ordre du jour de préoccupations philosophiques actuelles : il y a un temps autre que le temps de l'histoire, un temps réel, sacral, qui est celui des événements du monde invisible dont l'âme est le « lieu » (cf. infra §5).
Nous avons l'habitude, depuis la phénoménologie de Hegel, d'opposer Nature et Histoire, l'Histoire étant le monde de l'homme. En fait, aux yeux de nos hokamâ et 'orafâ en Islam,
Nature et Histoire (ce que nous appelons ainsi) appartiennent toutes deux au monde du devenir, tombant aussi bien l'une et l'autre sous l'empire de la physis. C'est pourquoi le temps historique que la philosophie post-hégélienne oppose au devenir de la Nature, n'est lui-même en fait, au regard de la théosophie du shî'isme et du soufisme, qu'une naturalisation du temps, parce qu'il est inadéquat de parler d'une chute de l'Esprit dans le temps, en entendant par là « dans l'histoire » : il faudrait plutôt parler de la chute du temps lui-même dans l'histoire. Alors seulement on peut comprendre comment l'intériorisation du sens marque un revirement du temps.
Ici même, il y a en langue arabe un terme clef (usité aussi en persan) d'une ambiguïté particulièrement féconde; c'est le mot hikâyat, lequel signifie une « histoire », un « récit », et comme tel une « imitation », une « répétition », comme si l'art de l'historien s'apparentait essentiellement à l'art du mime (138). C'est qu'en fait toute histoire qui se passe en ce monde visible est l'imitation d'événements d'abord accomplis dans l'âme, « dans le Ciel », et c'est pourquoi le lieu de la hiérohistoire, c'est-à-dire des gestes de l'histoire sacrale, n'est pas perceptible par les sens, parce que leur signification réfère à un autre monde. Cette intuition procède du pressentiment de ces espaces multipliés, de ces « octaves d'univers » dont il fut question ci-dessus (§ 2), et par là du pressentiment que la vérité de tout événement doit être saisie au niveau de réalité où cet événement a réellement lieu (cf. l'ensemble de ce qui sera dit, pour finir, concernant le XIIe Imâm). Seule l'herméneutique spirituelle sauvegarde la vérité de la hikâyat, la vérité des histoires prophétiques de la Bible et du Qorân, parce qu'elle en saisit le sens spirituel au niveau auquel s'accomplit en réalité l'événement, dans le temps qui lui est propre, temps de la métahistoire. Quiconque l'a compris, n'éprouvera jamais la nécessité de « démythiser » ou « démythologiser » les récits de la Bible et du Qorân, parce que, si ces récits ne sont pas de l'histoire (comme l'histoire profane de Jules César, par exemple), ils ne sont pas davantage du mythe.
En revanche, on éprouve le sentiment d'une tragédie devant l'effort contemporain d'une école théologique (celle de R. Bultmann) qui, parfaitement consciente de l'impasse de l'historicisme, ne continue pas moins d'opposer lucidement un refus devenu traditionnel au seul horizon, pourtant, qui sauve de l'agnosticisme sous toutes ses formes, y compris ses formes les plus pieuses et les plus orthodoxes. Le théologien est alors pris au piège; nous le voyons succomber à l'historicisme au moment même où il prétend le combattre, lorsqu'il en vient à parler de la nécessité de « démythologiser » (Entmythologisierung)
le christianisme, sous prétexte qu'il s'agirait, avec l'univers de la Bible et dans les récits bibliques d'une image du monde qui est « révolue (139) ». La confusion est telle que la
même théologie en vient à attribuer à la pensée mythique ce qui n'a rien à voir avec elle, et reste le propre de la pensée dogmatique rationnelle, à savoir l'objectivation de l'action
divine sur le plan des événements du monde. On nous affirme que le mythe doit être interprété « existentialement » et non pas cosmologiquement. Mais en quoi la seconde interprétation exclut-elle la première ? et pourquoi alors imputer à la Gnose ce qui en est le contraire ? C'est ainsi que l'idée gnostique de la Rédemption est accusée de réduire l'être du croyant à une donnée de ce monde, tandis que pour le Nouveau Testament l'être du croyant resterait extérieur à ce monde. Il est étrange que soient à ce point méconnues l'idée gnostique du Plérôme et des événements de ce Plérôme, l'idée de la préexistence des âmes et de la limite, la « croix » (stavros) qui sépare de ce monde le Plérôme.
Faut-il espérer que si l'on méconnaissait un peu moins tout ce qui s'appelle gnose en général, ses adversaires parleraient autrement ? En attendant, la même théologie agnostique en est réduite à juxtaposer l'événement de la Croix du Calvaire comme étant un fait historique, et l'événement de la Résurrection comme n'en étant pas un, parce que sa seule trace historique, ce sont les visions des premiers disciples. Ce suprême exemple est aussi bien l'aveu d'une démission, l'aveu d'une totale impuissance à concevoir que les visions aient la réalité plénière d'événements, - des événements dont la réalité, le temps et le lieu ne sont pas ceux de l'histoire profane, mais ceux qui sont propres à ce que nos théosophes en Islam ont désigné comme le huitième climat. Ce fut le thème de nos recherches antérieures (140) , et celui que postulera l'achèvement du présent ouvrage (infra livre VII). Disons-le : s'il est vain de chercher les traces de la Résurrection au plan de l'historicité matérielle, parce que là est justement le royaume des morts, il faut aussi que la Passion du Christ soit, tout comme sa Résurrection, un événement qui échappe à l'historicité matérielle de l'histoire extérieure.
Sinon, il n'y a qu'à tirer toutes les conséquences du « Dieu est mort » de Nietzsche, et sans doute la théologie en question l'a t-elle déjà fait. Mais nous avons constaté précédemment la crise que semblable perception « moderne » des choses peut déchaîné dans une âme musulmane encore croyante. En revanche, nous pourrions nous référer ici au verset coranique 4 : 156 (141). Christologie « docétiste », dit-on, sans bien savoir ce qu'est le « docétisme »; non pas la foi en un fantasme ou fantôme, mais en la réalité d'une caro spiritualis, dont la vision, l'apparition (doké), ne peut être perçue que par les sens spirituels.
Le « docétisme », c'est la critique théologique de la connaissance par la foi pure. C'est aussi bien ce que nous trouvons dans les Actes de Jean cités ci-dessus, et autres livres apparentés qui subsistent encore. Remarquons expressément que ces livres « gnostiques » ne furent pas le fruit des spéculations théoriques des savants ; ils furent pratiqués par le simple peuple croyant, pour qui les théophanies et les visions avaient force d'événements.
Si la théologie de nos jours les récuse, ne serait-ce pas que les qualifications eschatologiques dont elle aime à se prévaloir, se réduisent peut-être à une pure construction dialectique ? Alors, dans la mesure où le processus d'intériorisation du sens nous apparaîtra comme répondant à une exigence impérieuse fonctionnant à l'inverse de ce qu'exige l'historicisation, la question posée par les considérations qui précèdent ne peut être éludée; elle revient à se demander si l'historicisation est inhérente à l'essence de la Révélation, ou bien si elle n'en est qu'une thématisassions possible parmi d'autres. On ne peut récuser la question que si l'on préjuge de ce qui est en cause.
Et la mise en cause provient du fait, irrécusable, que dès les origines il y eut des chrétiens qui perçurent et vécurent le christianisme, sans que l'événement en dépendît pour eux de la trame matérielle de l'histoire extérieure. La forme historique correspond à une thématisation nécessaire des événements de l'âme, parce que ces événements forment une « histoire de salut ». Mais alors ou bien cette « histoire de salut » est perçue là seulement où elle s'accomplit réellement, dans le monde de l'âme, dans l'espace et le temps des mondes de l'âme, et elle est une histoire symbolique avec toute la force irrémissible de sa vérité, car on peut ne pas comprendre mais on ne réfute pas des symboles. Ou bien elle est projetée dans la trame des événements extérieurs, comme si elle était simplement l'un d'eux. Mais pour autant, ce que la volonté d'historicisation extérieure a ainsi « matérialisé », la dialectique du « matérialisme historique » peut dès lors facilement le surmonter et le « dépasser ». Et nous voici de nouveau au cœur de la tragédie. Aucun dénouement à chercher pour celle-ci dans l'impuissance théologique que nous constations ci-dessus, car si la théologie reconnaît avec raison que ce n'est point sur le plan historique des faits matériels qu'il faut chercher les traces de la Résurrection, il lui faudrait pour autant, et avant de parler de « démythisation » nécessaire, apprendre qu'il y a de l'histoire spirituelle, des événements et un temps qui, à une octave ou à plusieurs octaves supérieures, sont parfaitement réels, quoique tout autres que ceux auxquels nous avons l'habitude de réserver en exclusivité la qualification d' « historiques ». Cela, c'est savoir à quel niveau de l'être se rapporte l'événement bien réel, et il suffit d'être un peu gnostique pour le savoir, ou pour l'apprendre dans le Livre des Actes de Jean cité ci-dessus. Et c'est eo ipso découvrir la réalité du temps spirituel, de ce temps de l'âme où des événements nouveaux ne cessent de s'accomplir, même, par exemple, une fois clos le cycle de la prophétie législatrice. Il sera de nouveau question plus loin de ce qui continue, pour le shî'isme, postérieurement à la clôture de la prophétie législatrice. Lorsque l'horizon à venir demeure ouvert, ou est contraint de s'ouvrir à l'inspiration d'une herméneutique prophétique du Livre saint, les mêmes faits se produisent, les mêmes vocations viennent à éclore. Certain parallélisme peut ainsi s'observer dans les faits de l'histoire spirituelle en chrétienté et en Islam; il fut même évoqué plusieurs fois au cours de nos entretiens en Iran.
On rappellera seulement ici le cas de Joachim de Fiore au XIIe siècle, à qui se dévoila en l'illumination d'une aurore pascale le sens intérieur des Écritures, et qui laissa le dépôt
de cette Révélation sous forme de trois grands traités d'une herméneutique
prophétique, intelligentia spiritualis de l'Écriture(142).
Par un synchronisme étrange, 1' « Abbé prophétique » se trouve être le contemporain de la proclamation Ismaélienne de la Grande Résurrection à Alamût en Iran (le 8 août 1164), laquelle instaurait le pur Islam spirituel, et se passa elle-même beaucoup plus comme un « mystère liturgique » que comme un « fait historique » (143)  . La Révélation d'un Joachim de Fiore ne pouvait que provoquer une grave crise au sein de l'Église médiévale, lorsque d'autres, après lui, voulurent justement la faire « entrer dans l'histoire ». Mais son idée pure, répercutée à travers les siècles, a alimenté toutes les philosophies et théologies du
Paraclet. Lui fait écho l'éclosion de semblables inspirations prophétiques dans les milieux piétistes de l'Allemagne, où elles peuvent aussi bien s'attester comme fidèles à l'inspiration initiale des spirituels de la Réforme. C'est une claire-vision qui chez Jacob Boehme (1575-1624) s'amplifie en une exégèse prophétique du récit biblique de la Création, le Mysterium magnum. Un Johann-Albrecht Bengel (1687-1752), sous le coup d'une illumination spirituelle soudaine, perçoit intuitivement tout le sens intérieur de l'Écriture (144) . Enfin, exemple non moins éclatant de la vocation prophétique à laquelle initie une vision, le cas du grand théosophe suédois Emmanuel Swedenborg (1688-1772), et l'œuvre monumentale de son herméneutique prophétique du sens spirituel.
Ce qu'il importe d'observer, c'est que l'herméneutique du sens spirituel, intérieur, ésotérique, est partout régie, chez les spirituels du christianisme comme chez ceux de l'Islam, par une triple constante : 1) une loi rigoureuse, la loi des correspondances, c'est-à-dire l'idée d'un « symbolisme des mondes » (tawâzon al-'awâlim, « contre-balancement » des mondes, chez les Ismaéliens), ce qui présuppose admises l'existence de ces mondes et la pluralité des plans de référence, en bref les traits qui caractérisent les cosmologies gnostiques. 2) Il y a cette idée que les réalités célestes, pléromatiques, qui s'expriment dans les apparentiae reales (le zâhir), sont reçues chaque fois selon l'état spirituel de l'homme qui les perçoit. 3) Cette idée que tous les événements observés ou racontés comme se passant à l'extérieur de l'âme, sont, par la transparence que leur confère la loi des correspondances, autant d'expressions symboliques des événements intérieurs de l'âme, et que l'âme ne prend même conscience de ses propres événements que grâce à cette transparence de leurs symboles. Et tout cela est aussi loin de la méthode allégorique des anciens exégètes, que de l'allégorie pratiquée très longtemps par la moderne science des religions pour « expliquer » les mythologies (145).
Ces constantes permettent de fixer un certain nombre de connexions qui s'établissent, dès que la conscience, libérée des chaînes de l'historicité matérielle qu'elle a elle-même forgées, s'ouvre à elle-même la voie de l'herméneutique prophétique, de même que la « philosophie prophétique » libère des données toutes faites. Il y a une herméneutique historique qui n'échappe au poids mort du passé « irréversible » instauré par elle-même, qu'en imposant d'autorité un sens à l'histoire qu'elle thématise; et il y a une herméneutique prophétique qui reconduit, exhausse l'histoire réelle, mais encore cachée, à un plan qui transcende toto caelo notre réalité matérielle, nos données de fait et leurs évidences matérielles, positives ou sociales, qui sont pour nous, « modernes », les évidences privilégiées.
Il y a une vérité historique et il y a une vérité prophétique; il y a un sens historique et il y a un sens prophétique; il y a une historicisation d'événements qui sont en soi métahistoriques, et pour compenser et rédimer cette historicisation, il y a une intériorisation des événements extérieurs. Il y a un temps cosmique continu, quantitatif et uniforme, temps extérieur mesuré par les mouvements des astres, et il y a un temps psycho-spirituel intérieur, temps propre aux événements de l'âme, temps purement qualitatif et discontinu (dont l'idée du tempus discretum en angélologie médiévale formule déjà le pressentiment).
Et sans cette différenciation d'un temps qui est autre, autre que le temps extérieur de la chronologie qui nombre les révolutions planétaires, il est sans doute impossible de comprendre les perspectives de la prophétologie shî'ite. La périodisation de la hiérohistoire des prophètes, que ce soit dans le shî'isme duodécimain (chacun des grands prophètes suivi de douze Imâms dont la plupart des noms peuvent être identifiés dans la Bible) ou dans l'Ismaélisme (les sept Imâms de chaque prophète, la proclamation de la Grande Résurrection à Alamût, en 1164, comme advenant au milieu de notre Aiôn), toute cette périodisation apparaîtra comme une « vue de l'esprit » à quiconque n'aura pas perçu qu'elle relève du temps propre de la hiéro histoire. Et elle apparaîtra d'autant plus facilement (mais vainement) « réfutable » à l'aide d'un simple manuel d'histoire ou d archéologie que, sous le couvert des mêmes noms, on ne parle pas, de part et d'autre, des mêmes événements. Car les événements de la hiéro histoire sont ceux dont la possibilité à venir reste ouverte par l'affirmation, énoncée par le Prophète lui-même en un hadîth célèbre, que le Coran a sept profondeurs ésotériques (cf. infra chap. v et livre IV, chap. II).
Fondement même du shî'isme, cette affirmation en oriente toute la spiritualité dans une direction analogue à celle que détermine en chrétienté l'idée du Paraclet, puisque aussi bien
l' « Imâm caché » assume, après le Prophète, à la fois le nom et la fonction du Paraclet (146). La conscience shî'ite reste ouverte aux attentes et aux pressentiments, tandis que l'Islam majoritaire vit par les évidences de la Loi, définitivement atteintes et formulées. L'Imâm n'apportera pas une nouvelle sharî'at, une nouvelle Loi, ce serait contradictoire, mais il « ouvrira » l'intelligentia spiritualis, c'est-à-dire le ta'wîl de la Révélation mohammadienne et de toutes les Révélations antérieures. Mais d'ici là, et depuis dix siècles déjà de notre temps à nous, l'imâmat est entré dans l'occultation, la ghaybat. On ne peut voir les Imâms qu'en songe ou dans l'intuition extatique d'une prière confidentielle (monâjâl). Cependant les Imâms peuvent, de cette manière aussi, dévoiler un sens ou une prière, et cela suffit pour investir leur confident d'une certitude qui défie toutes les puissances; nous en verrons plus d'un exemple au cours de ce livre.
Certes, il convient de parler de l'autorité de l'Imâm et des Imâms, mais il s'agit authentiquement d'une autorité purement spirituelle, non pas d'un pouvoir rivalisant, sous un autre nom, avec les puissances de ce monde. Car c'est précisément l'affirmation
prophétique donnant un sens caché, intérieur (bâtin),à chaque apparence (zâhir), qui fonde l'autorité imâmique, et c'est cette affirmation qui suffit à jeter dans les rangs de la religion majoritaire une alarme comparable à celle éveillée en chrétienté par un Montan ou un Joachim de Fiore. Mais en Islam cette affirmation remonte, avant même que le Prophète l'eût énoncée, au temps de sa propre initiation à sa propre vocation prophétique, c'est-à-dire jusqu'au rôle assumé auprès du Prophète par Salmân Pârsî (Salmân le Perse, ou Salmân Pâk, Salmân le Pur), cette mystérieuse figure déjà évoquée ici et qui domine de si haut l'horizon de l'Islam iranien. Nous pouvons désormais mieux comprendre ce fils d'un chevalier mazdéen du Fârs, parti à la quête du Vrai Prophète qu'il trouve en Arabie et qu'il initie à sa vocation prophétique, en l'aidant à prendre conscience des états spirituels des prophètes antérieurs et à les reproduire en lui-même. De ce « ministère angélique » que Salmân assume auprès du Prophète comme compagnon d'initiation, il résulte que le ta'wîl, la reconduction au sens caché (au sens qui affecte « au présent » celui qui le rencontre) remonte aux origines mêmes de l'Islam, tel que le conçoit et le professe l'ésotérisme shî'ite (147). Le « ministère angélique » de Salmân typifie sous l'apparence terrestre visible, le lien que la théophanie institue entre le Prophète et le « Suprême Nâmûs » (Nomos), c'est-à-dire l'Ange de la Révélation qui investit le Prophète comme Paraclet, ce lien qui en Islam est à l'origine du « phénomène du Livre saint ».
Si le sens de la vocation mystique est de reproduire l'état spirituel du Prophète, si la vocation prophétique du mystique est ainsi fondée sur le sens ésotérique de la Révélation, cela présuppose que le mystique ait près de lui un Saîmân, ou mieux dit qu'il soit reconduit au « Salmân de son être » (le « Salmân du microcosme », comme le dit un très ancien traité ismaélien), car c'est ainsi que s'établit son rapport intérieur avec l'Imân, source et caution de ce sens ésotérique. C'est pourquoi aussi l'idée de l'Imâm transcende chacune de ses exemplifications terrestres; l'Imâm momentanément visible, telle ou telle figure du plérôme des Douze, ne fut que le pôle terrestre d'un Imâm éternel et le seuil donnant accès à celui-ci. L'Imâm est en soi la théophanie éternelle (tajallî, mazhar), VAnthropos céleste, la Figure de l'anthropomorphose divine (et le nom de Melchisedek
qui lui est donné dans certains traités shî'ites ismaéliens, révèle assez éloquemment quelle est la représentation en cause et quelle en est la provenance). Or, c'est en raison de ce mode d'être « célestiel » que finalement il est fait allusion à l'Imâm comme au maître intérieur invisible de l'homme spirituel (infra chap. VII). C'est à tout cela qu'il convient de penser pour bien entendre de quel soufisme parle Haydar Âmolî lorsque, comme nous le relevions précédemment, il parle du soufisme comme étant le vrai shî'isme (cf. encore infra livre IV, chap. I), car une telle assimilation marque de son empreinte toute l'histoire spirituelle de l'Iran.
Si donc la possibilité d'une inspiration prophétique demeure ouverte sous un autre nom, si l'accès au « prophétisme contemplatif » du cycle de la walâyat marque le sommet de l'expérience mystique, et si celle-ci y aboutit par l'intériorisation radicale qu'opère l'herméneutique spirituelle dont l'Imâm est le guide et le symbole, alors l'idée de l'Imam est bien ce qui permet de maintenir à la fois l'idée que Mohammad est le « Sceau de la prophétie », et l'idée qu'il peut advenir cependant encore quelque chose de nouveau, et que ce quelque chose l'homme spirituel, le mystique, le devient. Autrement dit, à la question posée sous forme du dilemme : « historicisation ou intériorisation? », on répondrait en termes shî'ites que précisément c'est par l'intériorisation que continue le temps de la hiérohistoire, c'est-à-dire que s'accomplit le « cycle de la walâyat ».
Cette réponse est aussi ce qui justifiera notre insistance sur le phénomène du Livre saint et son herméneutique au cours des pages qui précèdent. Loin d'être tangentielîes à notre recherche, ces pages nous conduisent à récapituler une prise de position que nous essayerons de formuler dans ce qui suit. La notion d'histoire et de recherche historique est frappée d'une certaine ambiguïté. Il est admis que s'exprimer en historien sur la doctrine d'un philosophe, c'est faire dire à ce philosophe ce qu'il a dit. Critiquer ce qu'il a dit, lui donner tort, c'est s'exprimer non plus en historien, mais en philosophe.
Chose curieuse, c'est justement chez les chercheurs s'exprimant en historiens, qu'il nous arrive d'entendre des critiques déniant au shî'isme le fait que tel ou tel Imâm ait pu formuler tel ou tel propos, pour la raison, par exemple, que sa teneur présuppose
le lexique introduit par les traductions d'œuvres philosophiques grecques en syriaque et en arabe. A supposer que l'argument soit vraiment décisif, le fait demeure que, depuis plus de treize siècles, c'est la voix de ses Imâms qui, dans ces mêmes propos, se fait entendre à la conscience shî'ite. Dire que l'Imâm n'a pas tenu ces propos, c'est contester le fait perçu par la conscience shî'ite, contester à celle-ci le droit de l'entendre ainsi, et par conséquent lui contester sa vérité.
Cependant, l'argument philosophique invoqué de nos jours ne peut rien changer au fait que, pendant plus de treize siècles, c'est bien la voix de ses Imâms que la conscience shî'ite a perçue dans leurs propos, et que c'est cela même qui constitue son histoire à elle, son histoire propre, immanente (le cycle de la walâyat), où tel et tel propos se font entendre comme ayant été tenus par I'Imâm, parce que, étant donné le contenu de ces propos et étant donné ce que sont les Imâms, ils ne peuvent être que les propos des Imâms. L'argument qu'on leur oppose aujourd'hui ne tend à rien d'autre qu'à faire cesser cette voix, et par conséquent à interrompre cette histoire, à y mettre fin.
Serait-ce là le succès paradoxal d'une science historique qui, dès lors, ne pourrait s'accommoder d'une res historica que comme d'une res mortua, et ne s'apercevrait pas qu'elle-même, ce faisant, continue bel et bien l'histoire de la chose à laquelle elle s'attache, mais la continue à la façon dont on suit un cortège funèbre (organisé par elle-même), tandis que le croyant continue l'histoire de cette chose parce qu'il en est lui-même la vie autant qu'elle est sa vie. Et c'est pourquoi l'on s'est réclamé ici de la méthode phénoménologique. Phénoménologie veut dire simplement, suivant la célèbre expression grecque (sozeïn ta phainôtnena), « sauver les phénomènes », c'est-à-dire en rendre compte en dévoilant les intentions cachées qui les motivent, les font « se montrer ». C'est aussi bien ce que désigne l'expression kashf al-mahjûb (« dévoiler ce qui était caché »), laquelle intitule maint traité de métaphysique et de mystique, tant en arabe qu'en persan.
Le phénoménologue se trouve ainsi en mesure de dire l'histoire qui est immanente à la conscience dont il laisse se montrer les intentions. Il montre le phénomène tel qu'il se montre à cette conscience. La critique historique commence par faire rentrer l'objet religieux dans l'histoire; elle impose à cet objet religieux une histoire qui n'avait pas été la sienne, un temps qui n'était pas le sien. Le phénoménologue laisse l'objet religieux dire lui-même son histoire, sa propre histoire, dont le temps est le temps propre à la conscience de cet objet. Il sait que la réalité vivante et vécue de l'Imâm doit être cherchée dans les témoignages de ceux qui la vivent ou l'ont vécue, ceux dont la personne de l'Imâm est la propre histoire, tandis qu'ils en sont, eux, l'herméneutique. Contester leur témoignage peut conduire à des résultats que l'on dira scientifiques, mais il faut bien voir que, ce faisant, nous avons introduit de force l'objet religieux dans une histoire et un temps qui, n'étant pas les siens, en altèrent radicalement le sens et l'aspect. Il doit y avoir un moyen permettant de sauver, en toute rigueur de méthode, ce sens et cet aspect authentiques, c'est-à-dire originels. J'ai parlé ici de phénoménologie, mais j'ai dans la mémoire le propos d'un éminent shaykh shî'ite iranien qui, lui, n'avait jamais entendu parler, de phénoménologie, mais qui d'emblée frappait la note juste. C'était à propos des critiques mettant en doute l'authenticité d'une partie du corpus des prônes, entretiens et lettres du 1erImâm, connu sous le nom de Nahj al-balâgha. Le shaykh s'exprima ainsi : « Oui, je sais les critiques que l'on fait au sujet de ce livre; mais ce que je sais aussi, c'est que, quel que soit l'homme qui ait tenu la plume pour écrire le texte que nous lisons aujourd'hui, à ce moment-là c'est l'Imâm qui parlait. »
Si donc le chercheur veut entendre l'Imâm parler, au lieu de lui imposer silence en l'introduisant de force dans une histoire qui n'est pas la sienne, il doit l'entendre, lui aussi, à ce moment-là. Or, « ce moment-là » ne peut être rapporté à la datation extérieure de la chronologie continue de l'histoire commune, mais à l'éclosion du phénomène perçu dans la conscience, en un temps qui est le temps qualitatif propre de cette conscience.
Pourquoi le contenu de cette conscience n'est-il pas une res historica qui tombe dans l'histoire, mais constitue lui-même sa propre histoire ? Et cela à tel point que, si même il était décidément prouvé par la philologie que le propos de l'Imâm doive être daté plus tardivement, cela ne changerait absolument rien à cette histoire ? C'est que la personne des Imâms, par leur appartenance au plérôme de la Haqîqat mohammadîya, aussi bien
que par le contenu de leur enseignement, se rapporte à des réalités et à des univers spirituels, à des événements sut generis ayant pour lieu ces univers; ce n'est pas une geste extérieure comme celle de Jules César, nous l'avons relevé déjà. Ni la vraie personne de l'Imâm ni le contenu de son enseignement n'apparaissent, à la façon de la personne et de la geste de César, sur ce que l'on appelle le « théâtre des événements ». C'est la personne
de l'Imâm (même invisible aux sens) qui est elle-même le « théâtre des événements » (le mazhar), mais cela, elle l'est et ne peut l'être que dans la conscience de ceux à qui l'Imâm
se montre comme Imâm. Si nous allons le chercher ailleurs, et si nous prétendons remontrer aux croyants ce qu'ils auraient dû croire et voir, s'ils s'étaient mis à notre place de savants critiques, nous détruisons le phénomène et revenons à coup sûr les mains vides.
Certes, dans la littérature considérable du shî'isme, certaines traditions (hadîth) se présentent de façon telle que, l'Imâm étant la forme, la catégorie, de toute perception théosophique, de toute hiéro gnose, il fallut que le processus de transcription mît spontanément au nom de l'Imâm la sentence ou la vision perçue sous son inspiration « à ce moment-là ». C'est d'une profonde vérité intérieure et cela rentre dans la catégorie du hadîth qodsî (récit inspiré). C'est cela même qui fait de la personne de l'Imâm l'histoire de la conscience shî'ite et de celle-ci l'herméneutique de l'imâmologie, et c'est non moins conforme à la situation herméneutique décrite par le Ve Imâm. Ayant à comprendre cela et à le faire comprendre, la hénoménologie de la conscience shî'ite rejoint les préoccupations qui furent celles de l'école dite de la Formgeschichte. Alors, en premier lieu, il importe de comprendre la différence entre ce qui peut être historiquement vrai au sens ordinaire du mot, et ce qui est et reste  phénoménologiquement vrai, c'est-à-dire vrai de la vérité d'événements qui, tout en étant parfaitement réels, ne rentrent pas dans la « dimension » historique commune.
La rigueur de cette méthode permet seule de comprendre et de valoriser une multitude de textes concernant la personne du XIIe Imâm, l'Imâm caché, sans en faire ni du mythe, ni de la légende, ni en exiger de l'histoire au sens ordinaire du mot ; elle permet d'en sauver et conserver la réalité qui est propre aux événements du monde où vit le XIIe Imâm. Un autre exemple : le cas de Sohrawardî, d'une importance majeure pour la phénoménologie de la conscience iranienne. Lorsque Sohrawardî affirme sa volonté de restaurer la théosophie des sages de l'ancienne Perse, et revendique pour sa doctrine l'ascendance spirituelle de ces sages, il est loisible à la critique positive moderne de considérer cette ascendance comme une vue de l'esprit. Mais, outre que Sohrawardî a bel et bien connu certaines données authentiques de la théosophie de la Perse préislamique, aucune critique positive ne peut rien changer au fait herméneutique : à partir de Sohrawardî, il y a quelque chose de nouveau dans le sens et la signification de l'ancien Iran pour les penseurs de la Perse islamique. C'est que Sohrawardî avait, fût-ce à l'encontre des lois de la filiation reconnues par la dialectique historique moderne, prouvé son ascendance spirituelle en redonnant la vie à quelque chose qui, chez ses disciples, s'avère essentiel pour la conscience philosophique et spirituelle de l'Iran (cf. infra livre II).
Ces disciples sont ceux que l'on désigne comme les « théosophes de la Lumière », les Ishrâqîyûn. La conjonction de la théosophie de l'shrâq (la théosophie « orientale ») avec l'Imâmisme en Iran (dès avant l'école d'Ispahan au XVIe siècle) illustre un fait spirituel particulièrement significatif. Comme nous le verrons, c'est dans le processus même de la Connaissance que nos théosophes néoplatoniciens de Perse perçoivent la continuation de la hiérohistoire, car l'acte même de Connaître, tel qu'ils le méditent et se l'expliquent, présuppose l'identité de l'Ange de la Révélation (Gabriel) et de l'Ange de la Connaissance, l'identité « personnelle » de l' « Intelligence agente » et de l'Esprit-Saint. Cette identification n'amena nullement une rationalisation de l'Esprit, comme on l'a dit un peu trop vite en assimilant a priori la situation à ce qui devait se produire en Occident. Ce fut plutôt 1'inverse qui se produisit, à savoir non pas une « philosophie de 1'histoire » construisant à grand renfort de dialectique conceptuelle le sens des « grands courants », mais ce que l'on pourrait appeler une théosophie de l'Esprit-Saint, demeurant ouverte aux récurrences d'une herméneutique prophétique s'accomplissant chez les individualités concrètes. Aussi est-ce cette théosophie de l'Esprit-Saint qui offrirait, par ses affinités, la virtualité d'un dialogue aux conséquences imprévisibles avec les théosophies inspirées et guidées, elles aussi, en Occident par l'idée du Paraclet.
Elle est solidaire de toute une psychologie, de toute une conception des facultés de l'homme (l'âme angélique, prophétique, « gabriélique »), s'accordant avec une prophétologie qui implique l'élaboration d'une anthropologie prophétique.

5- L'intelligence spirituelle et les formes de la temporalité selon Semnânî et Qâzî Sa'îd Qommî

Et c'est tout cela, à savoir l'identification de l'Ange de la Connaissance et de l'Ange de la Révélation, de 1' « Intelligence agente » et de l'Esprit-Saint, comme identification postulée par l'intelligentia spiritualis, - la possibilité d'une inspiration prophétique maintenue ouverte (par le « Mohammad de ton être », dira Semnânî), - les sollicitations latentes du sens ésotérique, de la vérité prophétique plus haute et plus vraie que toute historicisation du fait accompli, - la perception des événements extérieurs comme symboles des événements de l'âme, les événements étant ainsi répercutés d' « octave en octave d'univers » (supra § 2), - c'est tout cela qui appelle et conditionne une métamorphose de notre concept du temps uniforme. Nous avons relevé déjà que les efforts de notre philosophie moderne pour dégager une notion du temps historique qui soit le propre de l'homme en face de la Nature, ont peut-être abouti en fait à une aggravation de la « naturalisation » de l'homme. En revanche, pour concevoir que le temps historique est lui-même une chute du temps dans l'histoire, il faut disposer du concept d'un temps autre que le temps des phénomènes historiques de notre monde; il faut mettre en œuvre l'idée d'un temps quantitatif, propre : temps psycho-spirituel, autre que le temps quantitatif, continu et mesurable en unités constantes réglant le cours de la chronologie historique.
Or, il est remarquable que déjà l'un des plus grands maîtres de la spiritualité iranienne au XIVe siècle, 'Alaoddawleh Semnânî, dont nous analyserons plus loin quelques textes majeurs (infra livre IV, chap. IV), en ait eu parfaitement conscience et ait disposé d'un lexique technique précis pour le dire. Et c'est précisément par l'herméneutique spirituelle du Livre saint qu'il y fut conduit.
Cette claire conscience de deux formes de temporalité hétérogènes, Semnânî y atteint en effet en commentant le verset coranique : « Nous leur montrerons nos Signes aux horizons etLe phénomène du Livre saint dans leurs âmes » (41 : 53). Aux horizons (âfâq), c'est-à-dire dans le cosmos, dans le monde extérieur, objectif, extramental, historique. Et dans leurs âmes (anfos), c'est-à-dire dans le monde intérieur, dans le monde psycho-spirituel. Conséquemment il y a le zamân âfâqî, le temps chronologique, le temps de l'histoire extérieure et des événements de cette histoire ; et il y a le zamân anfosî, le temps intérieur, le temps des événements de l'âme, des histoires symboliques, le temps existentiel. C'est entre ces deux pôles que joue ici la loi des correspondances, le « symbolisme des mondes »; de ce symbolisme dépend la perception d'un sens spirituel relatif aux choses et aux événements « dans le Ciel », et cette perception se produit à une profondeur qui marque une rupture de niveau (à la fois cosmologique et psychologique) avec l'apparence exotérique, tandis que la méthode allégorique, elle, ne fait que paraphraser cette dernière au moyen de « figures de remplacement » qui se succèdent au même niveau.
Et l'extraordinaire herméneutique de Semnânî, son intériorisation des types prophétiques, se meut, nous le verrons, aux différentes profondeurs de la dimension ainsi ouverte. Mais elle ne se lasse pas de faire entendre qu'ainsi intériorisés, les événements restent bien réels et se passent dans un temps réel.
Certes, ce temps n'est pas le zamân âfâqî (le temps des « horizons »), le temps cosmique, quantitatif, continu, mesuré par les révolutions des astres; c'est le zamân anfosî, le temps psycho-spirituel, temps qualitatif, temps existentiel, temps des événements de l'âme, non mesurable en unités homogènes fournies par le cours des révolutions sidérales. Le passage d'un monde à l'autre, le virement du temps de l'histoire du monde au temps de l'histoire de l'âme, Semnânî en suggère l'incommensurabilité des termes en citant ce verset coranique qui fait écho à l'un de nos Psaumes : « Un jour chez (ou pour) ton Seigneur est comme mille années du temps que vous comptez » (22 : 46) (148).
Ce revirement du temps signifie le passage à un nouveau plan de conscience; il implique la métamorphose intérieure de l'homme, et c'est pourquoi il ne s'agit pas d'une simple allégorèse. Ce revirement est à la fois ce qui rend possible et ce que produit l'intériorisation du sens, c'est-à-dire l'intériorisation des données relatives aux événements extérieurs historiques, désormais perçues dans le temps de l'âme, le « temps de ton Seigneur ».
Aussi ce revirement du temps permet-il à la théosophie de nos hokamâ d'écarter l'objection qui fait valoir contre l'idée ésotérique reconnaissant le Coran éternel comme Verbe divin éternel, que les événements rapportés dans le Livre auraient alors dû se
produire avant que les personnages existent (cf. infra livre IV,chap. II). Cette objection procède d'une notion toute rationnelle et unilatérale du temps; elle ne conçoit que le temps physique, continu, mesurable et irréversible, le temps de l'histoire extérieure du monde (zamân âfâqî) ; elle oublie le rapport de la hikâyat avec ce que celle-ci « imite ». Incapable de percevoir le symbolisme des mondes, celui qui prend cette objection à son compte, ne fait que précipiter la « chute du temps dans l'histoire », car l'avant et l'après, comme chute dans le passé, cela n'advient que dans et par le temps historique, dans et par la dispersion « diachronique ». Mais il est un autre temps, celui du « synchronisme » de l'avant et de l'après.
« Symbolisme des mondes », vient-on encore de dire. C'est que le « virement » ou « revirement » du temps présuppose une métamorphose intérieure de l'homme, et que simultanément cette métamorphose, en libérant ses organes psycho-spirituels jusque-là paralysés, donne à l'homme intérieur accès aux autres univers, univers suprasensibles dont le temps est autre. « Ici, mon fils, s'entendait dire Parsifal, le temps devient espace. » Ce temps autre devient un espace autre. Tout homme et toute culture qui en ignorent ou en refusent l'accès, sont eo ipso impuissants à admettre la réalité d'événements spirituels comme tels. Cette réalité ne peut s'entendre qu'à ces « octaves d'univers » dont il était question plus haut, et c'est cela qu'exprime précisément l'idée du « symbolisme des mondes ». Cette idée ne s'ouvre que par et pour une intelligentia spiritualis, et c'est pourquoi l'herméneutique spirituelle du Livre saint est solidaire de la perception d'autres formes de la temporalité, devant lesquelles disparaît le dilemme qui n'offrait le choix qu'entre le mythe ou l'histoire.
Nous venons de rappeler combien Semnânî, un des maîtres de l'herméneutique spirituelle du Qorân, avait été attentif à ce problème, dont il y aurait à suivre les aspects dans la tradition théosophique de l'Iran islamique. Entre tous les représentants de cette tradition, il semble que la pluralité des temps, ou plutôt des formes de la temporalité, ait particulièrement préoccupé Qâzî Sa'îd Qommî, déjà cité ici comme l'un des plus éminents penseurs shî'ites de la Perse safavide.
Dans son vaste commentaire encore inédit d'une œuvre d'Ibn Bâbûyeh (Shaykh Sadûq), le Kitâb al-Tawhîd, qui compte parmi les œuvres les plus anciennes et fondamentales de la pensée shî'ite(143), Qâzî Sa'îd Qommî a esquissé, avec des moyens techniques un peu différents de ceux de Semnânî, une élucidation du problème. Il a parfaitement conscience d'ouvrir une brèche dans le vénérable préjugé de certaine métaphysique, posant comme
un axiome l'immobilité et l'immutabilité de tout univers spirituel comme tel. C'est qu'il professe une métaphysique de l'être qui s'accorde avec une longue tradition théosophique en Islam, et pour laquelle le problème de l'être et de la persistance de l'être ne se pose pas d'abord sous les aspects du verbe « être » (esse, wojûd) ou du substantif « étant » (ens, mawjûd), mais avant tout sous l'aspect de l'être à l'impératif (KN, Esto!).
C'est cet impératif divin qui, par sa récurrence perpétuelle, arrache perpétuellement l'être constitué, 1' « étant » et son acte d'être, à la pesanteur du néant, parce que tout l'univers de l'être n'est que de l'être qui ne se suffit pas à soi-même, n'a pas soi-même de quoi être. Et cela est vrai des univers matériels et des univers spirituels. Tous sont parcourus par l'immense mouvement ascensionnel d'un impératif créateur qui les enlève aux pesanteurs de leur négativité. Cela n'est concevable qu'à la condition d'admettre et d'introduire l'idée de mouvement jusque dans les réalités des mondes supérieurs, c'est-à-dire l'idée d'un
mouvement spirituel ou idéal (harakat rûhânîya, ma'nawîya).
« Mais, dit notre auteur, la compréhension en est extrêmement difficile, et c'est pourquoi tu vois la majorité des philosophes spéculatifs refuser cette idée (144). »
Il faut, professe Qâzî Sa'îd Qommî, en conséquence de cette mobilité inhérente à l'être, admettre qu'il y a trois catégories de temps (145) :
1) Il y a un « temps opaque » (obscur, dense, lourd, zamân kathîf). C'est le temps des êtres matériels, la durée des mouvements physiques, accomplis par des sujets physiques et tombants sous la perception et le contrôle des sens. C'est le temps mesurable, d'une manière ou d'une autre, par les révolutions sidérales; il correspond au zamân âfâqî chez Semnânî.
2) Il y a un « temps subtil » (zamân latîf) qui est la durée des « mouvements spirituels » produits par les êtres spirituels.
Déjà, pour nos penseurs, tout mouvement physique, y compris les mouvements astronomiques, s'origine en fin de compte à un mouvement spirituel. D'une manière générale, le « temps subtil », c'est la forme de temporalité que comportent tous les mouvements qui s'accomplissent dans le monde de l'Ame, aussi bien dans le malakût supérieur qui est le monde des Angeli caelestes (les « Ames motrices » des Cieux), que dans le malakût inférieur qui est le monde des âmes humaines. Ces mouvements englobent les révélations, inspirations et visions données aux prophètes et aux spirituels en général, les thaumaturgies accomplies par eux, bref tous les événements de la hiérohistoire, toutes choses qui ne se passent ni dans le monde physique ni, partant, dans le temps de ce monde mais dans le temps et l'espace du Malakût, le monde de l'Âme dans son ensemble. C'est le 'âlam al-mithâl,dont nous avons déjà expliqué pourquoi nous le traduisions par mundus imaginalis « monde imaginal », pour la raison que Qâzî Sa'îd, en accord avec tous ses confrères, ne manque pas l'occasion de souligner que ce « monde de l'Image et de l'Imagination » ('âlam al-khayâl wa'l-mithâl) n'est nullement une réalité « imaginaire », mais une réalité parfaitement existante (mawjûd), correspondant à l'organe de perception qui lui est propre, la perception Imaginative. En l'absence d'une ontologie qui fasse rigoureusement place à ce monde intermédiaire de l'Ame, il devient impossible de comprendre la réalité des visions théophaniques, d'entendre le sens des récits symboliques, d'admettre ce monde des « corps subtils » sans lequel aucune intelligence spirituelle des révélations concernant la « Résurrection mineure » (Qiyâmat soghrâ) et la « Résurrection majeure » (Qiyâmat kobrâ) n'est possible, parce que toutes ces choses n' « entrent pas dans l'histoire » de notre monde, mais ne sont pas pour autant du mythe. Et c'est pourquoi leur temps n'est pas notre temps de ce monde; lorsque l'on essaye de suggérer le temps qualitatif du malakût en unités du « temps obscur », le premier apparaît dé-mesuré. C'est ce virement, ou revirement, du temps de notre chronologie au « temps subtil », que Qâzî Sa'îd trouve suggéré dans le verset coranique parlant d' « un jour dont la durée est de mille ans de notre comput » (32 : 4). Ce « temps subtil » est donc aussi bien celui que Semnânî désignait comme zamân anfosî, le temps psycho-spirituel, et que de son côté, il trouvait typifié dans un verset coranique correspondant (22 : 46).
3) Il y a le « temps encore plus subtil » ou « absolument subtil » (zamân altaf). C'est le temps des Entités spirituelles supérieures, des pures Intelligences chérubiniques (Angeli intellectuales), Lumières sacrosaintes, le monde du Jabarût. C'est à « ce tempslà » que se rapporte le verset coranique parlant des « Degrés par lesquels les Anges et l'Esprit montent vers Lui en un jour dont la durée est de cinquante mille ans » (70 : 4). Ce chiffre est celui qui symbolise la durée totale d'un Cycle dans la théosophie ismaélienne. C'est l'Aevum mundi, l'Aiôn.
La différenciation de ces catégories de temps est à comparer avec celle que l'on trouve chez d'autres penseurs de l'Islam, et qui dérive de celle des néoplatoniciens (146). Il en ressort, selon Qâzî Sa'îd Qommî, d'une part que le Créateur, le Principe instaurateur de l'être, restant lui-même transcendant à l'être (absolument monazzah, hyperousion), est sans commune mesure avec les réalités comprises dans les trois univers, ni par conséquent avec les trois catégories de leur temps respectif. D'autre part que, si le « revirement » d'un temps à un temps autre est concevable, si la pensée peut accéder à ces univers symbolisant l'un avec l'autre, c'est que chaque chose du monde physique (le molk) a un malakût particulier qui la gouverne. A son tour ce malakût a un jabarût. Autrement dit, pour chaque chose du monde sensible il y a une Image (mithâl) dans le mundus imaginalis du Malakût, et pour chaque Image il y a une Réalité archétype de lumière pure. Celle-ci, c'est le Verbe divin (Kalimat ilâhîya), l'Impératif divin de chaque créature, qui la maintient dans l'être, la conduit à sa perfection, est son Témoin devant Dieu et devant les hommes; elle [est l'intime, l'ésotérique (bâtin) de son être, et en même temps ce qui est préposé à son être, ce qui « marche en avant » (moqaddam) de son être. Nous verrons plus loin (chap. VII) que c'est précisément sous cet aspect que la figure de l'Imâm est au cœur de la spiritualité la plus personnelle du shî'isme, - comme pôle céleste de chaque être, axe de son historicité personnelle. Nous signalerons plus loin un texte attestant, parmi d'autres, une expérience vécue du « revirement du temps » dense et opaque du monde sensible au « temps subtil » du monde imaginai. Il s'agit du « hadîth du
Nuage blanc » magistralement commenté par Qâzî Sa'îd Qommî.
Quelques compagnons sont entraînés par l'Imâm en un mystérieux voyage au Malakût, et voici que s'établit pour eux un synchronisme parfait. Ils sont alors contemporains, témoins oculaires, d'événements que l'histoire « diachronique » raconte au passé ou annonce au futur (infra livre V, chap. III).
Pour récapituler, disons avec Qâzî Sa'îd que les trois catégories de temps correspondent aux trois univers (dont chacun comprend à son tour une multitude de degrés).
1) Il y a le monde sensible ('âlam hissî), le molk.
 2) Il y a le monde de l'Ame, le Malakût, le monde de l'imaginai
3) Il y a le monde de l'Intelligence, monde du Noûs, le Jabarût, le monde des purs intelligibles ou des pures Lumières. Les formes de ce monde-ci procèdent
de l'Âme; celle-ci procède de l'Intelligence, et celle-ci procède de Dieu, procession initiale qui est celle de la Haqîqat mohammadîya (Réalité mohammadienne primordiale), comme le Prophète l'énonce sous plusieurs formes, tantôt disant : « La première chose que Dieu créa fut l'Intelligence », tantôt disant :
« Ma lumière ». La nomenclature de ces univers offre des variantes chez nos théosophes, mais la schématisation est constante, - d'une constance que soulignait déjà Sohrawardî (147). De ces trois univers quelque chose est investie dans l'être humain, et la possibilité
lui est donnée par là même, en fonction de son progrès spirituel, au moins d'entrevoir le « revirement » de son temps à des temps autres, lesquels deviennent des espaces autres, théâtres d'événements qui, jugés à la seule lumière du temps historique et des lois de notre monde, ne peuvent apparaître que comme « irréels ». En revanche, pour le « pèlerin » de l'Esprit, il devient possible de comprendre une histoire extérieure comme une
histoire symbolique réelle, autrement dit comme une hikâyat,une « imitation » symbolisant avec les choses réelles d'autres mondes. Et c'est cela Vintelligentia spiritualis.
La notion du « temps de l'âme » (que l'on dise zamân anfosî avec Semnânî, ou zamân latîf, temps subtil, avec Qâzî Sa'îd Qommî), comme temps des théophanies et des événements archétypiques de l'âme, préserve d'une confusion inhérente à la confusion des temps. Avec les théophanies récurrentes, les événements de l'âme, leurs irruptions discontinues, on ne dispose pas d'un matériel conceptuel permettant d'édifier une histoire continue, ni partant une philosophie de l'histoire, dont le développement linéaire, de cause historique en cause historique, offre un sens rationnel qui satisfait et peut-être tranquillise, - puisqu'à la différence du fait de l'Incarnation fixable en un point déterminé de la chronologie (l'an I de notre ère), ces « irruptions » ne rentrent pas dans l'histoire extérieure, ne s'y incorporent pas, mais lui restent incommensurables. Ce que l'histoire, l'histoire du monde, peut atteindre, certes, ce sont les témoins de ces événements visionnaires, rien d'autre, et c'est pourquoi il lui est toujours loisible de récuser leurs témoignages attestant des univers qu'elle-même n'atteint pas. Car le lieu réel et le contenu réel de l'événement, reste et n'est, ne disons pas « rien que » l'âme de ces témoins, mais « rien de moins » que leur âme. Il y a alors à décider, une bonne fois, où et dans quel temps il convient de chercher les vivants et ceux qui vivent vraiment « au présent»...
Cette décision prise, on comprendra comment l'idée de théophanie, transcendante à l'histoire, peut déterminer précisément la conception d'un cycle ou d'une succession de cycles de la hiérohistoire, parce que celle-ci est essentiellement une histoire symbolique. Cette conception diffère foncièrement de ce que nous appelons couramment une « philosophie de l'histoire » ; pas plus qu'elle n'est une conceptualisation des faits ni leur généralisation en « lois historiques », elle ne procède de constatations empiriques. Nous avons déjà relevé la fonction du nombre sept et du nombre douze, respectivement dans l'imâmologie de l'ismaélisme et dans celle du shî'isme duodécimain. Ces nombres expriment une loi cosmique, parce qu'ils correspondent au rythme de la conscience vécue. L'image qu'ils modalisent est l'organe même de la perception des faits, l'image que l'âme porte en elle-même et qui, en lui permettant les schématisations, lui permet de se représenter et de comprendre les faits empiriques.
Ce n'est pas une image qu'elle doit aux faits; ce sont les faits qui lui doivent cette image. Pour nos théosophes, il s'agit de l'antériorité ontologique du malakût sur le molk. Un moderne parlera peut-être de l'imaginal comme forme constitutive a priori, sans lequel il n'y aurait pas d'Imago mundi. Quel qu'en soit le nom, il s'agit d'un a priori qui est le plus souvent oublié de la science historique « objective », lorsqu'elle déduit des « faits » une philosophie toujours vulnérable (148). En revanche une Imago mundi schématise les faits en autant de symboles. On les comprend ou on ne les comprend pas, mais on ne « réfute » pas les symboles.
Les cycles de la hiérohistoire (et les cycles astronomiques leur correspondant) que considère la prophétologie shî'ite, relèvent d'une Imago mundi. Aussi bien le temps cyclique ismaélien, par exemple, loin de fonctionner dans le sens de notre temps historique amenant la vieillesse, la mort et la disparition, reconduit à l'origine, comble l' « éternité retardée » d'un être.
Il ne s'agit là ni d'une perception ni d'une philosophie des faits empiriques, mais d'une perception des « faits » du Malakût.
Ainsi en est-il d'ailleurs pour toutes les sciences qui relèvent de l'Imago mundi des cultures traditionnelles, remarquons-le en passant. C'est pourquoi, par exemple, nous manquons le sens de l'astrologie, lorsque, au lieu de ressaisir l'Imago mundi par laquelle cette scientia intuitiva ordonne les astres et se représente leur rôle, nous en faisons une science rationnelle et que nous discutons en termes de causalité rationnelle une idée d'influence astrale étrangère à cette causalité. Que telle ait pu devenir l'astrologie décadente, c'est une autre affaire. Allusion n'y est faite ici qu'à titre d'exemple : si l'on veut saisir le sens d'une Imago mundi et le fonctionnement de son herméneutique
comme Interpretatio mundi, il faut les dégager, les rendre indépendantes, en quelque sorte, du matériel avec lequel image et interprétation opèrent, comprendre tout d'abord comment elles se sont donné leur objet. « C'est dans ton cœur que sont les astres de ton destin » (Schiller). C'est dans le cœur du gnostique que sont les astres et les cycles de l'histoire prophétique. Toute l'herméneutique ésotérique de Semnânî consistera en cette intériorisation des héros de la prophétie.
Et c'est pourquoi disparaissent ici les antinomies courantes :
entre religion prophétique et religion mystique, car les visions et les théophanies qui sont à l'origine de la vocation prophétique, sont elles-mêmes au sommet de l'expérience mystique (149); entre religion et philosophie, entre le croire et le savoir, puisque l'Imâm, dont la walâyat est l'ésotérique du message prophétique, est lui-même le Sage Parfait, l'Homme à la surhumanité d'ange (Insân malakî, Homo angelicus) et que le Sage théosophe (le hakîm ilâhî) est lui-même un philosophe prophétique.
Cette idée fondamentale de la vocation prophétique du philosophe et du mystique traduit le sentiment intime que la libre inspiration de l'Esprit-Saint n'est pas close; celle-ci continuera aussi longtemps que durera le « cycle de la walâyat », comme une inspiration appelant à éclore non pas, certes, une nouvelle Loi révélée, mais le sens, c'est-à-dire le sens ésotérique de toutes les révélations. C'est en raison de cette continuité par laquelle le sens ésotérique s'accomplit dans chaque fidèle « au cœur éprouvé » que nous avons entendu le Ve Imâm proclamer que le Livre saint est à jamais vivant. Le phénomène spirituel du Livre saint est ici le même que celui qui fit surgir en chrétienté les figures précédemment évoquées. De part et d'autre la situation herméneutique est comparable, et les noms des anciens prophètes sont les mêmes. Aussi la tâche d'une future herméneutique spirituelle comparée ne consistera-t-elle pas en une rétrospective théologique, mais en un événement nouveau ; elle sera de dégager la structure commune de l'état spirituel qui est solidaire du « phénomène du Livre saint », telle que la font entrevoir les grands commentaires spirituels de la Bible et du Coran.
De part et d'autre l'objet de l'herméneutique spirituelle n'est pas quelque chose qui soit à fixer dans un état de neutralité et d'indifférence. Nous voyons se produire une interpénétration de l'herméneute et de l'objet de son herméneutique. C'est pourquoi la rencontre entre herméneutes venant de part et d'autre, ne peut s'accomplir que dans le « temps de l'Ame ». La mission des 'orafâ et des hokamâ est transcendante à tous les ordres sociaux et politiques terrestres; elle ne peut que convier chacun à accomplir sa propre métamorphose, à donner naissance et croissance à son « corps subtil de résurrection ». Elle est sans attache avec une organisation confessionnelle; elle opère une désocialisation. En revanche, elle produit de ces hommes en qui s'accomplit l'invisible rencontre du Ciel et de la Terre; c'est dans cette rencontre que sont les Mafâtîh al-Ghayh, les clefs du monde du Mystère; ce sont elles, et elles seules, les « clefs du Royaume ». Si nous perdons cela de vue, nous ne comprendrons jamais comment se sont servis de ces « clefs » ceux qui s'en sont servis.

CHAPITRE V
L'ésotérisme et l'herméneutique

1- Le secret des Imâms ou les quatre niveaux de l'ésotérisme
Que le shî'isme soit, dans l'essence de sa doctrine, le sens intérieur (le bâtin) de la Révélation prophétique, donc l'ésotérisme de l'Islam, cela ressort déjà suffisamment de tout ce qui précède. L'idée de la walâyat qui en est l'idée motrice, est ellemême définie comme le « sens intérieur, l'ésotérique, du message prophétique » (bâtin al-nobowwat). Ce qui fut esquissé ci-dessus (chap. II) et les développements qu'appellent encore la prophétologie en général, l'idée des cycles, le genre de la connaissance « héritée » des prophètes, finalement le sens de l'Imâm pour la spiritualité shî'ite, tout cela se trouve axé sur l'idée de la walâyat, et par là même sur le phénomène du Livre saint. C'est que non seulement l'Imâm est le « Mainteneur du Qorân » (Qâ'im bi'l-Qorân), mais l'idée de l'Imâm et de l'Imâmat est en elle-même le contenu ésotérique de l'herméneutique spirituelle du Livre saint.
Il faut alors prendre l'idée shî'ite de l'Imâm et de l'Imâmat à la hauteur d'horizon métaphysique où elle se dévoile initialement.
Elle diffère essentiellement de la conception sunnite, selon laquelle l'Imâm est le chef de la communauté, le pivot de l'ordre social (administration, justice, armée etc.); dans ce dernier cas, toutes les conditions morales qui peuvent être exigées de lui, ne concernent jamais que le plan de l'exotérique (zâhir).
La conception sunnite ne postule ni métaphysique de l'Imâmat, ni que la personne de l'Imâm soit investie par Dieu de cette « pureté immaculée » ('ismat) qui, dans la conception shî'ite, est le privilège des Quatorze Très-Purs, notifiée expressément par certains versets qorâniques. C'est qu'à la différence de la conception sunnite (cf. déjà supra p. 50), le shî'isme envisage essentiellement l'Imâm et l'Imâmat sur le plan de l'ésotérique (bâtin) ; la personne de l'Imâm étant investie d'une fonction métaphysique, le caractère et les éléments constitutifs de sa personne sont envisagés en conséquence. Les imâmites duodécimains, les milliers de hadîth qu'ils méditent et commentent, ne cherchent pas à établir une théorie politique comme programme de l'Imâmat (il ne s'agit pas d'une rivalité entre Guelfes et Gibelins).
Non seulement il n'est pas même nécessaire que l'Imâm exerce un pouvoir temporel quelconque pour être l'Imâm, c'està- dire être le pôle mystique du monde, mais les shî'ites duodécimains savent très bien que le monde, dans son état présent, est incapable de connaître et de reconnaître l'Imâm. Plus encore, l'Imâmat étant limité à douze Imâms, l'occultation (ghaybat) du Douzième Imâm est inéluctable, comme une nécessité inhérente.
Mollâ Sadrâ Shîrâzî, entre autres, a systématisé en quelques pages très denses tout ce qui différencie la conception sunnite et la conception shî'ite de l'Imâm (150).
La personne et la fonction de l'Imâm, selon la conception shî'ite, ne peuvent pleinement s'entendre que par une perception englobant la totalité de ces « octaves d'univers » dont on parlait ci-dessus comme d'autant de niveaux graduant les hauteurs de l'herméneutique spirituelle. Aussi bien avons-nous déjà lu (ci-dessus p. 99) un hadîth du Ve Imâm projetant d'emblée la perspective de toute « philosophie prophétique » sur la création primordiale du Plérôme des Quatorze « Aiôns » de lumière.
Perspective où s'échelonnent les hauteurs ou les profondeurs du sens intérieur, de la réalité ésotérique sans laquelle la « geste extérieure » décrite au niveau du monde phénoménal sensible n'aurait de sens que pour un passé déjà mort. Et c'est pourquoi nous avons entendu le même Imâm déjouer d'avance le piège de 1' « historicisme », en proclamant que le Livre saint est à jamais vivant par le sens intérieur toujours en train de s'accomplir dans chaque croyant fidèle.
Imâmologie et herméneutique spirituelle du Livre saint se situent sur la même perspective ascendante et descendante; solidaires l'une de l'autre, elles sont deux aspects d'un même processus qui s'accomplit de monde en monde. Le « plérôme des Quatorze Immaculés » (Chahârdeh-Ma'sûm) a ses manifestations, ses théophanies, à tous les degrés de l'échelle des mondes.
Le Logos-prophète est révélé de degré en degré, de situs en situs, inséparablement de la Lumière qui en révèle le secret, l'ésotérique. Le « Qorân éternel » descend de monde en monde, passant par les métamorphoses qui de l'état du « Livre archétype », en sa pure essence intelligible, le conduisent à l'état de livre matériel qui, en notre monde, contient les secrets des mondes d'où il est descendu. L'Imâmat accompagne ainsi la « descente » du Logos-prophète et du Livre à toutes les « demeures », positions ou situs (maqâmât) dont la connaissance est l'objet de la hikmat ilâhîya, la théosophie. Connaître ces mondes, c'est cela la gnose, parce que cette connaissance est nouvelle naissance, remontée, retour à ces mondes. Le mot qui en arabe désigne l'herméneutique spirituelle, le ta'wîl, signifie précisément cela : « reconduire une chose à son origine, à son archétype (asl) ». Celui qui est le guide de cette opération, c'est l'Imâm. Herméneutique et ésotérisme commencent ici par nous reconduire nous-mêmes à un hadîth déjà cité (ci-dessus p. 116) et qui est l'un de ces hadîth dans lesquels il est arrivé aux Imâms de faire tenir la quintessence même du shî'isme.
Ce hadîth est particulièrement abscons, et il importe d'en commenter brièvement les allusions, car on peut dire qu'il est « à la clef » de l'herméneutique ésotérique. Il nous a été transmis par Saffâr Qommî (ob. 290/903) qui était un disciple du XIe Imâm, l'Imâm Hasan 'Askarî, en son grand recueil de traditions qui sont fondamentales pour l'imâmologie théosophique (151).
En réalité il s'agit de deux hadîth, ou de deux versions d'un hadîth dans lequel le VIe Imâm, l'Imâm, Ja'far Sâdiq, énonce la même pensée ; nous les désignerons ici comme version A et version B.
La version A donne ceci : « Notre cause (Amr-nâ, Res nostra), dit l'Imâm, est la vérité (haqq) et la vérité de la vérité.
C'est l'exotérique, et c'est "ésotérique de l'exotérique, et c'est l'ésotérique de l'ésotérique. C'est le secret (sirr), et le secret du secret (sirr al-sirr) ; c'est le secret de ce qui reste voilé (sirr almostasirr), un secret qui reste enveloppé dans le secret. »
La version B énonce : « Notre cause est un secret qui reste voilé (sirr mostasirr), un secret que seul peut enseigner un secret, un secret par-dessus un secret (sirr 'alâ sirr), un secret qui reste enveloppé dans le secret. »
Ce double texte, la même densité allusive se maintenant d'une version à l'autre, présente quelques légères variantes avec la leçon citée précédemment. Tel qu'il vient d'être cité ici, nous le trouvons enchâssé dans le vaste commentaire composé par Shaykh Ahmad Ahsâ'î (ob. 1241/1826) sur un grand texte classique de la piété shî'ite duodécimaine, texte d'une « Visitation spirituelle à l'ensemble des Douze Imâms » (al-Ziyârat aljâmi'a) (152). C'est une longue séquence de salutations énumérant en termes techniques très précis les qualifications spirituelles et métaphysiques des Douze Imâms, si bien que l'ensemble présente un des textes les plus aptes à nous faire comprendre l'échelonnement des plans ontologiques de l'imâmologie (les maqâma ,stations « théosophales ») et simultanément les différents niveaux de l'herméneutique du Qorân. Le double hadîth du VIe Imâm vient au début du commentaire, au cours des pages qui explicitent le sens de ces mots : « Salut sur vous, ô membres de la Famille du Prophète, qui êtes le lieu du message prophétique (mawda' al-risâlat). » Le commentaire systématise en quatre maqâm les degrés énumérés dans les deux versions, en marquant quel est l'ordre réel de préséance ontologique, en allant du plus éminent au moins éminent. Pour plus de commodité, nous conserverons pour désigner ces degrés, niveaux ou positions, le terme arabe maqâm (pluriel maqâmât : situs, position, station, rang, dignité, demeure, et aussi un ton ou un mode en musique, où l'on en compte douze).
1) Le premier maqâm est celui qui est nommé en quatrième lieu dans les deux versions ; c'est le « secret qui reste enveloppé dans le secret ».
2) Le deuxième maqâm est celui que la version A désigne comme le « secret du secret », tandis que la version B le désigne comme « secret par-dessus un secret ». C'est encore ce que la version A désigne comme l'ésotérique de l'ésotérique (bâtin al-bâtin).
Ces deux premiers maqâm sont ensemble ceux qui sont visés dans la version A comme « vérité de la vérité » (haqq al-haqq).
3) Le troisième maqâm, c'est ce qui est nommé dans la version A comme « le secret » (al-sirr) tout court, et comme « l'ésotérique de l'exotérique » (bâtin al-zâhir). Dans la version B il est désigné comme un « secret que seul peut enseigner un secret ».
4) Le quatrième maqânt est désigné dans la version A comme « l'exotérique ». Dans la version B il est nommé en premier lieu et il y est désigné comme « secret qui reste voilé » (sirr mostasirr).
Ces deux derniers maqâm sont ceux que la version A désigne, dès le début, comme la vérité (al-haqq) tout court. La schématisation ainsi ordonnée, quelles sont les conditions métaphysiques qui la fondent ? Ici encore, nous suivons au plus près le commentaire
de Shaykh Ahmad Ahsâ'î.
1) Le premier maqâm, c'est le situs de l'Irrévélé, la station ou demeure du « secret qui reste enveloppé dans le secret », l'Abîme de l'Unitude primordiale, la Vérité de la Vérité, le Vrai qui fait être Vrai, c'est-à-dire qui fait être l'être. C'est dans ce secret que s'accomplit éternellement la mise de l'être à l'impératif (le KN, Esto), sans laquelle il n'y aurait ni acte d'être (wojûd), ni quelque chose d'étant (mawjûd), ni quelque chose ayant à
être quelque chose (une quiddité, tnâhîyat).
Pour le faire comprendre, Shaykh Ahmad Ahsâ'î recourt à la comparaison suivante. Considérons un homme qui est debout (qâ'im), Zayd par exemple, et son rapport avec l'acte de se tenir debout (se lever, se dresser), la position-debout (qiyâm).
« Homme-debout » (qâ'im), c'est la qualification de Zayd, l'apparition ou manifestation de Zayd en la position-debout (qiyâm) ; c'est la manifestation de la position-debout en la
personne de Zayd, mais ce n'est ni Zayd en lui-même ni la position-debout en elle-même, comme une réalité en soi. C'est par la position-debout que Zayd est debout ; mais c'est l'homme debout que nous voyons, ce n'est pas la position-debout. Celle-ci, nous ne percevons la dimension de son être en acte que dans et par le sujet-debout, quelqu'un qui est debout. C'est elle qui « invisiblement » est debout dans l'homme-debout, mais elle
est là à la façon d'une chose qui est manifestée par une autre, et pourtant c'est bien par elle qu'est debout l'homme-debout. Elle n'est manifestée que par un homme-debout, mais cet homme debout n'a de réalité « debout » que par elle, parce qu'elle est le principe qui fait exister un sujet-debout (wojûd qâ'im). On en dira autant dans le cas de l'homme-assis, de l'homme-qui-parle etc. Ce sont autant de choses, positions et situations, qui sont
montrables en Zayd, ce sont des actions et des qualifications qui sont manifestées en la personne de Zayd, mais toutes sont autres que Zayd lui-même. Sans doute, comme qualifications par lesquelles on connaît Zayd, et qui sont connaissables par le fait de Zayd, sont-elles à sa ressemblance, mais cependant, en tant que qualifications, elles ne s'identifient pas à l'essence (dhât), à la personne de Zayd. C'est pourquoi l'on dira que ces
qualifications procèdent de Zayd, sans être Zayd lui-même.
Ces considérations amènent à comprendre le situs ontologique des Imâms en leur existence plérômatique, et par là même le passage du premier maqâm au second maqâm, la naissance éternelle de la « Réalité mohammadienne primordiale » (Haqîqat mohammadîya) au sein de l'Irrévélé éternel. Car, ainsi que le dit une prière pour le mois de Rajah, dont le texte est attribué traditionnellement au Douzième Imâm : « Tu les as constitués (les Douze Imâms) comme le lieu-originel de Tes Paroles (Kalimât, Verbes), comme les Piliers de Ton tawhîd, comme les Signes de Tes maqâmât (les situs, demeures ou plans de Ta Manifestation), lesquels ne sont absents nulle part. C'est par ces maqâmât (c'est-à-dire les Imâms) que Te connaît celui qui Te connaît; point de différence entre eux et Toi, sinon qu'ils sont Tes serviteurs et Tes créatures. Leur origine est en Toi, leur retour est vers Toi  »
La comparaison proposée ci-dessus fructifie ici. Ce qui fait la réalité foncière (la haqîqat) des Imâms correspond à la positiondebout (l'acte de se tenir debout) dans le cas de Zayd. Cette réalité foncière se manifeste en eux et ne serait pas manifestée sans eux, de même que la position-debout n'est manifestée et ne peut être perçue et connue que par l'existence de l'homme debout.
L'homme-debout, c'est le situs (le maqâm) par lequel et dans lequel connaît Zayd celui qui connaît Zayd, le seul situs par lequel on puisse connaître Zayd, dont l'essence réelle reste cachée sous ses qualifications. C'est un rapport analogue qui est signifié lorsque l'on dit que Dieu n'est connaissable que par ces maqâmat, ces situs ou positions qui ne sont réalisés que dans et par la personne des Douze Imâms, ou plus complètement dit,
dans et par la personne des Quatorze Immaculés. C'est ce que signifient ces mots du 1erImâm : « Nous sommes l'A'raf (cf. infra chap. VII); Dieu n'est connaissable que par la voie de notre connaissance », c'est-à-dire qu'à la condition de nous connaître.
Il n'y a de cognoscibilité divine que par la connaissance des Quatorze Immaculés qui sont les situs de l'épiphanie divine, de même que ce que l'on voit, c'est cet homme qui est debout; on ne voit pas la position-debout en soi; on ne la voit que dans un homme-debout, mais c'est bien par elle que cet homme est debout. L'Irrévélé, l'Absconditum, est inaccessible. Il n'est connaissable que dans ses Manifestations, et réciproquement celles-ci n'existent que par lui. Elles « sont lui sans être lui ».
 « Point de différence entre eux et Toi, est-il dit, sinon qu'ils sont Tes serviteurs et Tes créatures. »
Le premier maqâm, comme correspondant au Fonds Divin Essentiel (Kunh al-Dhât, cf. le Urgrund de Maître Eckhart), ne concerne qu'une théologie apophatique (le tanzîh). La comparaison proposée avec le rapport entre l'homme-debout et la position-debout est particulièrement suggestive. Au plus profond des choses, il s'agit du mystère même de la révélation de l'être, que nos théosophes shî'ites ont été amenés, en suivant la tradition de leurs Imâms, à méditer à un niveau qui surplombe celui qu'envisagent les Ishrâqîyûn, les néoplatoniciens de Perse ou « théosophes de la Lumière », disciples de Sohrawardî. C'est pourquoi il est indispensable d'en avoir une idée même sommaire, pour comprendre ce que nos théosophes saisissent comme préexistence métaphysique des Quatorze Immaculés, ainsi que le décalage qui exhausse d'un degré leur métaphysique de l'être par rapport à celle des Ishrâqîyûn.
On évoquait ci-dessus la « mise de l'être à l'impératif ». Cette suscitation, ou plutôt cette « impération » de l'être est préordonnée à tout aspect de l'être et de l'étant : sans cette « impération », il n'arriverait jamais que la position-debout (qiyâm) soit manifestée et rendue connaissable grâce à un sujet étant-debout (qâ'im). Cette « impération » est symbolisée par les deux consonnes de l'impératif du verbe être en arabe : KN (Esto), et elle réfère par excellence au verset qorânique (17 : 87) où il est dit au Prophète : « Ils t'interrogent sur l'Esprit. Réponds : l'Esprit procède de l'impératif de mon Seigneur (min amr Rabbî). » Or précisément, l'interprétation de cet Impératif entraîne chez les théosophes néoplatonisants d'une part, et chez les théosophes strictement imâmites de l'autre, une différence dans leur métaphysique respective de l'être. Il arrive que chez les premiers, le verset soit interprété plutôt comme signifiant :
« L'Esprit est l'impératif de mon Seigneur ». C'est l'Esprit créateur et lui-même incréé, qui active l'être, en étant lui-même l'être à l'impératif et, comme tel, il est d'ores et déjà prééternellement « en être ». De leur côté, les théosophes strictement imâmites comme Shaykh Ahmad Ahsâ'î professent, comme l'enseigne le VIe Imâm, que l'Esprit (l'Esprit-Saint) est la plus sublime des créatures. lis différencient alors le Amr (l'impératif)
en un double aspect : d'une part, l'impératif sous son aspect actif et activant qui est le faire-être (amr fi'lî) et qui, comme tel, reste transcendant à l'être, précède éternellement tout ce qui est d'ores et déjà « en être », parce que tout ce qui est de l'être (wojûd) ou de l'étant (mawjûd) est, comme tel, du fait-être; et d'autre part, ce même impératif sous l'aspect de sa significatio passiva  (Amr maf'ûlî) comme « impératif activé » dans le premier des êtres créés, l'être étant alors comme objet par rapport à luimême (de même que les signes écrits sont l'aspect passif simultané de mon acte d'écrire, les mots « écriture », « lecture » etc. pouvant s'entendre dans le double sens en question).
Il y a là un effort intense de pénétration du sens de l'être et de l'éclosion de l'être. C'est cet « impératif activé » que nos théosophes désignent comme la « Lumière des Lumières » (Nûr al- Anwâr), « Réalité mohammadienne primordiale » (Haqîqat mohammadîya), Plérôme des Quatorze Immaculés. La Lumière des Lumières est donc ici le Premier Émané de l'Impératif, comme étant la significatio passiva de 1' « impération » de l'être.
Cette « impération » elle-même (l'impératif actif) reste enveloppée dans le mystère du premier maqâm (le « secret enveloppé dans un secret »), tandis que la Lumière des Lumières n'est, comme telle, que le deuxième maqâm. Mais comme il s'agit de deux aspects du même Impératif, la transcendance et l'immanence de cet Impératif se trouvent ainsi conciliées dans le plérôme des Quatorze Immaculés. Au lieu de cela, chez les Ishrâqîyûn néoplatoniciens, la Lumière des Lumières correspondrait déjà au premier maqâm, d'où celui-ci, au lieu de se situer au-delà de l'être (comme hyperousion) serait d'ores et déjà « en être » et inclus dans l'être. L'Intelligence, le Nous 'Aql), l'Esprit, est alors la première hypostase émanant de la Lumière des Lumières, tandis que lorsque les théosophes imâmites emploient ces mots, c'est pour désigner l'Intelligence, l'Esprit de la Réalité mohammadienne.
Cette Intelligence ou cet Esprit « qui procède de l'Impératif divin » est la Face de cette Réalité mohammadienne primordiale. Tout cela dit rapidement à très grands traits, assez
pour en suggérer l'importance, car tous les malentendus concernant wahdat al-wojûd (quand on traduit par « monisme ») en pourraient être dissipés, selon que l'on fait commencer cette « univocité de l'être » avec une « Lumière des Lumières » située au premier maqâm ou, au contraire, au second maqâm. Et l'on peut en entrevoir les conséquences pour la spiritualité shî'ite et quant au rôle qu'y assume la figure des Imâms(153).
Le premier maqâm donc, celui du « secret qui reste enveloppé dans le secret », est celui de l'Impératif actif, suscitation ou « impération » primordiale de l'être, et c'est pourquoi le secret nous en est inaccessible, reste pour nous « enveloppé dans le secret ». A ce niveau, le tawhîd, comme l'enseigne le Ve Imâm 194 Aspects du shî'isme duodécimain à Jâbir al-Ansârî, « c'est que tu saches que rien ne Lui ressemble (cf. Qorân 42 : 9), et que tu l'adores sans rien Lui associer ».
Comme l'explique Shaykh Ahmad Ahsâ'i, le fait que tu l'adores et que cette adoration ne s'adresse pas au vide d'une négativité pure, c'est que dans cet acte d'adoration même Dieu se manifeste à toi, bien que dans cette Manifestation même il ne cesse d'être invisible aux créatures (comme la position-debout n'est manifestée que dans le sujet-debout, l'Impératif actif dans l'Impératif activé, sans que ce qui se manifeste devienne visible en soi).
C'est alors au niveau de cette Manifestation ou Épiphanie que se constituent les ma'ânî, les concepts positifs de Dieu, les qualifications divines qui ont une signification pour nous, hommes, et c'est la Réalité mohammadienne primordiale, plérôme des Quatorze Immaculés, Premier fait-être, Lumière des Lumières, qui est le support de ces qualifications. Comme le dit encore le Ve Imâm à Jâbir : « C'est Nous (les Imâms ou les Quatorze Immaculés) qui sommes ces ma'ânî. Nous sommes la Main de Dieu, Son côté, Sa langue, Son impératif, Sa décision, Sa connaissance, Sa vérité. Nous sommes la Face de Dieu qui est tournée vers le monde terrestre au milieu de vous. Celui qui nous reconnaît a pour Imâm la certitude.
Celui qui nous rejette a pour Imâm Sijjîn (le septième cercle de l'Infernum). » « C'est pourquoi, dit Shaykh Ahmad, c'est bien vers l'Essence inaccessible que l'homme se tourne, bien qu'à tout jamais il ne puisse la trouver; et cependant il ne cesse de la trouver, alors même qu'à tout jamais elle lui reste inaccessible.»
Ce paradoxe situe l'imâmologie, et avec elle toute la doctrine de la Haqîqat mohammadîya, par rapport à l'Irrévélé, c'est-à-dire par rapport au niveau métaphysique qui précède la révélation de l'être et que l'Imâm désigne comme « secret qui est enveloppé dans le secret ». Par là même, ce premier maqâm n'est pas encore le « lieu du message prophétique », mais il est la source à laquelle s'origine tout missionnement prophétique, comme l'Impératif actif est la source qui constitue dans l'être son objet même, le Premier Émané ou Réalité mohammadienne primordiale.
2) Le deuxième maqâm est donc la deuxième station « théosophale », le niveau métaphysique désigné comme « le secret du secret », le premier maqâm étant le Secret absolu qui reste enveloppé dans son mystère, le caché, l'ésotérique absolu. Le secret de ce secret, c'est l'acte de cette Essence divine primordiale se manifestant dans cela même qui la voile, et ce mystère de son occultation dans sa manifestation, et de sa manifestation dans son occultation même, est un « secret par-dessus un secret »; c'est pourquoi ce maqâm est appelé aussi l'ésotérique de l'ésotérique.
C'est le mystère de la Théophanie primordiale dans la Réalité mohammadienne ou lérôme des Quatorze Immaculés, le niveau des ma'ânî, lesquels sont ce que nous comprenons de
la Divinité, ce que la Divinité nous révèle d'elle-même, en quelque sorte nos modi intelligendi (modes de comprendre).
Dans un entretien du IVe Imâm avec Jâbir al-Jo'fî il est dit : « O Jâbir ! l'accomplissement du Tawhîd, c'est la connaissance (ma'rifat) du Dieu à la souveraineté éternelle que les regards ne perçoivent pas, tandis qu'il perçoit les regards. Il est le Subtil, l'Omniscient, et il est le Mystère caché (Ghayh bâtin), ainsi qu'il se qualifie lui-même. Quant aux ma'ânî, c'est nous (les Imâms, les Quatorze Immaculés) qui sommes ses ma'ânî (ses significations positives), ce qui se trouve manifesté de Lui pour vous (zâhiro-ho fî-kom). Il nous a créés de la lumière de son essence. »
Il faut penser ici à ce mystère de l'Anthropos céleste, de l'Homme primordial, bien connu de toutes les formes de gnose.
Dans la gnose shî'ite, le plérôme des Quatorze Immaculés, en l'unité de son essence, assume la fonction de l'Anthropos comme forme de la Théophanie primordiale. Autrement dit : il est impossible à l'homme de s'exprimer sur Dieu, de même que Dieu ne peut se révéler à l'homme, sans une certaine anthropomorphose divine « dans le Ciel », c'est-à-dire s'accomplissant dans le suprasensible, et sans que cela postule une Incarnation
au sens chrétien du mot (cf. encore infra chap. VII). On peut se reporter ici au contexte gnostique des visions d'Hénoch ou de l'ascension d'Isaïe. L'idée de cette Manifestation initiale « dans le Ciel » est le fond de l'imâmologie shî'ite, ce qui fait qu'elle assume une fonction analogue à celle de la christologie du Logos, et ce qui fait aussi que sans elle le tawhîd serait impossible. Car sans l'imâmologie, le tawhîd accompli par l'homme tomberait dans le piège de l'idolâtrie métaphysique; elle préserve donc l'homme aussi bien du ta'tîl (l'agnosticisme, la « mise de Dieu en vacance »), puisqu'elle fonde et stabilise les ma'ânî, - que du tashbîh (assimilation de Dieu aux choses créaturelles), puisque ces ma'ânî ne sont pas l'Essence elle-même et réfèrent au-delà d'eux-mêmes.
De même, explique encore Shaykh Ahmad, que lorsque nous parlons de la position-debout de Zayd, de sa position assise, de son mouvement, de son repos, de sa générosité etc. ce sont là autant d'aspects, de significations, de manières de comprendre Zayd, de même lorsque l'Imâm déclare : « Nous sommes ses ma'ânî », ces ma'ânî ce sont les significations du Deus revelatus pour l'homme, les aspects sous lesquels Dieu se manifeste à l'homme et sous lesquels l'homme comprend Dieu (ces aspects sont encore précisés infra chap. VII). Par rapport à l'Essence sans laquelle ces qualifications seraient sans réalité, elles sont cette Essence « en tel ou tel sens ». Par rapport à leur effet et vestige concret, elles sont les noms d'individualités personnelles assumant ces qualifications dont elles sont les mazâhir, les formes épiphaniques. Ainsi faut-il entendre tous les hadîth où il est dit que les Quatorze Immaculés sont les Attributs de Dieu, les Noms de Dieu, la Miséricorde de Dieu, la Face divine qui permane après la disparition de toutes choses (154)., la Face divine tournée vers la Terre des hommes, la cible (rnaqsad) de quiconque s'oriente vers lui, ce qui est manifesté de Dieu à tous les degrés de l'être, dans tous les concepts (ma'ânî) que les hommes ont formés de Dieu, les Signes manifestés aux horizons et dans les âmes (c'est-à-dire dans le monde extérieur et dans le monde intérieur, Qorân 41 : 53). Bref, les Quatorze Immaculés sont les entités spirituelles (arwâh) primordiales, ayant la vie en elles-mêmes et communiquant la vie aux autres. Elles sont les Ames sacrosaintes formant les « Quatorze Temples du Tawhîd primordial » (155)., toutes d'une à la fois du missionnement de l'être et du missionnement de la vocation prophétique des prophètes. Toute une constellation de symboles réfère à ce problème : c'est la lettre Nûn du verset qorânique 68 : I, c'est le « Livre primordial », ce sont les « clefs du Mystère » (mafâtih al-ghayb), c'est la Terre encore stérile (cf. Qorân 33 : 27) et l'Eau primordiale qui la féconde ; c'est l'Encrier primordial où puise le Calame (l'Intelligence de l'univers), et c'est « l'huile qui est près de s'enflammer sans même qu'un feu ne l'ait touchée » (Qorân 34 : 35).
3) Le troisième maqâm, c'est celui que l'on désigne comme le maqâm des « seuils » ou des « Portes » (abwâb) ; c'est le maqâm du « secret que seul peut enseigner un autre secret », l'ésotérique de l'exotérique. C'est au sein de la Haqîqat mohammadîya l'éclosion éternelle de l'Intelligence, du Logos mohammadien, c'est-à-dire encore du Prophète en sa préexistence métaphysique.
Tout cela n'est énonçable qu'à l'aide des symboles précédents : l'Eau primordiale tombant sur la Terre encore stérile (32 : 27), la contrée encore inanimée (35 : 10), l'huile s'embrasant au contact du feu (24 : 35), la signification ou l'allusion du Verbe créateur tombant sur le concept encore inerte, - voici qu'alors éclôt la végétation parfaite et que resplendissent la lampe et la signification vivante, - autant de symboles référant finalement au Nom par lequel sont illuminés les Cieux et la Terre, Nom qui chez les Ishrâqîyûn néoplatonisants est l'Intelligence de l'Univers 'Aql al-koll) et chez les théosophes shî'ites, le Calame, l'Intelligence mohammadienne, l'Esprit mohammadien ou la Lumière mohammadienne 'Aql, Rûh, Nûr mohammadî,selon la triple variante du hadîth dans lequel le Prophète déclare : « La première chose que Dieu créa fut mon Intelligence », ou « mon Esprit », ou « ma Lumière »). Dans cette Intelligence mohammadienne initiale, le Miséricordieux s'établit; il dépose en elle et fait procéder d'elle les réalités suprasensibles de toutes choses (156), les formes des créatures à l'état subtil. C'est pourquoi l'Intelligence est bien le Seuil (bâb) de Dieu vers les créatures, et comme réciproquement c'est par son intermédiaire que toute créature reçoit ce qu'elle reçoit et qu'elle se tourne vers Dieu, l'Intelligence est le Seuil des créatures vers Dieu.
C'est donc ce maqâm qui est visé dans le hadîth de l'Imâm Ja'far comme « un secret que peut seul enseigner un secret ». Le propos vise la fonction médiatrice de révélateur et d'interprète dévolue éternellement au Logos prophétique. Parce que cette révélation éclôt éternellement au sein de la Haqîqat mohammadîya, ils sont, eux les Imâms, le « lieu du Message prophétique éternel ». En contraste avec le premier maqâm enclos en son mystère, ils sont ici le « lieu » de cette révélation, le lieu où descend sa lumière, où déclinent ses étoiles. Au second maqâm, ils sont l'ésotérique de l'ésotérique. Au troisième maqâm, ils sont l'ésotérique de l'exotérique, c'est-à-dire l'ésotérique de ce qui est manifesté par la révélation du Logos mohammadien. Ils sont les gardiens de sa Loi prophétique, c'est-à-dire simultanément les Trésoriers et le Trésor, le secret à transmettre et le secret qui peut seul le transmettre aux créatures venant au-dessous d'eux.
4) Aussi le quatrième maqâm est-il identifié purement et simplement avec l'Imâmat, c'est le maqâm de l'exotérique  (zâhir), non pas, certes, que l'Imâmat soit l'exotérique, mais
parce que l'Imamat éternel, tel qu'il est médité aux deuxième et troisième maqâm, est le secret qui se cache et demeure caché, « secret qui reste secret » sous i exotérique de la Révélation prophétique. Les Douze Imâms, en l'unité de leur essence, sont le « lieu du message prophétique », parce que c'est en eux que sont celés les enseignements communiqués à l'Envoyé de Dieu, et « sous le régime » de l'exotérique ils sont les gardiens du sens caché de ces enseignements. Ce maqâm est donc celui du Garant et du Témoin de Dieu, « répondant pour » Dieu devant les hommes, sa Face tournée vers la Terre, l'œil par lequel il regarde les hommes. L'Imâm est celui qui ouvre les châteaux fortifiés, les puits abandonnés; il est le refuge des bannis, la sécurité des craintifs, le secours des croyants, invisible khalife de Dieu en ce monde pour tout le temps de la Grande Occultation, c'est-à-dire jusqu'à la consommation de cet Aiôn.
Ces explications recueillies, nous pouvons constater avec Shaykh Âhmad Ahsâ'î que l'enseignement concernant ces maqâmât est déjà celui qui se trouve récapitulé dans un entretien du IVe Imâm avec jâbir al-Jo'fî (celui que nous avons cité ci-dessus pp. 121 ss.). « Sais-tu, ô Jabir, ce que c'est que la gnose (la ma'rifat, la connaissance spirituelle par excellence) ? La gnose, sache-le, c'est
 1) l'accomplissement du tawhîd (l'Unification de l'Unique au situs de la théologie négative ou apophatique);
2) la gnose des ma'ânî (celle des concepts positifs, des Attributs divins ayant une signification pour l'homme);
3) la gnose des « Seuils » (abwâb, les « seuils » où éclat la mission prophétique des différents prophètes);
4) la gnose de l'Imâm;
5) la gnose des « Piliers » (les quatre Vivants immortels);
6) la gnose des Noqabâ ;
7) la gnose des Nojabâ. » Nous savons déjà que ces deux derniers points visent les « chefs » et les « nobles » spirituels formant la hiérarchie ésotérique dont I'Imâm est le pôle (Qotb). Sous le présent régime de l'exotérique, en la période présente de l'occultation de I'Imâm, ils sont eux aussi dans l'occultation; on doit reconnaître leur existence, mais il est impossible de les désigner et de les connaître nomi nativement ; leur nom est le secret de I' Imâm(157). Les trois premiers points du hadîth correspondent respectivement à chacun des trois premiers maqâm que l'on vient de décrire; les points 4 à 7 correspondant ensemble au quatrième maqâm.
Nous devons condenser ici à l'extrême ce qu'il y aurait à dire concernant les quatre maqâm indiqués dans le double hadîth de I'Imâm Ja'far. Sans doute ce qui précède suffit à faire entrevoir ce que visent les allusions de l'Imâm : les descentes épiphaniques
(tanazzolât) du Logos-prophète, les niveaux successifs de la Révélation prophétique, et ce qui à chaque niveau en est le « lieu » privilégié comme étant le secret investi au cœur de cette Révélation, c'est-à-dire l'Imâmat des douze Imâms comme étant l'ésotérique de cette Révélation à ses niveaux successifs.
De là vont éclore la prophétologie et l'imâmologie générales du shî'isme (infra chap. VI), et simultanément les espaces et les profondeurs de l'herméneutique spirituelle dont on
parlait ci-dessus, c'est-à-dire les niveaux successifs auxquels sont perçus l'exotérique et l'ésotérique de la Révélation qorânique.
Ces différents niveaux de révélation du Logos prophétique sont comme tels autant de « descentes épiphaniques » du Qorân éternel, à partir de l'archétype du Livre (Omm al-Kitâb) au niveau du « secret qui reste enveloppé dans le secret ».

2 - Les descentes épiphaniques du Livre saint
Le rapport de la Parole, du Verbe divin éternel et du Livre qui matérialise ce Verbe dans le monde du phénomène 'âlam-alshahâdat) est le thème qui par excellence s'impose à la
philosophie prophétique éclose d'une religion prophétique.
Mollâ Sadrâ Shîrâzî récapitule au mieux le point de vue de la philosophie prophétique, en disant ceci : « La Parole (le Verbe) qui descend d'auprès de Dieu est Parole sous un aspect, et elle est Livre sous un autre aspect. La Parole, du fait qu'elle appartienne au monde de l'Impératif 'âlam al-Amr) est autre que le Livre, puisqu'il appartient au monde créaturel [...].
Parce qu'elle appartient au monde de l'Impératif, la Parole a les cœurs pour demeure : "Elle est dans les cœurs des croyants, et ne la perçoivent que ceux qui ont reçu la connaissance" (Qorân 29 : 48) "et ne la comprennent que ceux qui savent" (29 : 42). Quant au Livre, parce qu'il appartient au monde créaturel ('âlam al-khalq), il a pour demeure les Tables écrites qui ont une dimension matérielle et que tout un chacun peut percevoir (celles de Moïse, par exemple). Mais la Parole "nul ne la touche hormis les Purs" (56 : 78). Elle est un "Qorân auguste" (56 : 76) ayant un rang sublime, sur une Tabula secreta (Lawh mahfûz, 85 : 22) "que nul ne touche hormis les Purs, c'est une révélation du Seigneur des mondes" (56 : 78- 79)- » La « descente » (tanzîl) de cette révélation du Seigneur des mondes, c'est précisément cela le Livre (158).
La différenciation entre le monde de l'Impératif ('âlam al-Amr) et le monde créaturel ('âlam al-khalq) est fondamentale dans tout l'ésotérisme islamique. A grands traits, le monde de l'Impératif est le monde dont l'acte d'être, l'existence, procède éternellement et immédiatement de l'Impératif Esto (KN).
Le monde créaturel est le monde dont l'être procède de la médiation du monde de l'Impératif. On a rappelé ci-dessus les précisions que la théosophie imâmite apporte sur ce point, en évitant tout malentendu quant à l'unité ou univocité de l'être (wahdat al-wojûd). Cette unité (englobant la totalité de l'être, le mot être étant pris en un seul et même sens) ne commence qu'avec le second maqâm décrit dans le paragraphe précédent. C'est déjà du fait-être, puisque le faire-être, l'Impératif actif et activant (Amr fi'lî), reste transcendant à l'être même, à l'être que précisément il met à l'Impératif (et qui est la significatio passiva de cet Impératif). Dès lors, le monde des pures Intelligences qui est, chez les philosophes ishrâqîyûn, le monde de l'Impératif, l'est également chez nos théosophes imâmites, mais en tant qu'Impératif activé (Amr maf'ûlî),et comme tel il est déjà de l'ordre créaturel. Cependant il n'appartient pas au 'âlam al-khalq, parce que c'est une création éternelle qui ne « tombe pas dans le temps chronologique » (son temps n'est pas le nôtre, mais ce « temps subtil » dont parlait Qâzî Sa'îd Qommî, comme on l'a vu ci-dessus). Autrement dit, parce que les pures Intelligences sont bien le support immédiat de l'Impératif éternel qui les fait-être, de même que le fer est le support de la chaleur du feu (il est cette chaleur), les Intelligences sont bien le monde de l'Impératif ('âlam al-Amr), mais elles le sont comme Impératif activé (Amr mafûlî) (159).
Sous cette terminologie abstruse, s'exprime donc une option métaphysique de grande conséquence. D'autre part, si le monde de l'Intelligence est couramment désigné comme le Premier Emané de la Lumière des Lumières, nous avons également précisé que pour la théosophie imâmite ce Premier Émané, c'est la Lumière des Lumières elle-même, procédant immédiatement du mystère de l'Impératif (« secret qui reste enveloppé dans le secret »), et cette Lumière des Lumières (Nûr al-anwâr) est la Réalité mohammadienne primordiale à partir de laquelle le symbolisme des quatre lumières du Trône suggère comment en procède la hiérarchie des univers spirituels jusqu'au monde du phénomène.
La procession de ces univers reproduit donc la hiérarchie des maqâmât ésotériques décrites précédemment. Ces maqâmât, en désignant les « lieux successifs » de la manifestation du Logos prophétique, désignent eo ipso les descentes épiphaniques du Verbe jusqu'à l'état du Livre dans le monde du phénomène.
En termes de théosophie imâmite, cette descente implique ab initia l'éclosion de la prophétologie et de l'imâmologie, puisque c'est la Haqîqat mohammadîya qui est à la fois le sujet et la médiatrice de cette descente. C'est un thème dont l'approfondissement
est postulé par tous les hadîth du Prophète et des Imâms relatifs à l'ésotérique, par exemple le célèbre hadîth où le Prophète affirme les sept profondeurs ésotériques (cf. infra livre IV, chap. II, où est analysé le traité d'un spirituel anonyme du VIIIe/XIVe siècle sur ce thème). Chez Semnânî (cf. également infra livre IV, chap. IV) l'herméneutique ésotérique référant aux « sept prophètes de ton être » procède de la même intuition.
Ici, pour aller au plus bref, nous nous inspirons principalement du grand commentaire (inachevé) de Sayyed Kâzem Reshtî sur le « verset du Trône » (Ayat al-Korsî, Qorân 2 : 256), parce que son introduction met également en œuvre le double hadîth de l'Imâm Ja'far, traité ici dans le paragraphe qui précède (160).
L'ésotérisme shî'ite étant ordonné à la perception du sens vrai des Révélations divines, il va de soi que l'indication de ce qui est ce sens vrai (sens caché, sens intérieur) doit forcément laisser pressentir comment ce sens se constitue ontologiquernent (thème des descentes épiphaniques), et il va de soi que là même est la source de la prophétologie et de l'imâmologie, l' « Imâm éternel » (non pas tel ou tel Imâm en sa personne empirique)
étant le détenteur du secret de la Révélation prophétique, de monde en monde, parce qu'il est ce secret même. C'est peut-être extrêmement difficile à énoncer, mais c'est ce que médiatise la notion de Haqîqat mohammadîya.
Ayons ceci en la pensée : à chacun des maqâm auquel est considérée cette Réalité mohammadienne primordiale, plérôme des Quatorze Immaculés, les Imâms, en leur préexistence plérômatique, sont le « lieu du message prophétique » (telle est la première salutation de la Ziyâtat al-jâmi'a citée ci-dessus).
Ils sont le situs de la manifestation du Logos-prophète, et l'on a vu qu'à partir du maqâm du « secret restant enveloppé dans le secret », ils sont le maqâm du « secret de ce secret » (l'ésotérique de l'ésotérique), secret se voilant dans la Théophanie primordiale, puis le « secret caché » dans la Manifestation du Logos mohammadien (l'ésotérique de l'exotérique), « secret que peut seul enseigner un secret » (c'est-à-dire que le secret de la Révélation prophétique ne peut être connu que de celui à qui l'Imâm communique ce secret qu'il est lui-même), enfin secret caché dans le texte littéral, apparent, du Livre matérialisé en ce monde.
Tout cela implique que le Logos-prophète, « Envoyé de Dieu », a une épiphanie en une série d'univers échelonnés; que chaque fois cette manifestation (comme lors du passage
du premier au deuxième maqâm) comporte, comme telle, une occultation (on dira que « l'exotérique de chaque degré supérieur devient l'ésotérique du degré inférieur »), et que par conséquent ce lieu de manifestation, le « secret » qui le supporte a forcément aussi, de degré en degré, son mode d'être propre. Cela veut dire que ab initio, toute manifestation du Prophète est inséparable de l'Imâm et du secret de son Imâm (le prophète Mohammad le dit en propres termes : 'Alî, c'est-à-dire l'Imâm, « a été envoyé avec chaque prophète secrètement, mais avec moi il l'a été publiquement »). C'est pourquoi l'un des degrés de l'herméneutique shî'ite ésotérique concerne le mode d'être des Imâms aux différents niveaux de manifestation du Logos prophétique, dans les univers précédant le monde matériel, - du Logos à l'état de Verbe pur, antérieurement à l'état du Livre et de l'exotérique du Livre écrit en ce monde. Mais c'est aussi l'un des points les plus difficiles, sur lesquels les théosophes shî'ites ne se prononcent le plus souvent qu'avec discrétion.
Quels sont ces différents univers et comment y en a-t-il dans les maqâmât de la Réalité mohammadienne primordiale, l'explication sous forme de symboles ? (Il s'agit du Trône,
'Arsh, dans la cosmogonie de la théosophie shî'ite.) Les hypostases que présente la cosmogonie des philosophes - l'Intelligence 'Aql), l'Esprit (Rûh), l'Ame (Nafs), la Nature (Tabî'at) – se rapportent ici à la Réalité mohammadienne primordiale comme à l'être primordialement instauré et Lumière des Lumières (161). : quatre archanges ou quatre Lumières sont les irradiations de cette Lumière des Lumières, et ces irradiations sont les principes des univers complets (englobant à leur tour d'autres mondes). L'Intelligence de la Réalité mohammadienne est le principe de toutes les Intelligences; elle est symbolisée
comme lumière blanche, comme colonne supérieure de la droite du Trône, comme « l'Esprit qui procède de l'Impératif divin ».
L'Esprit de la Réalité mohammadienne est le principe de tous les Esprits; il est symbolisé comme lumière jaune, colonne inférieure de la droite du Trône. Son Ame est le principe de toutes les Ames ; elle est symbolisée comme lumière verte, colonne supérieure
de la gauche du Trône. Sa Nature est le principe de toutes les natures; elle est symbolisée comme lumière rouge et comme colonne inférieure de la gauche du Trône (162). La hiérarchie des univers s'échelonne ainsi :
1. Le monde du lâhût (Divinité), ou « monde des secrets» 'âlam al-asrâr), monde de l'Irrévélé, du Amr fî'lî.
 2. Monde des Lumières ou des pures Intelligences 'âlam al-Anwâr), monde du jabarût, lumière blanche.
3. Monde des Esprits 'âlam al-Arwâh), malakût supérieur, lumière jaune.
4. Monde des Ames, malakût inférieur, lumière verte (le 'âlam al-Mithâl ou mundus imaginalis étant le monde des Images de l'ensemble du malakût).
5. Monde des corps matériels, la Nature, lumière rouge.
La tétrade de lumières primordialement irradiées de la Lumière des Lumières ou Réalité mohammadienne, ce sont les empyrée (correspondant au 'arsh) et le firmamentum (ciel des Fixes, correspondant au korsî). D'autre part, on relèvera encore ici le décalage dans l'emploi du terme « Lumière des Lumières » (Nûr al-anwâr). Chez les Ishrâqîyûn, il
désigne le Premier Être, comme étant lui-même Ens supremum et source de l'Émanation. Ici la « Lumière des Lumières » est le Premier Être en tant que premier être créé (protoktistos), parce que le Principe créateur reste transcendant à l'être et au premier être qu'il fait être. Sur cette métaphysique de l'être, postulant une rigoureuse « philosophie première », gnose imâmite et gnose ismaélienne concordent ; cf. supra p. 200, n. 159, et Pénétrations, pp. 235-236.
Archanges qui n'eurent pas à se prosterner devant Adam (cf.Qorân 2 : 32), parce qu'ils sont précisément les lumières devant lesquelles les Anges se prosternaient en s'incîinant devant Adam (il est fait allusion aussi parfois aux Quatorze Lumières archangéliques
supérieures irradiées de la Lumière des Quatorze Immaculés, qui n'avaient pas à se prosterner devant Adam, puisqu'elles constituaient l'être de lumière de l'Anthropos
céleste. Nous avons suggéré ci-dessus, p. 55, une comparaison possible avec les Quatorze Aiôns de lumière nommés dans quelques textes gnostiques de langue copte (163).
Quant à la signification « existentielle » du motif du Trône, c'est que la personne spirituelle du croyant fidèle, de l'adepte intégral (le mu'min au sens shî'ite du mot) est constituée d'irradiations des quatre lumières du Trône. En outre, chaque existence individuelle a son acte d'être, d'exister, dans la réalité symbolisée comme lumière blanche; son identité individuelle, dans celle qui est symbolisée comme lumière jaune ; sa détermination et sa mesure, dans celle qui est symbolisée comme lumière verte; sa matière originelle, dans celle qui est symbolisée comme lumière rouge (164). Ce mystère de la Haqîqat mohammadîya comme principe des réalités et des essences, est énoncé dans ce hadîth : « Je suis l'Essence des essences (dhât aldhawât),je suis l'Essence de tout ce qui possède une essence (les dhawât lil-dhât, toutes les essencifications de l'Essence). » C'est aussi bien ce que chaque théosophe shî'ite, Sadrâ Shîrâzî, par exemple, expose en commentant le motif du Trône (165).
Le plan général de l'être conforme à cette vision, Shaykh Ahmad Ahsâ'î, de son côté, le récapitule ainsi : l'existence primordiale suscitée directement à l'être par l'Impératif divin
(comme substrat de cet Impératif même, comme Amr maf'ûlî),c'est la masse primordiale de la Lumière des Lumières, Lumière aux Quatorze flammes, les « Quatorze temples du tawhîd », formant ensemble une seule essence primordiale, une même Lumière (166), dont irradient la lumière des Intelligences chérubiniques ou « Anges du Voile », et la lumière dont furent créés les prophètes. De l'irradiation de l'être des prophètes, fut créé l'être des croyants fidèles. Ainsi de suite jusqu'à l'humus.
« Aucune réalité n'est créée d'une essence qui lui soit inférieure.
Toute réalité inférieure est créée de l'irradiation d'une réalité qui lui est supérieure. Une réalité supérieure, c'est par exemple, le soleil lui-même; la réalité inférieure, c'est son irradiation illuminant la surface de la Terre. Chaque réalité existe en son sens vrai (haqîqat) au rang qui lui est propre, et par rapport à ce qui est au-dessous d'elle; elle est symbole et figure (majâz),effet opéré, par rapport à ce qui est au-dessus d'elle (167). » En même temps que se trouve nouée la double réalité du Livre comme Liber mundi, Qorân cosmique, et comme Liber revelatus, c'est tout le ta'wîl, l'herméneutique symbolique avec son extrême complexité, qui se trouve ainsi enraciné dans le processus même de l'être.
En effet, dans chacun des mondes désignés plus haut par leurs symboles et qui ne peuvent être signifiés que par des symboles (chacun pourrait ici convenir une bonne fois de la différence entre symbole et allégorie), - dans chacun de ces mondes s'accomplit successivement la descente du Logos prophétique, la réalité du Verbe se condensant jusqu'à celle du Livre écrit, autrement dit : la succession des descentes épiphaniques du
Qorân éternel, de monde en monde.
Au niveau du Lahût, de la Divinité, de l'Irrévélé, monde des secrets ('âlam al-asrâr), il n'y a pas encore de Logos (Kalâm) ni de Nom, ni de description. C'est le premier maqâm décrit cidessus comme celui du « secret restant enveloppé dans le secret », celui auquel l'exégèse ésotérique rapporte ce verset : « Tu ne savais pas ce que c'est que le Livre, ni ce que c'est que la foi. Pourtant Nous en avons fait une lumière par laquelle Nous guidons qui il Nous plaît » (42 : 52). C'est l'abîme insondable d'où émerge éternellement l'Impératif de l'être, impératif dont l'être qu'il « impérative » est la Réalité mohammadienne même, Réalité dont l'Intelligence, comme Intelligence primordiale, est le Logos prophétique, le Logos du prophète en sa prééternité (« la première chose que Dieu créa fut mon Intelligence »). Ce Logos c'est la connaissance que Dieu a de sa création et sa connaissance de soi-même dans ce Logos (168) ; cette connaissance, c'est l'archétype éternel du Livre (0mm al-Kitâb), c'est le Qorân dans l'intégralité de ses manifestations, degrés, des» centes et significations. « Nous t'avons communiqué un Esprit procédant de Notre impératif. Tu ne savais pas ce que c'est que
le Livre... » (42 : 52). Ce qui est énoncé encore sous une autre forme : « Le Qorân est une allusion secrète (ramz, un « écrit chiffré ») entre l'Ami et l'Aimé, et personne hormis eux deux ne connaît la vraie réalité (haqîqat) de son propos (169). » C'est donc au-dessous du maqâm, du « secret à jamais enveloppé dans le secret », par conséquent au niveau du « monde des Lumières » (irradiées de la Réalité mohammadienne) que fait éclosion la Révélation divine par le Logos-prophète, et c'est en ce monde des Lumières ou des pures Intelligences que le Prophète, en sa prééternité, est missionné tout d'abord comme en sa première « descente ». Conformément au symbolisme énoncé, en cet univers le Qorân est lumière blanche, d'un éclat pareil à l'éclat de la « Perle blanche ». Ainsi, de monde en monde, au fur et à mesure que l'instauration cosmogonique « descend » de plan d'univers en plan d'univers, eo ipso le Logos-Prophète est suscité comme Annonciateur aux peuples de ces univers qui surplombent le nôtre, et le Qorân éternel « descend » (tanazzol) avec lui : au monde des Esprits où il est lumière jaune, au monde des Ames où il est lumière verte comme l'émeraude, et où s'accomplit dans la métahistoire prééternelle la scène du « covenant » ou du pacte avec l'humanité terrestre (Qorân 7 : 171) (170) ; enfin au monde des corps où il est lumière rouge.
Une loi fondamentale détermine la modalité de ces descentes épiphaniques : en descendant d'un plan d'univers à l'autre, ce qui est le manifesté, l'exotérique (zâhir) pour les êtres d'un univers supérieur devient le caché, l'ésotérique (bâtin), pour ceux de l'univers immédiatement inférieur. Au fur et à mesure de la descente, une nouvelle enveloppe, un nouveau voile (symbolisé par la lumière correspondante) enveloppe le voile précédent, lequel était l'extérieur immédiatement accessible à ceux de l'univers supérieur et devient, au degré suivant, « secret caché ». La structure de la Révélation prophétique, telle qu'elle nous apparaît en ce monde (zâhir et bâtin, prophétie et imâmat), reproduit la structure qui lui est inhérente depuis l'origine des mondes auxquels elle se propage. Cet ésotérique de la Révélation prophétique, de monde en monde, nous savons aussi qu'il est l'ésotérique de la Réalité mohammadienne primordiale,c'est-à-dire le plérôme des Douze ïmâms, « lieu du message prophétique » (171).
C'est ainsi que les êtres du « monde des Lumières », dont la perception et les organes de pénétration (mashâ'ir) sont constitués du surcroît de lumière épiphanique de la Réalité mohammadienne, ne comprennent pas eux-mêmes le Qorân tel que le comprend, à ce niveau prééternel, le Prophète-Logos. De même l'ésotérique, le secret, que comprennent les êtres du monde des Ames, n'est que l'exotérique, l'enveloppe extérieure, l'écorce
(qishr), comparativement à la connaissance que possèdent les êtres du monde des Esprits, et l'ésotérique connu du monde des Esprits est comme l'écorce et l'exotérique par rapport à ce que connaissent les Intelligences du monde des pures Lumières; et chez ces Intelligences la pénétration ésotérique n'atteint qu'une écorce par rapport à la connaissance du Prophète-Logos, si bien que l'ésotérique qu'atteignent les êtres du monde des Ames n'est que « l'écorce de l'écorce » par rapport à la connaissance que le Prophète-Logos possède du Qorân archétype ou de la Haqîqat mohammadîya. Enfin ce que perçoivent les littéralistes de ce monde-ci n'est que l'écorce de ce que perçoivent les ésotéristes, et c'est pourquoi la haqîqat des ésotéristes n'est pas une vérité allégorique, mais la vérité spirituelle littérale, c'està- dire à la fois spirituelle, puisque ressortissant à un plan supérieur, et littérale en tant qu'elle correspond au mode d'être et au mode de perception qui sont propres à ce plan supérieur.
Quand les hadîth font allusion à l'ésotérique (bâtin) dont la connaissance est le privilège des prophètes et des Imâms, ils signifient par là l'ésotérique absolu en son essence, car l'ésotérique, tel qu'il est pour nous, les terrestres, n'est qu'un exotérique pour des êtres qui nous sont supérieurs. Quant à l'ésotérique absolu, qui n'est ni ne peut devenir de l'exotérique, personne n'y a part hormis les Quatorze Immaculés.
La descente du Qorân depuis le « monde des secrets » et le monde des pures Lumières, inaugure, en atteignant au monde terrestre ou monde du phénomène sensible, le « cycle de la prophétie » commençant avec Adam, progressant de prophète en prophète jusqu'à la Manifestation plénière de la Lumière mohammadienne en la personne du « Sceau des prophètes », dernier des prophètes-législateurs, dont chaque prophète antérieur fut une manifestation ou épiphanie partielle. Avec la clôture du cycle de la prophétie par la Révélation mohammadienne, commence le « cycle de la walâyat » ou de l'Imamat
(cf. infra chap. VI), cycle inauguré par le 1erImâm et devant s'achever par la parousie du XIIe Imâm clôturant notre Aiôn (infra livre VII). Conformément, on vient de le rappeler, à la loi même de la manifestation du Logos ou du Verbe, de monde en monde, l'Imâmat sur terre est postulé par l'état de la Parole devenue Livre. Imâm et Livre forment couple. En termes shî'ites on répète fréquemment : « Le Qorân est l'Imâm muet.
L'Imâm est le Qorân parlant. » Au terme de sa descente, le Verbe est devenu Livre : il est fait d'un texte, de mots, de récits, d' « histoires » ou hikâyat, terme arabe qui, de façon si heureuse, nous l'avons signalé, donne à comprendre que toute « histoire » terrestre aux faits visibles, loin d'avoir son sens en elle-même, n'est que l'imitation, la correspondance d'événements accomplis ou s'accomplissant en des univers supérieurs qui, eux, lui donnent son sens. C'est cela même hiérohistoire (172), et le comprendre c'est accomplir le ta'wîl. La descente (tanzîl) de la Révélation est achevée; il faut maintenant « reconduire » le Livre à son origine, à son archétype. Le cycle total se divise en deux arcs : arc de la descente (nozûl ou tanzîl), symbolisant la mission prophétique « faisant descendre » la Révélation, - et arc de la remontée (so'ûd), ou arc de l'Imâmat, accomplissant le ta'wîl ou remontée symétrique à la descente du tanzîl.
Ces perspectives qui se lèvent avec la métaphysique théosophique, sont celles qui permettent de comprendre les déclarations de nos auteurs, quand ils affirment que tous les Livres révélés aux prophètes antérieurs - Tora, Psaumes et Évangile - ne sont qu'une transcription du Qorân, un état d'entre ses états, que le Qorân en est le secret, le nucleus, que leur secret est dans le Qorân, et que pour cette raison l'Imâm de la Résurrection (Qâ'im al-Qiyâmat), par le ta'wîl intégral, révélera le secret de toutes les Révélations divines, - et quand ils affirment que le Qorân recèle des informations concernant le « monde des Mystères », le suprasensible, les événements accomplis dans d'autres mondes ou devant s'accomplir dans le nôtre, la connaissance de ce qui est parvenu jusqu'à nous et la connaissance de ce qui ne nous est pas parvenu, de ce qui est resté caché chez les prophètes, ou chez les Anges Rapprochés, ou chez les Anges Chérubins, ou chez les Anges suprêmes (173)  la connaissance de toutes les invocations et psaumes confidentiels (monâjât) qui furent articulés par un Nabî, un Imâm ou un Ange etc.
Méditant devant cet horizon immense, Sayyed Kâzem Reshtî écrit : « O mon frère ! lis le Qorân, ne l'abandonne jamais. Il est plus précieux pour toi que n'importe quoi d'autre. Si tu y persévères, tu verras le secret de ce que je viens de dire. Lorsque tu auras compris tout cela, tu auras compris une certaine somme de la science du Qorân. Mais tu auras compris aussi qu'il n'est pas possible de le lire tel qu'il est en soi, car ce nous est impossible à nous, moslimîn et mu'minîn. Cette lecture n'est possible qu'aux prophètes et aux Imâms [...]. Que la petite compréhension qu'il y en a en toi, ne t'égare donc pas au point que tu prétendes à la science du Qorân. C'est pourquoi ne t'insurge pas contre quelqu'un qui affirme quelque chose et le prouve par le Qorân d'une manière différente de ce que tu avais compris, du moment que tu n'y constates rien qu'excluent ou contredisent les hadîth et l'accord de la vraie École (l'imâmisme) [...].
Lorsque tu auras compris que le vrai sens, l'Idée spirituelle (haqîqat) du Qorân est un chiffre (un « écrit chiffré », ramz) que seuls comprennent Dieu Très-Haut, le Prophète et les membres de sa Maison (les douze Imâms), et que ce sont ces membres de la Maison qui en instruisent celui-là qui prend demeure en leur Maison, eh bien ! sache que, lorsque nous entendons du Prophète le Qorân en des mondes multiples, et que nous en comprenons finalement, dans la mesure de notre compréhension, ce qui en a filtré en ce monde-ci, et comme ces univers multiples sont différenciés entre eux par leur degré de subtilité ou d'opacité, d'élévation ou de densité, d'immatérialité ou de matérialité, alors il y a lieu d'admettre que la compréhension en varie avec la diversité de nos facultés de comprendre (175). »
A partir du dernier échelon de la manifestation de l'être où l'épiphanie du Qorân s'accomplit sous forme du Livre, l'on dira que ce que nous, les terrestres, comprenons du Qorân, après sa descente au monde des corps (symbolisé par la lumière rouge), lorsque nous n'en percevons que l'ultime « écorce », c'est l'exotérique (zâhir). Ce que nous en comprenons dans le mundus imaginalis, le monde des « cités d'émeraude » (Jâbalqâ, Jâbarsâ, Hûrqalyâ) ou monde des Images du malakût, est appelé i'ésotérique (bâtin). Ce que nous en comprenons dans le malakût ou monde des Ames (symbolisé par la lumière verte), est appelé l'ésotérique de l'ésotérique (bâtin al-bâtin), ou l'intérieur de l'intérieur. Ce que nous en comprenons au niveau du monde des Esprits (symbolisé par la lumière jaune), c'est l'ésotérique de l'ésotérique de l'ésotérique (bâtin bâtin al-bâtin). Ce que nous en comprenons au niveau du monde des pures Lumières (symbolisé par la lumière blanche) est un ésotérique à la quatrième puissance. La mansuétude divine s'abaisse au fur et à mesure qu'elle élève en connaissance. Comme le dit ce hadîth inspiré (hadîth qodsî) : « Il n'est point de limite ni de terme à mon amour. » Mais bien entendu, précise notre auteur, tout ce que nous pouvons comprendre n'est encore que de l'exotérique et de 1' « écorce » par rapport aux Hypostases premières qui sont nos causes. Autrement dit : tout l'ésotérique que nous saisissons n'est que de l'exotérique par rapport à ce que sont et ce que comprennent les Quatorze Immaculés, puisque déjà notre intelligence, la partie la plus subtile de notre être, est par rapport à leur être comme au niveau du corps par rapport à l'esprit.
Alors si nous-mêmes avons, certes, un discours qui est Intelligence, un discours qui est Esprit, un discours qui est Ame, un discours qui est Image, un discours qui est corps, on en peut pressentir la proportion par rapport à leur discours, à eux, à chacun des niveaux ou chacune des « demeures » de leur Manifestation ou descente épiphanique de monde en monde.
Aussi bien n'est-ce là que l'application à nous-mêmes de cette loi de la manifestation de l'être qui, nous l'avons vu, de monde en monde, convertit ce qui est l'exotérique d'un degré de manifestation supérieure en ésotérique du degré de manifestation inférieure, comme par une accumulation de voiles, ou comme par une aggravation de la passivité de l'être à l'égard de son propre impératif, celui-ci le conduisant à être l'étant en ce monde-ci, - amenant la Parole à l'état de Livre. Les niveaux de l'herméneutique du Livre révélé correspondent aux niveaux de cette manifestation ou révélation de l'être (Qorân cosmique) depuis l'Impératif originel. Ainsi, de même que le double hadîth du VIe Imâm, énoncé au début du présent chapitre, trouvait précédemment son explication dans l'ordre de la descente de la Réalité mohammadienne primordiale, de même il s'explicite dans la hiérarchie des mondes auxquels correspondent les niveaux de l'herméneutique du Qorân, dans l'ordre de la remontée symétriquement inverse de l'ordre de la descente. Dans l'ordre de la descente, l'ésotérique est successivement le « secret restant enveloppé dans le secret », par rapport à ce qui est manifesté au monde des pures Lumières; puis, « secret par-dessus un secret », ou secret de la Théophanie primordiale comme Réalité mohammadienne enveloppant le secret de l'Irrévélé, par rapport à ce qui est manifesté au monde des Esprits; secret voilé sous l'exotérique de la manifestation au mundus imaginalis, « secret que peut seul enseigner un secret », pour le monde des Ames; secret caché sous l'exotérique des apparences sensibles, pour l'être humain demeurant dans le monde terrestre. C'est la hiérarchie des quatre maqâmât, décrite précédemment. La science du Qorân, comme gnose du secret du Tawhîd dans les manifestations des Quatorze Immaculés, est donc une épreuve redoutable.
D'où, les Imâms ont répété tour à tour : « Notre cause est difficile, elle demande beaucoup de peine; ne la peuvent assumer que l'Ange Rapproché, le prophète envoyé (le Nabî morsal) et le croyant dont Dieu a éprouvé le cœur pour la foi. »

3. - L'herméneutique ésotérique du Qorân
On ne peut entrer ici dans le détail des techniques mises en œuvre par et pour cette herméneutique transcendante (le mot herméneutique, rappelons-le encore, désigne la modalité du Comprendre, le modus inteïïigendi en fonction de chaque mode d'être, modus essendi, et partant, la manière de « faire comprendre », l'interprétation; le mot exégèse désigne plus spécialement le détail technique des explications, la mise en œuvre de l'herméneutique). Les traités exposant méthodiquement la question sont très complexes, proposent plusieurs systèmes de gradation qui se recoupent, et qu'il faudra bien un jour comparer avec les procédés mis en œuvre dans la Kabbale juive et avec ceux des ésotéristes chrétiens (175).
D'une manière générale, au couple zâhir (exotérique) et bâtin (ésotérique) correspond le couple tafsîr et ta'wîl. Le tafsîr, c'est l'exégèse du Qorân tel que le texte se présente dans son évidence littérale. On poursuit cette exégèse en observant toutes les règles de la grammaire arabe, en prenant les mots dans l'acception enregistrée dans les dictionnaires, quitte à admettre, quand il le faut, la nécessité de les entendre au sens figuré. On multiplie les références historiques, juridiques, linguistiques, poétiques, permettant d'élucider les difficultés du texte littéral. C'est ainsi que des monuments de tafsîr ont été édifiés, en langue arabe classique et en persan, œuvres des Mofassirîn (commentateurs, auteurs de tafsîr). Les ésotéristes n'ont jamais nié ni rejeté la valeur du travail des Mofassirîn sur le plan où se placent ces derniers, c'est-à-dire au niveau que présuppose la perception de l'évidence littérale. Malheureusement on ne peut dire que la réciproque soit vraie, et que tous les Mofassirîn comme tels soient prêts à admettre qu'il y a, outre la leur, une autre manière d'envisager les choses. Il serait inutile de rouvrir ici le débat.
Le mot ta'wîl, nous l'avons rappelé déjà, signifie exactement « ramener ou reconduire une chose à son origine », à son archétype (asl), reconduire, par exemple, chaque hikâyat, chaque « histoire », à l'événement métahistorique dont elle est l'imitation et qu'elle typifie, « historialise ». Il peut s'appliquer en général à toutes les formes ou degrés de l'herméneutique ésotérique, c'est-à-dire à tous les degrés du bâtin dont l'échelonnement a été indiqué ci-dessus. La mise en œuvre peut présenter bien des différences, puisqu'elle postule la métaphysique de l'être et des êtres impliquée dans la manière même dont on comprend ce que signifie « révélation ». Il y a assez loin, par exemple, entre la manière dont un Averroës pratique le ta'wîl, et la manière dont le pratiquent les Ismaéliens, les shî'ites duodécimains, les Ishrâqiyûn, les soufis comme Rûzbehân etc. Autant de variantes qui n'impliquent pas de contradiction; les niveaux herméneutiques ne sont pas entre eux dans un rapport d'antithèse dialectique (176).
D'autre part, il arrive aussi parfois que le mot tafsîr soit pris dans un sens très vaste qui englobe même le ta'wîl (on parle, par exemple, du Tafsîr de Mollâ Sadrâ Shîrâzî, alors que ce monumental Tafsîr est en fait un Ta'wîl). Inversement, comme le signale Sayyed Kâzem, il arrive que le mot ta'wîl soit pris dans un sens plus restreint que l'acception générale indiquée ci-dessus. Il s'applique alors à quelque chose d'intermédiaire entre le zâhir et les maqâmât du bâtin que l'on a décrites précédemment. Dans ce cas, ta'wîl désigne plus particulièrement une herméneutique du texte qorânique rapportée soit, d'une part, au microcosme (c'est l'intériorisation des données qorâniques, leur mise en rapport avec l'homme intérieur, cf. par exemple infra le ta'wîl de Semnânî), soit, d'autre part, à l'opération alchimique avec toutes ses implications spirituelles, c'est-à-dire à ce qui est désigné comme al-insân al-awsat, l'homme intermédiaire (entre l'homme naturel et l'Homme Parfait), ou comme al-mawlûd al-falsafî, ce que les alchimistes latins désignaient comme Filius philosophorum. Dans ce cas, le ta'wîl est plus particulièrement la valorisation des données qorâniques au niveau de l'homme terrestre et de ses transmutations intérieures. La pénétration dans les degrés supérieurs correspondant aux mondes suprasensibles (les maqâmât décrites ci-dessus, les modes d'existence des Quatorze Immaculés ou de la Réalité mohammadienne aux différents niveaux de la manifestation de l'être) - cette pénétration forme alors un tafhîm bâtinî ou interprétation ésotérique supérieure (177). On se demandera si cette herméneutique a été en fait systématiquement réalisée pour l'intégralité du Qorân. Pour autant que nous sachions, elle ne l'a pas été intégralement, mais elle a été maintes fois entreprise et partiellement réalisée. Aussi bien la tâche intégrale excéderait-elle les forces d'une vie humaine et les limites de sa durée; elle exigerait toute une équipe ou plusieurs vies de savants, et le résultat du travail occuperait plusieurs rayons d'une bibliothèque (178). Mais le corpus de base reste les enseignements ou hadîth des Imâms du shî'isme, lesquels, précisément, ont eux-mêmes énoncé les règles de la pluralité des sens du Qorân. Il n'y a pas à s'étonner si, au cours des premiers siècles de l'Hégire, les shî'ites duodécimains, plus ou moins obligés à la clandestinité, ont eu assez à faire pour sauvegarder tout ce qu'il était possible de recueillir du corpus de l'enseignement des Imâms (179). Les systématisations ne pouvaient venir qu'ensuite. On dispose, par exemple, aujourd'hui de volumineux Tafsîr (en fait Ta'wîl) groupant autour de chaque verset qorânique les hadîth dans lesquels les Imâms ont commenté ces versets ou bien s'y sont référés. On en a publié (180). D'autres monuments sont inachevés ou encore inédits (181). L'école shaykhie a donné, pour plusieurs sourates, des commentaires qui sont un modèle du genre (182). Les Ismaéliens ont préféré, en général, répandre leur ta'wîl dans leurs grands traités systématiques (183).
Tout cela ne pourrait être étudié en négligeant les commentaires produits par les théosophes du soufisme : ceux d'un Rûzbehân (incorporant des tafsîr soufis antérieurs), d'un Ibn 'Arabî, d'un Semnânî, car les recoupements sont fréquents.
C'est dans tous ces livres que l'on voit s'ouvrir les espaces et perspectives de l'herméneutique spirituelle que l'on évoquait plus haut (chap. IV).
La lecture du Qorân, accompagnée des textes qui transmettent l'enseignement des Imâms à leurs familiers et à leurs proches disciples, constitue par excellence l'exercice de méditation pour les spirituels shî'ites. Tout cela conduit à dire qu'il est impossible à un Occidental de se faire une idée de ce qu'un spirituel en Islam lit dans le Qorân, s'il ne dispose que de traductions grammaticales littérales, établies dans nos langues. Impossible de comprendre l'injonction d'un Kâzem Reshtî que nous lisions cidessus (p. 209) et qui fait écho à tant d'autres, car nous n'avons jamais pu lire en Occident le Qorân comme le lisent les hokamâ et les 'orafâ. Une traduction qui voudrait en donner l'idée nécessiterait beaucoup de labeur et prendrait une extension considérable.
On me dira que l'heure serait plutôt venue de mettre en œuvre une certaine critique historique positive. C'est une manière d'envisager les choses et nous en avons traité ici précédemment.
Mais ici, ce qui nous intéresse, c'est le fait spirituel irrécusable : la manière dont le Livre saint a été lu et pratiqué par l'élite des spirituels de l'Islam, depuis bientôt quatorze siècles. Et s'il est vrai qu'un fait spirituel ne peut désarmer la critique historique positive, en revanche aucune critique historique ne peut infirmer un fait spirituel. Et si un hadîth est lu par les croyants shî'ites comme venant d'un Imâm, comprendre ce hadîth c'est comprendre « comment » en effet il vient de l'Imâm, et c'est la compréhension à laquelle s'attache la phénoménologie religieuse, parce que c'est le seul moyen de rencontrer le fait spirituel. Si la critique historique commence par dénier, au nom de ses arguments à elle, que le texte puisse venir de l'Imâm, elle en a le droit de par ses prémisses. Mais il lui faut renoncer à jamais rencontrer le fait spirituel, puisqu'elle commence par détruire l'intentionnalité qui le constitue. Or, c'est le fait spirituel que nous cherchons à atteindre dans l'herméneutique shî'ite du Qorân.
On se méprendrait donc, si l'on décidait a priori que la mise en œuvre du ta'wîl ésotérique n'est qu'une technique artificielle ou une inspiration fantaisiste. Le littéralisme n'est pas seul à exiger de la rigueur, et la rigueur n'exclut pas l'inspiration : rigueur inspirée, inspiration rigoureuse. Comme l'écrit encore Sayed Kâzem Reshtî : « L'explication de ces niveaux et degrés de compréhension (maqâmât) est quelque chose que Dieu ne permet qu'à la condition qu'elle soit gardée secrète dans les cœurs et enveloppée dans les voiles des mystères, parce qu'il faut que les créatures passent d'abord par la seconde ascension, puis par le degré de la coagulation (184). Or les degrés en question sont postérieurs; ce sont ceux de la fusion unitive et de la vision des choses par le secret du cœur (la transconscience).
Où sont les Pléiades, pour qu'une main humaine puisse les atteindre ? Si jamais nous entreprenions d'expliquer ces degrés en nous servant de la langue des gens qui restent attachés à la seule évidence des univers matériels, jamais nous ne rejoindrions ces problèmes. Car il s'agit du secret que peut seul enseigner le secret (ce sont les mots même du hadîth cité ci-dessus, p. 189) (185) ».
Pour autant que l'on persistera à confondre symbole et allégorie, en estimant qu'il s'agit ici de choses qui seraient connaissablés autrement, on passera à côté de la question. Le symbole des quatre lumières du Trône n'est pas une allégorie mais un ramz, un « chiffre » que l'on n'a jamais fini de déchiffrer, un « chiffre » par lequel est indiquée et simultanément voilée une vérité qui, au niveau de l'intelligence humaine, ne peut être transmise que « chiffrée ». La refuseront ceux pour qui les univers spirituels ne sont que des abstractions; mais il est réservé aux seuls prophètes de rendre la vue aux cœurs aveugles. Certes, il est normal que les travaux exégétiques soient fascinés de nos jours par des découvertes archéologiques sensationnelles, inespérées encore il y a une génération. Mais il n'y a aucune incompatibilité entre les découvertes des archéologues et l'herméneutique des ésotéristes, pas plus que les premières ne rendent superflue la seconde. C'est que les questions que posent les uns et les autres, ou qui se posent aux uns et aux autres, diffèrent respectivement du tout au tout, parce qu'elles ne sont pas posées au même niveau de compréhension. Leur maqâm respectif diffère.
Le « document » probant pour la science historique positive, peut n'être pour la foi de l'ésotériste qu'un nouveau « chiffre » encore à déchiffrer. Car ce que recherche finalement la science spirituelle par l'herméneutique de l'ésotérique, c'est quelque chose dont ne la rapproche pas même la remontée des chronologies les plus fabuleuses, maniées avec aisance par la préhistoire et la paléontologie. C'est que les événements de l'archéhistoire ne sont pas encore, pour autant, de la métahistoire; les événements de la métahistoire ne s'expriment pas au temps passé de nos verbes, et ils s'accomplissent dans des univers qui ne peuvent être pressentis que par le « secret du cœur » : jusqu'en la profondeur d'horizon où le secret du tawhîd s'annonce comme le secret même de l'être naissant éternellement de son propre Impératif, l'Esto (KN) qui fait se manifester l'être dans le Premier Étant, la Lumière des Lumières aux formes flamboyantes des Quatorze Immaculés.
L'intellect humain n'atteint que cette Manifestation où d'ores et déjà l'être a été fait être qui est. Car la solitude divine qui « impérative » l'être, reste transcendante à l'être qu'elle fait être, et inaccessible ailleurs que dans cette manifestation qui est son Impératif même, où l'être est à lui-même son propre patient (Amr maf'ûlî). C'est cela même le secret de l'Imâm énoncé dans le double hadîth cité au début du présent chapitre (p. 188).
Les Douze Imâms, en l'unité de leur essence comme « lieu du message prophétique », sont, en cette réalité plérômatique, le « lieu » où coïncident Impératif actif et Impératif activé, l'Esto (KN) transcendant et l'être (wojûd) immanent à l'étant (mawjûd). C'est ce que professe la spiritualité shî'ite en professant que, s'il n'y avait l'Imâm, l'homme ne pourrait accomplir le tawhîd; son tawhîd se perdrait dans l'abstraction (ta'tîl),ou bien s'abîmerait dans l'ivresse de l'assimilation (tashbîh), peut-être jusqu'à « parler Dieu » à la première personne : Anâ'l-Haqq (Je suis Dieu)! L'Imâm, c'est à la fois l'horizon-limite de la théophanie primordiale et la forme de la théophanie personnelle, compagnon intérieur, guide personnel invisible. On essayera plus loin (chap. VII) d'en mieux expliciter encore le sens.
La manifestation de la Réalité mohammadienne primordiale, rythmée de maqâm en maqâm à la fois comme « descente » du « Livre de l'être » et du « Livre saint révélé », conduit le Logos, la Parole, à l'état de Livre. Lorsque cette « descente » touche au monde de l'homme terrestre, c'est le point où, avec Adam, est inauguré en notre monde le cycle de la prophétie. Ce cycle dure jusqu'au moment où apparaît celui qui est le « Sceau de la prophétie ». La clôture du cycle de la prophétie est eo ipso l'inauguration du cycle de la walâyat, lequel durera jusqu'à la parousie de l'Imâm présentement caché. Les brèves indications recueillies ici, concernant la métaphysique de l'être que la théosophie shî'ite exprime dans la Réalité mohammadienne, plérôme des Quatorze Immaculés, forment ainsi un prélude nécessaire à la compréhension de la prophétologie et de l'imâmologie du shî'isme.

CHAPITRE VI
Prophétologie et imâmologie

1 - Nécessité des prophètes et nécessité des Imâms
Peut-être sommes-nous mieux à même maintenant de pénétrer dans le détail de la doctrine shî'ite du prophète et de l'Imâm, et de compléter les indications sommaires rassemblées précédemment (chap. II). Maintenant que les choses ont été envisagées dans leur dimension totale et réelle, à savoir selon la dimension polaire qui nous en montre la constante origine au sommet du monde du jabarût, dans l'ordre d'une simultanéité éternelle, il y a lieu maintenant de les considérer dans l'ordre de succession qui les manifeste au monde terreste (ou, pour parler avec Qâzî Sa'îd Qommî, en passant de l'ordre du « temps subtil » à l'ordre du « temps opaque »).
Nous avions vu antérieurement, à grands traits, que l'imâmologie shî'ite répond à la question de savoir quelle est la portée et quelles sont les conséquences de l'affirmation énonçant que désormais il n'y aura plus de prophètes. La réponse du shî'isme ne s'explique qu'à la condition d'approfondir, avec lui, la notion même de prophétie et de mission prophétique, et d'apprendre ainsi quels sont l'état spirituel et le mode de connaissance qui définissent un prophète. Il y a bien des variantes, et ces variantes correspondent à autant de catégories de prophètes.
Or, cette diversification même va nous révéler un aspect de la prophétie et de la mission prophétique plus général que celui de la « prophétie législatrice », - un aspect de la prophétie tel que le prophète, le nabî, n'est pas forcément, au sens technique du mot, un « Envoyé » (un nabî morsal, et dans le cas le plus éminent un rasûl).
A la source de la vocation prophétique, de la nobowwat, la doctrine shî'ite place la walâyat (en persan dûstî). Le terme nous est déjà familier par ce qui précède. Nous savons qu'il désigne spécifiquement cette dilection ou amitié divine qui s'attache,
comme un charisme prééternel, à la personne des Douze Imâms, et les sacralise comme les « Amis de Dieu » ou les « Aimés de Dieu » (Awliyâ Allah). Or, la walâyat se révèle non seulement comme étant la source de la mission prophétique, mais comme caractérisant l'état spirituel d'une vocation prophétique plus générale que celle qui est désignée techniquement comme « prophétie législatrice ». Celle-ci surajoute à la vocation prophétique comme telle un charisme propre, celui de l'Envoyé de Dieu, missionné pour révéler un Livre, une Loi nouvelle (sharî-'at). Cette mission législatrice n'est que temporaire, tandis que la walâyat qui conditionne l'état des prophètes tout court, est éternelle. Seulement, toute confusion des termes doit être évitée. Une fois apparu le prophète législateur qui fut le « Sceau des prophètes », parce qu'il n'y aura plus de sharî'at nouvelle, il est impossible de parler encore de « prophètes », même non législateurs. C'est pourquoi, tandis qu'antérieurement à l'Islam on se contentait du terme de prophétie tout court (nobowwat) pour désigner les prophètes non-législateurs (les nabis) sans avoir besoin d'un terme comme walâyat, postérieurement au dernier Prophète on ne peut plus employer que le terme de walayât. Mais le terme désigne un charisme qui existe dès le début du « cycle de la prophétie ». Après la clôture de celui-ci, et parce qu'il n'y aura plus de prophètes, la walâyat apparaît alors comme l'héritage spirituel légué aux hommes par le cycle de la prophétie désormais close.
Deux questions se posent dès lors : en quoi consiste cet héritage des prophètes ? Et qui sont les héritiers des prophètes ? A ces questions répond l'enseignement même des Imâms du shî'isme, car c'est de la notion même d'une prophétie éternelle que fait éclosion celle de l'héritier spirituel, sur cette Terre, de la prophétie, c'est-à-dire la notion même de l'Imâm. Si l'on ne replace pas les choses sous l'horizon que nous a ouvert le chapitre précédent, cette réponse ne peut avoir qu'un caractère insolite, intempestif, pour l'opinion courante, en Islam et ailleurs, qui envisage les choses d'une manière autre et sur un tout autre plan.
Il n'en reste pas moins que cette réponse fut formulée, dès les origines de l'Islam, par ceux-là mêmes dont la généalogie terrestre (« reproduisant » une relation éternelle dans le Plérôme) remontait au Prophète par Celle qui est appelée le « confluent des deux lumières » (Fâtima, majma' al-nûrayn) : lumière de la prophétie et lumière de la walâyat. Finalement, dans l'acceptation ou dans le refus de leur enseignement, s'est joué et continue de se jouer le sort spirituel de l'Islam comme religion prophétique.
Pour la vision shî'ite des choses, l'histoire religieuse de l'humanité n'est pas close avec la clôture du cycle de la prophétie ; la structure même de notre Aiôn, rythmée par les phases du cycle de la prophétie auquel succède le cycle de la walâyat, postule qu'il y a encore de l'événement à attendre, - de l'événement qui concerne la hiérohistoire.
L'idée de l'Imâm, comme héritier spirituel du Prophète, appelle donc une exploitation de la notion de prophétie. Cette explicitation, nous la trouvons en premier lieu dans le corpus des traditions (hadîth et akhbâr) des Imâms, celles, entre autres, qui se trouvent recueillies dans la grande Somme compilée par un courageux théologien shî'ite iranien du IVe/Xe siècle, Mohammad ibn Ya'qûb Kolaynî (ob. 329/940), qui eut encore le temps de connaître les derniers représentants (nâ'ib) de l'Imâm caché (la date de sa mort coïncide à peu près avec celle à laquelle commença la « Grande Occultation » de l'Imâm) (186). Relevons cependant avec soin que, si le grand ouvrage de Kolaynî forme la plus ancienne Somme englobant la totalité des loci theologici du shî'isme, elle avait été précédée par de nombreux recueils partiels, compilés de première main par les disciples intimes de chacun des Imâms tour à tour. Quelques-uns ont survécu; beaucoup hélas! ne sont plus pour nous que des titres connus . par ailleurs (187), les manuscrits ayant disparu au cours des vicissitudes de la communauté shî'ite, plus ou moins obligée à la clandestinité jusqu'à la fin du règne des Abbassides (1258).
Ce ne sont pas ces vicissitudes que nous avons à retracer ici, pas plus que l'agitation politique dont l'idée shî'ite peut être le prétexte. L'enseignement des Imâms, en des milliers de pages, est toujours un enseignement religieux : exégétique, moral, liturgique, théologique, théosophique. Ce n'est jamais un « programme politique ». La pensée religieuse shî'ite a été conservée et élaborée non point par des politiciens ni par des agitateurs, mais par la poignée de « fidèles au cœur éprouvé » qui entoura successivement chacun des Imâms, même dans les circonstances les plus difficiles (188).
La pensée philosophique et religieuse du shî'isme ainsi que son « histoire », nous l'avons souligné au cours du chapitre précédent, ce n'est pas quelque chose que l'on puisse - si
on veut la comprendre et par conséquent la vivre – considérer de l'extérieur et « expliquer » par des circonstances extérieures.
Ce que les Imâms ont considéré, c'est que cette histoire est une histoire spirituelle qui s'accomplit dans les âmes des adeptes, elle est faite des témoignages de leurs adeptes, et ils sont, eux, la source d'information de leurs adeptes; c'est pourquoi cette « histoire » n' « évolue » pas au sens que nous donnons couramment à ce mot. Aussi nous ne pouvons isoler leur enseignement des commentaires de ceux qui les ont vécus, médités et amplifiés, parce qu'ils « y croyaient » : leurs œuvres sont le témoignage de leur foi, et leur foi leur permettait d'en percevoir tout le contenu. De nouveau nous nous retrouvons devant le postulat qu'il nous a fallu affirmer au cours du présent livre, L'« historicité » des choses de la foi consiste dans la réalité même de cette foi saisissant son objet, au cœur de chacun des croyants, Ce n'est pas un encadrement matériel neutre, découpable à volonté selon les tranches d'une chronologie mesurant des moments uniformes.
C'est pourquoi nous ne pouvons trouver de meilleur guide ni de meilleur « lieu » pour comprendre la pensée des saints Imâms, que les maîtres qui ont commenté cet enseignement, tel qu'ils le recevaient comme leur venant des Imâms, et ne pouvant, en raison de son contenu, l'entendre autrement que comme venant des Imâms. Dans leur foi, dans leur pensée et dans leurs œuvres, s'accomplit effectivement l'historicité de la chose religieuse shî'ite, de l'imâmisme. Sans doute, n'est-ce pas cette historicité existentielle que saisit la critique historique positive, lorsque tout son souci est de démontrer que telle ou telle parole n'a pu être prononcée par tel ou tel Imâm, Elle est en droit de commencer par détruire l'objet auquel elle ne croît pas; mais alors, puisqu'il n'existe pas, elle se trouve devant un néant dont il n'y a plus rien à dire. Une science qui commence par détruire son objet ne nous semble pas particulièrement un triomphe. Aussi espérons-nous avoir fait comprendre, au cours de ce livre, pourquoi et comment notre phénoménologie religieuse vise à atteindre la réalité du fait religieux comme tel, en maintenant intégralement l'objet religieux tel que la réalité s'en présente à la foi religieuse qui perçoit cet objet. Et nous savons qu'aucune critique historique positive ne peut empêcher que pour la foi shî'ite, depuis treize siècles, ce soit bien tel ou tel Imâm qui prononce tel hadîth, parce que le contenu de ce hadîth est tel que c'est bien l'Imâm qui l'énonce.
Que l'on ne s'étonne donc pas si, précédemment et dans ce qui va suivre, nous préférons tenir compagnie aux maîtres qui furent dans l' « historicité » de la foi shî'ite. Haydar Âmolî, Mollâ Sadrâ Shîrâzî, Qâzî Sa'îd Qommî, beaucoup d'autres « supports » de la spiritualité shî'ite ont été déjà cités ici. Sadrâ Shîrâzî nous a laissé un monumental commentaire du corpus établi par Kolaynî (189). Pour la réalité des choses de la foi, la distance chronologique n'entre pas en ligne de compte; la proximité intentionnelle est tout et elle est « synchronisme ». C'est dans cette proximité que nous avons déjà été témoin d'une méditation philosophique qui ne s'isole jamais de la réalisation spirituelle, - et qui nous atteste que ce n'est pas un hasard si ce fut en milieu shî'ite que la philosophie traditionnelle de l'Islam s'est perpétuée jusqu'à nos jours.
A méditer donc en la compagnie des maîtres de la pensée shî'ite celui des loci theologici qui, dans les grands recueils de traditions, est consacré à la prophétologie et à l'Imâmat, nous constatons que la prophétologie est, certes, le lieu par excellence où la conscience islamique affirme son sentiment de la nécessité d'un guide qui mette l'homme sur la « voie droite » (sirat mostaqîm) de son « retour », c'est-à-dire sur la voie de la fidélité au pacte prééternel conclu, dès avant sa naissance à ce monde, entre Dieu et lui (cf. supra chap. II). Quant au concept même de la prophétologie et quant à la définition du charisme des prophètes, nous ne pouvons remonter plus haut historiquement que l'enseignement des Imâms du shî'isme. C'est par eux et avec eux que la question s'est posée, et de leur enseignement procède la prophétologie islamique comme telle. Une convergence remarquable est à relever entre leurs arguments en faveur de la nécessité des prophètes, et les considérations que nous pouvons lire plus tardivement chez les philosophes : al-Fârâbî, Avicenne, Sohrawardî. Cette nécessité est envisagée d'un double point de vue : à partir de l'homme et à partir de Dieu. Pour les philosophes avicenniens, le 'aql, l'intellect, le Noûs, reste chez la plupart des hommes à l'état de virtualité ; la réalité humaine intégrale n'est actualisée que dans un petit nombre d'êtres (190). Leur pessimisme exclut l'idée d'un état d'innocence où, par la seule vertu de leurs impulsions naturelles, les hommes auraient pu former une société (191). La « loi naturelle » serait ce que nous appelons la « loi de la jungle ». Pour Avicenne comme pour Bîrûnî, il est nécessaire qu'une loi et une justice soient instaurées par un envoyé divin, un prophète (192). Or, ces considérations des philosophes ne font que reproduire ce que nous lisons chez les
Imâms du shî'isme, chez le VIe Imâm, Ja'far Sâdiq (ob. 148/765) par exemple, dans le grand recueil de Kolaynî (193). Livrés à euxmêmes, chacun à soi-même, les hommes ne peuvent se tirer d'affaire; ils doivent former des associations, mais cela n'est possible que si l'un d'entre eux, supérieur à tous, leur montre ce qui conditionne la voie de leur sécurité en ce monde et de leur surexistence au-delà de ce monde. De même que pour les philosophes, le quatrième des degrés de l'intellect, à savoir l'intellect en acte, n'existe que chez un petit nombre d'individus, de même, dans la terminologie des Imâms, des cinq degrés de l'Esprit (le Rûh) celui qui est appelé Esprit-Saint (Rûh al-Qods) n'est conféré en propre qu'aux prophètes.
Seulement, chez l'Imâm Ja'far, cette impuissance humaine est plus nettement motivée que chez les philosophes, a parte Dei.
La divinité transcendante est inaccessible et invisible; personne n'a jamais vu Dieu ni ne le verra jamais (le shî'isme est sur ce point en opposition avec certaines écoles de l'Islam : avec les Karramiyens qui admettent une possibilité de voir Dieu en ce monde et dans l'autre, par conséquent dans la dimension et l'espace; avec les Ash'arites qui en admettent la possibilité dans l'autre monde, mais sans face à face, ni dimension ni espace). Concluant un long contexte où il a exposé cette impossibilité de voir et de « toucher » Dieu, l'Imâm s'exprime ainsi : « Alors il est établi que parmi les hommes il faut qu'il y en ait qui prescrivent et qui défendent au nom du Sage et du Sachant, et qui en soient les interprètes. Ce sont ceux-là précisément que l'on appelle les prophètes (anbiyâ'). Ils sont l'élite d'entre ses créatures; ce sont des Sages (Hokamâ' ) éduqués par la Sagesse (Hikmat) (194) et missionnés par elle. Ils ont en commun avec les hommes la condition créaturelle et l'organisme physique. Mais, hormis cela, ils ne participent pas aux modes d'être et aux comportements du reste des hommes, parce qu'ils sont, de par le Sage et Sachant, assistés et inspirés par la Sagesse. En outre cette situation est constante à chaque âge et à chaque époque, grâce aux Signes et aux preuves qu'ont apportées les Envoyés et les prophètes. Cela, afin que la Terre de Dieu ne soit jamais vide d'un Garant (Hojjat, une « preuve ») (195), près de qui il y ait un Signe ('alam, symbolon) qui montre la véridicité de ses dires et la constance de son équité. »
Ce texte de l'Imâm Ja'far appelle un triple groupe de remarques :
1) Il y a la qualification divine conférée aux prophètes comme médiateurs. Mollâ Sadrâ, suivant ici une longue tradition, montre que l'existence prophétique comporte deux faces : une face tournée vers la transcendance (taqaddos) et la divinité, l'autre tournée vers la réalité matérielle (tajassom) et la condition humaine. C'est ce qui fait dire que le prophète est un homme de condition divine ou un seigneur divin de condition humaine (insân rabbânî aw rabb insânî). Les deux expressions sont frappantes. Elles montrent comment, dès l'origine, la prophétologie et l'imâmologie affrontent le même problème que celui qui, en christologie orientale, a départagé les Nestoriens et les Jacobites.
En prophétologie islamique, il reste que la qualification divine ne concerne que Ja réalité prophétique éternelle (la Haqîqat mohammadîya), non pas l'humanité terrestre (basharîyat) du Prophète. Celle-ci est attestée dans le verset qorânique : « Je suis un homme pareil à vous, mais une révélation divine m'a été donnée » (18 : III). Quant à la réalité divine, y fait allusion cet autre verset : « Ce n'est pas toi qui lances (la flèche) quand tu la lances, c'est Dieu qui la lance » (8 : 17).
2) Les prémisses amenant en conclusion la nécessité des prophètes, comportent, on vient de le lire, la thèse de l'impossibilité d'une vision de Dieu. Sur ce point, les entretiens des saints Imâms avec leurs familiers sont groupés sous trois thèmes : que la vision divine est impossible; que Dieu ne peut être qualifié par d'autres attributs que ceux qu'il se donne lui-même ; que Dieu ne peut être connu que par lui-même. Et pourtant finalement une certaine vision est possible, mais alors laquelle ?
a) Dans une lettre adressée au XIe Imâm, Hasan 'Askarî (ob. 260/874), un correspondant faisant allusion à la célèbre tradition rapportée du Prophète (le hadîth al-rûya : « J'ai vu mon Dieu sous la plus belle des formes ») (196), pose cette question :
« Comment l'homme adorerait-il un Dieu qu'il ne voit pas ? » Et l'Imâm de répondre : « En vérité, Dieu, béni et exalté soit-il, a rendu visible au cœur de son Envoyé ce qui, de la lumière de Sa sublimités était l'objet de son amour (197). » Avec cette réponse de l'Imâm nous avançons déjà sur la voie mystique. Elle nous énonce le motif de la vision intérieure, vision du cœur. C'est l'amour qui fait voir (qui est le guidé), et ce qu'il fait voir, c'est son propre objet. La vision est en proportion de l'amour.
Mollâ Sadrâ le souligne : la plupart des hommes ne voient qu'avec les sens ; chez eux le 'aql, l'intellect, n'est jamais qu'en puissance ; l'intellectus sanctus ('aql qodsî), qui est le cœur spirituel, est dégagé du temps et de l'espace sensibles.
b) A la question posée par un étranger (un Khârijite) lui demandant : « Qu'est-ce que tu adores? Dieu Très-Haut?
L'as-tu vu? » -- le Ve Imâm, Mohammad Bâqir (ob. 115/ 733), répond : « Non, les yeux ne le voient pas par la vision de l'organe physique, mais les cœurs le voient par les réalités (haqâ'iq) de la foi. Il n'est pas connaissable par comparaison (qiyâs, syllogisme, analogie); il ne peut être perçu par les sens.
Descriptible par les Signes (âyât), connaissable par les symboles 'alâmât), sans violence dans ses jugements, c'est cela Dieu, ce Dieu dont nous disons : Point de Dieu sauf Lui (198). »
c) Le VIe Imâm, ja'far Sâdiq, rapporte cette réponse du 1er Imâm, l'Émir des Croyants, à qui un certain homme de science demandait : « O Émir des croyants! Est-ce que tu vois ton seigneur, au moment où tu l'adores? » L'Imâm de répondre :
« Prends garde! je n'adorerais pas un Dieu que je ne verrais pas (199). » L'autre de répliquer : « De quelle manière le vois-tu donc ? - Prends garde ! dit l'Imâm, les yeux ne le voient pas par la vision physique, mais les cœurs le voient par les réalités de la foi (200). » Les réponses des Imâms maintiennent ainsi le paradoxe : d'une part, le refus opposé à Moïse (« Tu ne me verras pas », lan tarânî, 7 : 139), d'autre part le témoignage prophétique (« J'ai vu mon Dieu sous la plus belle des formes »). On peut même dire que la réponse des Imâms conduira leurs adeptes (cf. infra chap. VII) à préciser une doctrine avec laquelle s'accorde celle d'Ibn 'Arabî, lorsqu'elle énonce que la vision théophanique ne se produit jamais que sous la forme correspondant à l'aptitude de celui à qui elle se montre (motajallâ laho) (201); celui-ci ne voit que sa propre forme dans le miroir de Dieu (le Guide prend la forme de celui qu'il guide). Vision du cœur, science du cœur (ma'rifat qalbîya), le motif revient toujours chez les Imâms ; il n'est donc ni le propre du soufisme comme tel, ni l'invention d'al-Ghazâlî (ob. 505/1111). Il importe de s'en souvenir, quand on s'interroge sur les rapports entre shî'isme et soufisme, entre imâmologie et expérience mystique (202).
Pour donner un exemple de la fécondité de ce thème chez les philosophes shî'ites, parce qu'il sera présent tout au long de la prophétologie et de l'imâmologie, j'insisterai sur une admirable page de Mollâ Sadrâ, invitant à peser dans chaque cas l'emploi du mot vision. Dans l'entourage des Imâms plus tardifs on rapportait fréquemment le propos d'un jeune adepte du VIe Imâm, le célèbre Hishâm ibn al-Hakam. Ce propos, s'accordant remarquablement avec les prémisses de la physique stoïcienne, soutenait qu'il faut bien que Dieu soit un corps (jism), sinon il serait un acte (fi'l, verbe), c'est-à-dire un irréel ne « prenant corps » que par le sujet conjuguant le verbe (203). Mollâ Sadrâ fait face d'autant plus facilement à l'apparent paradoxe, qu'à l'encontre de ses devanciers il professe non pas une métaphysique des essences, mais une métaphysique de l'exister, elle-même d'affinité stoïcienne. En conséquence, les actes d'exister d'une même essence la situent à des niveaux différents. Il en est ainsi pour la notion de corps, depuis le corps élémentaire jusqu'au corps spirituel. Il en est de même pour l'homme, constitué d'une triade (dont l'idée fut abandonnée en Occident par le Concile de Constantinople, en 869).
Cette triade est celle-ci : il y a l'homme physique, au niveau du corps organique qui dispose des facultés de perception sensible. Il y a l'homme psychique, au niveau du « corps psychique » dont les membres ne sont pas situables dans les dimensions de ce monde, car il n'est pas de ce monde-ci; il a pour organe la puissance Imaginative et la conscience imaginative, dont la théorie a été particulièrement développée par Mollâ Sadrâ. Il y a l'homme pneumatique, au niveau du « corps pneumatique ou spirituel », lequel possède des sens spirituels (hawâss rûhânîya 'aqlîya), une vue spirituelle, une ouïe spirituelle, etc.
C'est pourquoi il faut entendre dans leur sens spirituel certains versets qorâniques et hadîth, pour les entendre à leur niveau, c'est-à-dire dans leur vrai « sens littéral ». Dès lors, si une essence comme celle que désigne le mot corps a plusieurs modes d'exister, différenciés en degré de noblesse et de densité, on peut aller jusqu'à admettre, à la limite, qu'il y ait quelque chose comme un « corps divin » (jism ilâhî), mais auquel s'applique le verset qorânique : « Rien ne lui ressemble » (42 : 9) (204)
Or, le siège de ces sens spirituels c'est le cœur, lequel va être l'organe de la gnoséologie prophétique. Parce que révélation prophétique et expérience mystique sont en parfaite homogénéité (205), Mollâ Sadrâ résume ainsi le motif : « La source de tous les dévoilements mystiques (mokâshafât), c'est le cœur humain par son essence même et par son intellection (206) de la lumière, mettant en œuvre les sens spirituels. Car le cœur a des yeux, une ouïe et tous les autres sens. Nombre de choses dans les hadîth classiques le confirment. Ce sont ces sens spirituels qui sont la source (asl) des sens corporels. Lors donc que le voile est levé entre eux et la réalité extérieure, la source (le sens spirituel) s'unit avec la dérivation (le sens corporel), et c'est par les sens spirituels qu'est contemplé cela même qui est appréhendé par les sens corporels. L'Esprit (rûh) contemple tout cela par soi-même, parce qu'à son niveau toutes les essences (haqâ'iq)forment une unité, comme elles le font pour l'Intelligence agente (207). » Ainsi le cœur englobe-t-il toutes les formes et tous les niveaux de la prophétologie et de l'imâmologie.
3) En effet, c'est encore ce même motif du cœur qui va faire éclore de la nécessité des prophètes le motif de la nécessité de l'lmâm. C'est le troisième groupe de remarques appelées par le texte du VIe Imâm que nous avons lu ci-dessus, là où l'Imâm affirmait que jamais la Terre ne peut être privée d'un garant de Dieu, une « preuve » (Hojjat) répondant pour lui. Ce motif est essentiel pour l'imâmologie shî'ite ; lui doit son origine le motif du « pôle du monde », du « pôle des pôles », sans lequel l'existence terrestre ne pourrait continuer un instant de plus, - motif bien connu jusque dans le soufisme non shî'ite. Nous avons appris déjà que l'Imâm, le pôle, peut être tantôt visible et connu, tantôt caché, inconnu des hommes, inaccessible à leur perception sensible, Tel est l'état actuel des choses : le temps de l'occultation (ghayhat), le temps de l'Imâm caché.
Comment le motif en est-il fondé dès l'origine ? Nous l'avons déjà indiqué au cours de ce qui précède. Il y a essentiellement cette idée qu'il incombait au prophète de révéler la lettre de la sharî'at, tandis qu'il incomberait à un autre d'en enseigner le sens spirituel (le ta'wîl). Cet autre, c'est l'Imâm comme « Mainteneur du Livre » (Qayyim al-Qorân). La situation résultant du hadîth du VIe Imâm cité ci-dessus, était la suivante : le missionnement des prophètes par Dieu est absolument nécessaire, parce que la grande affaire pour les humains est de trouver la voie par laquelle leur existence attestera leur fidélité au pacte prééternel : A-lasto bi-rabbi-kom ? « Ne suis-je pas votre Seigneur ? »
(Qorân 7 : 171). Cette voie, ils ne peuvent la trouver sans un guide, lequel est le prophète. Fort bien, mais qu'en est-il, lorsque le prophète n'est plus là ? A fortiori, qu'en est-il, lorsque celui qui n'est plus là, était le Dernier Prophète ?
Au cours d'un entretien avec l'Imâm Ja'far, un de ses fidèles (Mansûr ibn Hâzim) lui expose la marche de ses discussions avec les non-shî'ites. Quand il en arrive au point essentiel :
« Maintenant que l'Envoyé de Dieu n'est plus là, qui donc sera le Témoin, le répondant (Hojjat) devant les hommes ?» - généralement les autres répondent : « Le Qorân. » Mais ce Qorân, l'adepte l'a médité lui-même, et il sait combien de disputes on se livre sur son texte ; il a donc compris que le Qorân à lui seul ne peut être le Témoin, le Répondant (Hojjat, l'argument décisif), s'il n'y a pas un Mainteneur (qayyim), un herméneute
(mofassir), qui en connaisse la gnose intégrale (haqîqat) (208).
Ce Mainteneur, c'est l'Imâm, c'est-à-dire le Guide.
De son côté, Mollâ Sadrâ montre que cette thèse essentielle du shî'isme n'est qu'une conséquence de la transcendance divine (209). On établit en philosophie, dit-il, que l'essence de ce qui n'a pas de cause (l'Ab-grund) ne peut être définie, ni aucune preuve en être donnée à partir de quelque chose d'autre, car c'est avec ce sans-cause que commence la preuve de toute chose. La connaissance de tout ce qui est causé étant obtenue à partir de la cause, comment connaître ce qui causalise les causes (mosabbib al-asbâb) et fait connaître toute cause ? C'est ce que signifie cette parole du 1erImâm : « Je n'ai rien connu que je n'aie connu Dieu auparavant », - à laquelle fait écho celle d'un mystique : « Je ne connais mon Dieu que par mon Dieu. »
« Connaître son Dieu », c'est en connaître les Attributs.
Mais comment atteindre ces hautes connaissances divines, sinon par une communication divine apportée par un Ange (wahy) ou bien par une inspiration (ilhâm) ? Ceux qui savent ce qu'il en est des « origines » et du « retour » (mabda' et ma'âd)ont reçu ou bien cette communication divine par l'Ange (ce sont les prophètes), ou bien cette inspiration (ce sont les Irnâms et « Amis de Dieu »), et cette inspiration, reçue en songe ou à
l'état de veille, rentre dans ce que l'on appelle « hiérognose ».
Tous ceux des humains qui n'ont reçu ni l'une ni l'autre, doivent aller à la rencontre des Envoyés, les prophètes. Mais c'est là, nous l'avons vu, que la question se pose : qui chercher, quand il n'y a plus de prophète ?
L'argumentation s'assure donc une base solide : la présence continue d'un Témoin (Hojjat) est nécessaire, parce que le texte du Livre, le Qôran, ne peut être à lui seul un Hojjat.
Et il ne peut l'être parce qu'il contient essentiellement un zâkir (exotérique) et un bâtin (ésotérique), voire jusqu'à sept profondeurs ésotériques ; c'est un texte chiffré, rempli de symboles.
« Le Qorân, déclare Mollâ Sadrâ, n'est pas un livre dont la science puisse être assumée par le savoir commun des philosophes.
La plupart des gens instruits sont déjà incapables de comprendre les livres des philosophes, ceux des anciens comme Platon et Aristote, ceux des récents comme Fârâbî et Avicenne.
Alors, comment comprendre le Qorân qui est discours divin venu de Dieu, et descendu dans le cœur de son prophète?
Comment quelqu'un pourrait-il être le guide pour la multitude de ses sens cachés, sinon celui qui a une vue intérieure (basîrat) éclairée par Dieu, une audition spirituelle (samâ' 'aqlî) qui entende d'après Dieu et ses Anges, même s'il ne voit pas la forme de l'Ange et n'entend pas la sonorité du discours, comme le Prophète voyait et entendait par ces deux sens spirituels ? » Toute la différence, nous allons le voir, que la gnoséologie établit entre les prophètes d'une part, et les Imâms et Amis de Dieu d'autre part, est en effet dans le mode et le degré de leur hiéro gnose.
Il reste que celui qui a cette double capacité des sens spirituels, même si elle n'égale pas celle du prophète-envoyé, est celui qui, après le prophète, est le Mainteneur du Livre, c'est-àdire de son sens intégral, et c'est celui-là l'Imâm. Nous avons déjà noté que la solution du problème de la succession du prophète ne réfère ni à une Église, ni à un magistère dogmatique, ni à une norme collective, mais à un homme de Dieu, inspiré de Dieu. Nous avons ici en quelque sorte la preuve scripturaire de l'Imâmat par le fait que l'Imâmat est une nécessité de l'herméneutique des Révélations. En sa profondeur ontologique, nous avons déjà appris que le rapport de l'Imâmat avec la mission prophétique est celui d'un héritage spirituel dont les héritiers sont investis pré éternellement. Ici l'argument mis en avant pour fonder scripturairement l'Imâmat de 'Alî ibn Abî-Tâlib, c'est qu'entre tous les Compagnons du Prophète, il fut le seul à connaître le sens plénier des Révélations. Pas un verset du Qorân ne fut révélé à l'Envoyé de Dieu, sans que celui-ci ne le lui dictât et ne le lui fît réciter à son tour, lui en enseignant le tafsîr (l'explication littérale) et le ta'wîl (l'exégèse spirituelle). « Et le Prophète, raconte lui-même l'Imâm, priait Dieu d'agrandir mon intelligence et ma mémoire. Je n'ai pas oublié un seul verset du Livre ni une seule connaissance qu'il me dicta, depuis qu'il pria Dieu ainsi pour moi (210). » Ce sont de tels textes qui nous font connaître l'essence même du shî'isme; on souhaiterait qu'ils fussent plus connus et surtout mieux compris en Occident.
Or, ce qui nous fait parfaitement comprendre ce dont il s'agit, c'est que l'Imâm, ainsi qualifié comme « Mainteneur du Qorân », est désigné comme étant le cœur. A cette occasion, de nouveau entre en scène le jeune Hishâm ibn al-Hakam qui se distinguait entre tous les compagnons du VIe Imâm non seulement par son extrême jeunesse, mais par sa fougue et sa dévotion passionnée pour la personne de l'Imâm. Certaine fois, l'adolescent prit l'initiative d'une expédition personnelle pour aller confondre un éminent maître mo'tazilite (représentant par conséquent le rationalisme de la scolastique musulmane), Abû Marwân 'Amrû ibn 'Obayd, qui tenait des séances de discussion à Basra. C'est de ce commando dialectique que l'Imâm demande à son jeune adepte de lui rendre compte. Celui-ci donc, ayant bondi sur son chameau, avait fait le trajet de Koufa à Basra, où il avait trouvé le maître mo'tazilite enseignant un vendredi, dans la mosquée, entouré de ses disciples. Le moment était solennel; pourtant Hishâm n'hésite pas à demander la parole, et il en use pour poser une série de questions que le shaykh mo'tazilite commence par trouver farfelues. Hishâm lui demande : As-tu des yeux ? Que fais-tu avec ? Ainsi de suite pour chacun des cinq sens. Le shaykh se prête au jeu, ce qui permet à Hishâm d'arriver à l'ultime question, celle que pose une psycho-physiologie des « organes subtils » pour laquelle le cœur, comme conscience, juge en dernier recours de la certitude et des doutes des perceptions des sens. Le cœur est donc l'Imâm, le guide, des perceptions sensibles, et le shaykh mo'tazilite doit convenir qu'il a un cœur. « O Abu Marwân ! réplique alors Hishâm, Dieu n'a donc pas abandonné les organes de tes sens sans leur donner un Imâm qui leur authentifie ce qui est valide, et par qui ils peuvent se former une certitude sur ce qui est l'objet de leurs doutes. Et il aurait laissé tous les humains dans leurs délires, leurs doutes et leurs perplexités, tandis que pour toi il a suscité un Imâm auquel tes propres sens soumettent leurs doutes et leurs délires (211) ? »
Il est très significatif que la nécessité de l'Imâm soit ainsi fondée sur une homologation du macrocosme au microcosme, car au moment même où se fait jour la nécessité d'un Imâm pour la communauté humaine, voici que s'ouvre la voie menant à l'intériorisation de l'imâmologie, c'est-à-dire la voie sur laquelle s'opère la rencontre entre l'imâmologie et la réalisation spirituelle la plus personnelle. Il y aura un perpétuel échange entre ce qui
sera dit concernant le rôle de l'Imâm dans la communauté, et ce qui se passe dans l'être intérieur de chaque individualité spirituelle; le lien choisi par la piété personnelle avec tel ou tel des Imâms, sera éprouvé comme la présence du guide intérieur.
C'est cela qui a abouti dans l'ismaélisme, par exemple, au symbolisme du Sinaï et de l'olivier : le mont Sinaï typifie la personne du mystique, au sommet ou au cœur de laquelle croît l'olivier qui est l'Imâm, l'âme de l'âme (jân-e jân), son guide personnel intérieur (212).
Disons même qu'en conséquence de ce que nous avons appris concernant les sens spirituels, il résulte que les choses intérieures, si on les entend comme telles, sont bel et bien entendues dans leur vérité littérale, comme le fait Mollâ Sadrâ en commentant l'épisode de Hishâm (on a vu ci-dessus, chap. v, qu'à chaque maqâm la vérité spirituelle est bien la vérité littérale de ce maqâm).
« Le cœur, dit Mollâ Sadrâ, c'est le corps subtil de lumière (latîfat nûrânîya) qu'il faut distinguer de l'organe de chair en forme de cône (qalb sanawbarî). L'âme pensante (nafs nâtiqa) est le chef et l'Imâm de toutes ses facultés; le cœur, comme demeure permanente de l'âme, le trône où elle siège, est le chef et l'Imâm des organes de ces facultés (213). » Aussi, en parfaite homologie, est-ce une nécessité vitale que le signe de l'Imâm se dresse à chaque époque ; d'où la nécessité de la présence invisible de l' « Imâm caché », en un temps d'occultation (ghaybat) comme le nôtre. C'est là, dit notre philosophe, une conclusion théosophique indépendante de la diversité des sharî'at et des religions. Car, ainsi que le dit l'Imâm Ja'far en approuvant le jeune Hishâm, c'est quelque chose qui est écrit dans les Livres divins (Kotob ilâhîya), les Psautiers célestes (zobor samâwîya), « dans les livres d'Abraham et de Moïse » (87 : 19).
Certes, Mollâ Sadrâ nous le rappelle, c'est ici que se pose la question sur laquelle s'est faite la cassure intérieure de l'Islam.
Qu'est-ce qui désigne la personne de l'Imâm ? Qu'en est-il de la nécessité de sa présence permanente de siècle en siècle, que cette présence soit visible et connue, ou qu'au contraire elle soit invisible et inconnue de la masse des humains ? La réponse shî'ite à ces questions va s'élucider d'elle-même, si nous les posons à partir du point où nous a été signalée tout à l'heure la différence entre la communication divine (wahy) reçue par les
prophètes-envoyés, et l'inspiration (ilhâm) donnée aux Imâms et Amis de Dieu. Car la gnoséologie prophétique, en distinguant les catégories de prophètes en fonction du mode de leur connaissance respective, situe eo ipso la place de l'Imâm et de l'imâmologie dans la prophétologie. Autrement dit : le sort de la communauté, en tant que communauté spirituelle, se décide en fonction de ce que l'on admet ou de Ce que l'on rejette de la « philosophie prophétique ». Et c'est pourquoi nous avons placé celle-ci (sans avoir toujours été bien compris) à la racine et au fondement de la méditation philosophique en Islam, parce qu'elle est la forme sous laquelle ceux qui ont été les « supports » de la conscience spirituelle de l'Islam ont réfléchi sur la vocation de l'Islam en ce monde.
2. - Les catégories de prophètes et la walâyat
Le mot nabî en arabe (214) se rattache au sens que la racine nb' prend à la IIe et à la IVe forme (nabba'a et anba'a) : annoncer à quelqu'un une nouvelle. Le prophète, le nabî, c'est « quelqu'un qui annonce de par Dieu » (mokhbir 'an Allah). Quant à la réalité signifiée par le concept, son essence (la haqîqat), c'est-àdire la prophétie (nobowwat) du nabî, il n'est possible de l'expliquer, observe Mollâ Sadrâ, qu'à la condition d'expliquer préalablement comment les connaissances sont « projetées » (ilqâ al-'olûm) de Dieu dans le cœur humain. Les philosophes shî'ites ont été ainsi conduits par la prophétologie qu'ont énoncée les Imâms du shî'isme, à édifier la gnoséologie qu'appelle en propre une philosophie prophétique. Telle est, peut-on dire, la situation caractéristique de la pensée philosophique sécrétée par le shî'isme, c'est-à-dire par l'Islam ésotérique. Elle reconnaît
l'identité foncière entre l'Esprit-Saint, Ange de la Révélation (Gabriel), et l'Ange de la connaissance, l'Intelligence agente dont parlent les philosophes. Nous avons noté déjà qu'il ne s'agit là ni de rationalisme ni de rationalisation; il faut nous garder de donner comme équivalent pur et simple au mot arabe 'aql (intellectus, intelligentia, Noûs), notre terme de « raison » (ratio). Il s'agit d'un schéma assez ample pour saisir dans un
même ensemble les degrés qui mènent de l'intellect en acte des philosophes à l' intellectus sanctus de la connaissance prophétique.
Et il y a un postulat fondamental énoncé par Mollâ Sadrâ, dont nous relevons les termes techniques : il ne s'agit ni de raison ni d'abstraction, mais du cœur et de l'épiphanie au cœur.
Ce postulat, c'est que le cœur de l'homme (qalb al-insân, cette notion reste décidément au centre) est apte, de par sa nature foncière (gharîza) à accueillir les essences (haqâ'iq) de tous les cognoscibles (ma'lûmât). Cependant les connaissances qui s'épiphanisent (tajallî) au cœur peuvent procéder des données religieuses (le texte, les sciences canoniques, 'olûm shar'îya) et elles peuvent procéder directement du Donateur des données, c'est-à-dire de l'Intelligence Esprit-Saint ('Aql, Rûh). Les 'olûm 'aqlîya ne sont pas exactement nos connaissances rationnelles : elles peuvent être plus que nos connaissances philosophiques.
En un sens général, elles sont les « sciences spirituelles ».
Ces dernières, Mollâ Sadrâ les schématise ainsi : il y a celles qui sont a priori (connaissances des premiers principes), et il y a celles qui doivent être acquises (215). Ces dernières peuvent être acquises par un enseignement (ta'allom) et le détour du raisonnement inductif : c'est la connaissance des philosophes et des savants spéculatifs. Elles peuvent l'être aussi comme si elles étaient « projetées » à l'improviste dans le cœur, sans effort (ijtihâd) de la part de l'homme. A son tour cette projection (ilqâ') peut se produire, sans que l'homme ait la connaissance ou la vision de celui qui la projette en lui ; c'est en propre ce que l'on appelle inspiration (ilhâm), et c'est la connaissance des Imâms (Awsiyâ, les héritiers du prophète) et des Initiés spirituels (les Awliyâ, Amis de Dieu). Mais il peut arriver que cette épiphanie (zohûr) au cœur s'accompagne, à l'état de veille ou en songe, de la vision ou de l'audition de l'Ange qui projette la connaissance dans le cœur. Tous les degrés de la conscience sont ainsi envisagés. A la limite, on aura ce qui est désigné comme « communication divine par l'Ange » (wahy), laquelle est réservée aux grands prophètes qui ont été missionnés pour révéler une nouvelle Loi divine (sharî'at). De cette différenciation va dépendre tout le reste de la prophétologie.
Quant au processus même de cette projection, Mollâ Sadrâ le décrit comme une angélologie de la connaissance. L'Ange (Gabriel ou l'Intelligence agente) est celui que le Qerân désigne comme le Calante (al-Qalam, 68 : 1). C'est « celui par qui Dieu
écrit sur les tablettes des cœurs ». C'est un être spirituel (jawhar qodsî), essentiellement un être de lumière, « qui est la cause médiatrice entre Dieu et les hommes pour l'actualisation de la connaissance dans leurs cœurs, de la même façon que le Calame
est l'intermédiaire entre l'auteur de l'écriture (fâ'il al-kitâba) et son réceptacle (papier ou tablette), pour la production des dessins de l'écriture sur celui-ci ».
Il faut donc dire, avec Mollâ Sadrâ, que le rapport de cet être de lumière qui est l'Ange-Intelligence, avec les cognoscibles, est analogue au rapport de la lumière sensible avec les visibilia, et la correspondance vaut aussi bien en ce qui concerne l'organe de la vision extérieure, « exotérique » (basar al-zâhir), qu'en ce qui concerne l'organe de la vision intérieure (« ésotérique », basîrat al-bâtin) (216). Autrement dit : l'œil, siège de la faculté
visuelle, perçoit en acte quand le soleil dispense sa lumière. Le cœur, siège de l'intelligence, connaît en acte lorsque l'Ange (le Calame, l'Intelligence agente) dispense sa lumière. Le cœur est dans la même situation que l'œil. Il peut être frappé d'aveuglement.
Mais rien n'est plus étranger à tout agnosticisme que cette théorie de la connaissance issue de l'avicennisme.
La comparaison qui revient toujours est celle du miroir.
L'épiphanie des connaissances divines à partir du miroir qui est la Tabula secreta (Lawh mahfûz), portant l'empreinte de tout ce que Dieu y a gravé, dans cet autre miroir qui est le cœur, correspond à l'impression d'une image d'un miroir dans un autre miroir. Il y a un voile tout d'abord entre les deux miroirs.
On peut chercher à l'écarter avec la main, et c'est ce que font les philosophes. Mais il arrive que le souffle des brises divines enlève le voile devant l'œil du cœur ('ayn al-qalb), et c'est le cas des inspirés. C'est pourquoi il n'y a pas hétérogénéité entre la connaissance des philosophes et celle des inspirés. Mollâ Sadrâ y insiste : l'Ange de la connaissance est également l'Ange de la révélation. La connaissance par inspiration ne se différencie
de celle acquise par l'effort (celle des philosophes), ni dans ce qui constitue la connaissance elle-même, ni dans son substrat (qui est le cœur), ni dans sa cause (qui est l'Ange, le Calame, l'Intelligence agente), mais elle s'en différencie en proportion
de l'enlèvement du voile, bien que cela ne dépende pas du choix de l'homme. Chaque fois, les connaissances ne sont actualisées dans nos cœurs que par l'intermédiaire de l'Ange (bi-wâsitat al-Malâ'ika), et c'est à quoi font allusion ces versets coraniques :
« Il n'est pas donné à l'homme que Dieu lui parle sinon par la communication (d'un Ange, wahy) ou à travers un voile. Ou bien il envoie un prophète, afin qu'avec sa permission cet Envoyé communique à l'homme ce qu'il plaît à Dieu » (42 : 50-51) (217).
Les bases sont maintenant posées pour que, à partir de la différenciation des catégories de prophètes, nous comprenions comment éclôt la notion fondamentale de l'Imâmisme ou shî'isme duodécimain, celle de l'Imâm-guide. Cette différenciation s'établit en fonction de la gnoséologie qui vient d'être esquissée.
Une longue leçon du VIe Imâm, Ja'far Sâdiq, figurant dans le grand recueil de Kolaynî, nous enseigne qu'il y a quatre catégories de prophètes (218).
1) Il y a le prophète (nabî) qui, à la différence de l'Envoyé, n'est prophète que pour soi-même. Il n'a pas à transmettre à d'autres les Signes (a'lâm) et l'inspiration divine (ilhâm)
qui lui sont donnés. C'est en quelque sorte une prophétie intransitive qui ne dépasse pas sa propre personne.
2) Il y a le nabî qui, en même temps qu'il perçoit les Signes et reçoit l'inspiration, voit ou entend la cause, c'est-à-dire l'Ange qui « projette » en lui les connaissances, par une vision et audition spirituelles. Cependant, il n'a cette vision ou cette audition qu'en songe, non pas à l'état de veille. Il n'a pas, lui non plus, de mission prophétique pour un groupe quelconque.
Comme exemples on cite le cas de Loth, qui avait au-dessus de lui, comme prophète et Imâm, Abraham dont il suivait la sharî'at, ou encore le cas du prophète Mohammad avant qu'il ait eu la perception visuelle de l'Ange lui communiquant la Révélation; jusque-là en effet il était simplement un Nabî, sans être encore un Envoyé (rasûl).
Ces deux premières catégories de la prophétie simple (nobowwat) ainsi différenciées, vont avoir une importance majeure pour la prophétoîogie shî'ite. Nous avons déjà appris
en effet que ce qui depuis l'Islam s'appelle walâyat (comme initiation spirituelle des Amis de Dieu, les Awliyâ) n'est rien d'autre que la continuation, sous un autre nom, d'une prophétie qui commença avec le premier âge de l'humanité. L'idée shî'ite postule essentiellement la continuité d'une prophétie secrète, ésotérique (nobozowat bâtinya), qui durera jusqu'à la fin des temps.
3) Il y a le Nabî qui cumule les états spirituels des deux premières catégories, outre deux autres privilèges. D'une part il peut avoir non plus seulement en songe mais à l'état de veille la perception visuelle et l'audition de l'Ange; d'autre part, il est envoyé vers un groupe qui peut être plus ou moins nom breux. C'est le prophète envoyé (le Nabî morsal). Sont donnés comme exemples le cas du prophète Jonas et en général le cas des prophètes d'Israël, lesquels n'apportaient pas une nouvelle sharî'at mais suivaient la sharî'at de Moïse.
4) Il y a le Nabî Envoyé qui, en plus des qualifications spirituelles précédentes, ne vit plus sous la sharî'at d'un prophète antérieur, mais est envoyé pour révéler aux hommes une nouvelle sharî'at. Dans ce cas, la prophétie prend techniquement le nom de prophétie législatrice (nobowwat al-tashrî'). La leçon du VIe Imâm compte cinq de ces grands prophètes. Plus généra lement on en énumère six, en commençant avec Adam, et quelque
fois sept, en y incluant David dont le Psautier, mentionné dans le Qorân, est considéré comme un Livre révélé distinct. Les grandes périodes du cycle de la prophétie législatrice sont alors définies par les noms d'Adam, Noé, Abraham, Moïse, David, Jésus, Mohammad. Ce sont eux que l'on appelle les ulû'l-azm (les hommes à la décision résolue) (219). Chacun de ces grand prophètes a commencé par être un Nabî tout court avant d'être un Envoyé ; la maturation de la vocation de prophète envoyé ne s'opère que lentement sous l'influence divine (220). En outre chacun d'eux fut également de son vivant l'Imâm, le guide. La gnose ismaélienne, nous le verrons, n'est pas d'accord sur ce point, mais dès maintenant l'imâmologie duodécimaine va spécifier, en commentant le verset qorânique (2 : 118) relatif à l'investiture d'Abraham, les conditions requises pour qu'un Imâm soit dit le successeur d'un prophète; ce verset, les théologiens shî'ites l'invoqueront, à chaque occasion, pour justifier leur conception de l'Imâm, ruiner celle des sunnites et repousser leurs critiques. Il s'agit du verset dans lequel Dieu déclare à Abraham : « Voici que je t'établis comme Imâm des peuples ; - Et dans ma descendance? demande Abraham. - Ma promesse ne s'étend pas aux mauvais (al-zâlimîn, les violents, les iniques). »
Abraham demandait donc pour sa postérité le privilège de l'Imâmat ; la réponse divine signifie que la qualité d'Imâm requiert une pureté spirituelle intérieure qu'aucune légitimation extérieure par descendance charnelle ne confère par elle-même.
Les shî'ites, en étendant l'exigence de cette pureté immaculée ('ismat) aux douze Imâms de la famille du Prophète (ahl albayt) qui furent ses successeurs, démentent donc les affirmations tendancieuses reproduites par quelques Orientalistes.
Jamais la descendance charnelle n'a suffi par elle-même à faire un Imâm (il y a eu des milliers d'Imâmzâdeh, enfants d'Imâms, il n'y a eu que douze Imâms). Il y faut en outre non seulement le nass (la désignation expresse par l'Imâm prédécesseur) mais
la 'ismat. Ne traduisons pas comme on le fait parfois, par « infaillibilité », le mot ayant pris en Occident une acception précise et exclusive. Employons les termes plus exacts d' « immunité, impeccabilité, pureté » (ce que connote le terme grec anamartêtos).
D'où, le terme des « Quatorze Immaculés » (Chahârdeh ma'sûm) pour désigner le Prophète, sa fille Fâtima et les douze Imâms. D'où, la conception shî'ite, nous l'avons déjà observé, ne nous permet pas de placer la lignée des Douze Imâms sur le même plan que les dynasties profanes de ce monde (pas plus que le charisme des « gardiens du Graal » n'a sa source dans un « légitimisme » politique prévalant contre d'autres dynasties).
En fait, lorsqu'ils emploient le mot Imâm, théologiens sunnites et théologiens shî'ites réfèrent respectivement à des concepts tout différents (221).
Cette remarque faite, on constatera que la gnoséologie de Mollâ Sadrâ n'a fait que développer la prophétologie enseignée par l'Imâm Ja'far, lequel détermine les catégories de prophètes en fonction des degrés de leur aptitude à la connaissance visionnaire,
la hiérognose, et fonde par là même la « philosophie prophétique ». Or, c'est cette théorie de la connaissance prophétique qui va maintenant situer gnoséologiquement le rang de
l'Imâm, et justifier eo ipso l'idée d'une prophétie continuant jusqu'à la fin des temps, parce qu'il ne s'agit plus de la « prophétie législatrice ».
Le Ve Imâm, Mohammad Bâqir, père de l'Imâm Ja'far, interrogé par un adepte à propos du verset qorânique (19 : 55) dans lequel Ismaël, fils d'Abraham, est qualifié de prophèteenvoyé (troisième des catégories définies ci-dessus) donne une réponse qui ne fait que confirmer le hadîth précédent : « Le Nabî tout court, dit-il, c'est celui qui a des visions en songe et entend la voix de l'Ange, mais ne voit pas l'Ange de ses yeux
à l'état de veille. L'Envoyé (rasûl) c'est celui qui entend la voix de l'Ange et en a la vision en songe, mais qui, en outre, le voit et l'entend à l'état de veille [...]. Quant à l'Imâm, il entend la voix de l'Ange en songe, sans en avoir la vision » (voir le texte très important de Mollâ Sadrâ, que nous donnons en note) (222).
Cette dernière précision est capitale, puisque déjà elle assimile, quant à Sa gnoséologie, le cas de l'Imâm à celui du Nabî de la seconde catégorie définie dans le hadîth précédent. Les conséquences vont bientôt nous en apparaître.
Le même enseignement est répété dans un hadîth du VIIIe Imâm, 'Alî Rezâ (ob. 203/818), désignant nommément la figure active de cette angélologie de la connaissance, à savoir
Gabriel, l'Esprit-Saint, le Calame. Suivons alors le complément d'information que nous apporte Mollâ Sadrâ, concernant le processus de cette hiérognose. En premier lieu nous est donnée une explication des qualifications et des noms conférés à l'Ange Gabriel dans le Qôran, et par lesquels nous est confirmée son identité avec l'Intelligence active des philosophes (223). « Il est celui qui dispense la communication divine (wahy) aux prophètes, l'inspiration (ilhâm) aux Awliyâ (les « Proches » de Dieu, les Imâms), la vision véridique en songe aux Spirituels. » Les degrés de la hiérognose sont donc en fonction des degrés de la manifestation de l'Ange (l'angélophanie) : vision à l'état de veille, vision en songe, perception purement auditive. Comme celui qui deviendra apte à guider les hommes est d'abord lui-même guidé par l'Ange, la philosophie prophétique doit prémunir ici contre toute erreur d'appréciation. Il s'agit, par la mise en œuvre des sens spirituels, de comprendre au niveau auquel ils sont vrais, les versets qorâniques mentionnant la descente (nozûl) de Gabriel sur le cœur de l'Envoyé, le fait que l'Ange se typifie pour lui sous une forme humaine, exactement comme dans le cas de Maryam dont il est dit que l'Ange « prit pour elle la forme d'un être humain sans défaut » (19:17), c'est-à-dire d'une forme parfaite et d'une beauté absolue. La philosophie prophétique postule donc en second lieu une théorie de la connaissance imaginative et du mundus imaginalis ; notre Mollâ Sadrâ a excellé dans cette tâche.
Il commence par reprocher à de trop nombreux philosophes islamiques (hokamâ' islamîyîn) et à tant de gens qui se réclament de la philosophie, d'estimer que les formes contemplées, les sonorités entendues spirituellement, sont simplement des choses empreintes sur la tablette de la conscience imaginative (hiss moshtarik), laquelle serait, selon eux, une faculté organique ayant son siège dans la partie antérieure du cerveau et disparaissant avec l'organisme physique. L'une des thèses soutenues avec prédilection par Mollâ Sadrâ, dans l'ensemble de ses œuvres, est que l'Imagination est une faculté spirituelle, ne périssant donc pas avec l'organisme physique; elle est comme le corps subtil de l'âme (224). L'opinion des philosophes incriminés « tient, dit-il, à une carence radicale de la connaissance du monde du Malakût (le monde angélique des Animae caelestes), et à la faiblesse de la foi dans les Anges, dans la forme que prennent la révélation et le Livre. Car ces choses sont des existants tout à fait concrets, subsistant par soi-même, sans avoir besoin d'un substrat (comme en auraient besoin des accidents); elles ont même beaucoup plus de réalité existentielle (mawjûdîyat) que les existants extérieurs. Toutefois leur monde est un autre monde ; il n'est pas possible de le percevoir avec nos sens impurs. » A la suite de Mollâ Sadrâ, toute son école a insisté sur ce thème de la puissance imaginative comme organe de connaissance distinct des sens et de l'intellect pur. On peut dire que cette angélologie de la connaissance, postulée par une philosophie prophétique, s'accorde admirablement, si même elle ne l'inspire, avec une philosophie qui professe que toute perception sensible est d'ores et déjà une opération de l'Imagination active, car ce n'est pas la forme de la matière extérieure qui est perçue, mais
celle qui est dans l'âme (225). Seulement, l'Imagination active peut, par les organes des sens, diriger sa contemplation sur une apparence (zâhir) du monde visible, et à cause de l'ambiguïté du monde du phénomène ('âlam al-shahâdat), il peut y avoir désaccord entre la forme apparente et la réalité cachée. En revanche, la forme qui est produite dans l'Imagination, lorsque celle-ci dirige sa contemplation sur le monde supra-sensible, et que l'illumination du monde supérieur du Malakût est projetée dans le secret du cœur (sirr al-qalb), - cette forme fait réellement connaître les choses divines ; dans ce cas la forme extérieure correspond toujours à la réalité intérieure; il s'agit d'une beauté qui ne trompe pas (elle est Imaginatio vera). Mollâ Sadrâ sait qu'il y a ici des secrets extraordinaires, permettant de connaître le secret d'un homme, 1' « homme intérieur » (bâtin), d'après les formes de ses songes.
Une fois assuré l'organe par lequel se nouent l'angélologie et la prophétologie, c'est-à-dire l'organe par lequel s'accomplit dans l'homme la communication (wahy) de l'Ange se rendant visible à l'état de veille dans le cas du prophète-envoyé, ou bien l'inspiration (ilhâm) de l'Ange se rendant visible ou audible en songe dans le cas du Nabî tout court, nous pouvons comprendre la position assumée par la philosophie prophétique du shî'isme, lorsqu'elle assimile, nous l'avons constaté il y a un un instant, la hiérognose dispensée au Nabî tout court (le nonenvoyé) et celle qui est dispensée à l'Imâm. En fait, leur cas est le même : le Nabî tout court et l'Imâm rentrent dans la catégorie des Mohaddathûn, « ceux à qui parlent les Anges ».
C'est un propos du Prophète fréquemment cité : « Il y a dans ma communauté des interlocuteurs des Anges, des gens à qui les Anges font des récits (mohaddathûn). » La portée de ce propos, si considérable pour toute l'histoire de la spiritualité islamique, ne peut s'expliciter indépendamment de l'enseignement des Imâms du shî'isme (226).
En commentant une autre leçon du Ve Imâm (227) mentionnant  « ceux à qui parlent les Anges », sans qu'ils voient l'Ange face à face, ni même nécessairement en songe, Mollâ Sadra explique que cet entretien (tahdîth) de l'Ange, c'est quelque chose qui est à l'intérieur ou dans le secret de la transconscience (fî bâtin al-sirr), comme discours spirituel (kalâm 'aqlî) et récit spirituel (hadîth rûhânî). Nous pourrions dire, en employant la terminologie de Semnânî : un entretien des spirituels avec le « Gabriel de leur être ». La philosophie prophétique culmine alors dans cette présence du guide intérieur, qui est la source de l'enseignement secret, « ésotérique » au sens le plus strict du mot (ta'lîm bâtinî), par l'audition spirituelle (228).
Dès lors, nous voici à même de percevoir la portée des thèses de la philosophie shî'ite qui ébranlent l'Islam purement légalitaire, réduit à la religion exotérique de la Loi, close sur la lettre du passé. Si, parmi les états spirituels que décrit la prophétologie, nous mettons à part la vision de Gabriel et l'audition de son discours à l'état de veille (discours qui est la « dictée » d'une sharî'at), il reste qu'à tous les autres états spirituels participent en commun l'Envoyé (rasûl), le prophète tout court (nabî) et les Mohaddathûn, « ceux à qui parlent les Anges », c'est-à-dire les Imâms et les Awliyâ. Jamais la Terre, nous disent les Imâms, n'est laissée vide d'hommes qui portent les secrets divins, bien qu'ils soient inconnus de la masse des humains (229). Cela veut dire, explique Mollâ Sadrâ, que la prophétie secrète, « ésotérique » (nobowwat bâtinîya), continuera jusqu'à la parousie du Dernier Imâm. Ce dont la Terre est désormais privée, c'est uniquement de la prophétie légiférant une sharî'at, une Loi nouvelle (nobowwat al-tashrî') et, corollairement, de l'emploi du mot nabî. Et même la mission prophétique (la risâlat) et la commulégislateur) nication divine (wahy) ne sont interrompues qu'en un sens particulier, car ne cessent de continuer les prémonitions (indhârât), les signes avertisseurs (mobashshirât). Certes, Mohammad fut le Sceau des prophètes; il n'y aura plus de Nabî. Et pourtant continuera à jamais cette prophétie secrète qui, identifiée à sa source même, porte le nom de walâyat. Ces thèses découlent de l'enseignement formulé dès les origines de l'Islam par les Imâms du shî'isme; et pourtant, face à l'Islam officiel, tel qu'il est historiquement devenu, elles ont un caractère révolutionnaire.
Alors, essayons de récapituler cette prophétologie en explicitant quelque peu ces thèses. Tout d'abord qu'est-ce qui distingue, quant à la gnoséologie, le cas de Mohammad comme Sceau des prophètes ? Sans entrer en détail dans la théorie islamique et shî'ite de l'inspiration prophétique (qu'il y aurait intérêt à comparer une bonne fois avec les solutions qui ont été données, dans les différentes confessions chrétiennes, au problème de l'inspiration scripturaire), résumons les indications que nous donne Mollâ Sadrâ en commentant le hadîth du Ve Imâm que nous avons cité il y a un moment (230). « Les Livres révélés (« descendus du Ciel », monzala) ont abouti à un Livre (le Qorân) qui est
la Parole de Dieu (Kalâm Allah) faisant descendre le Vrai sur le cœur de son serviteur, comme Il le dit en propres termes : Gabriel a fait descendre (a déposé) sur ton cœur le Livre destiné à confirmer les Livres sacrés venus avant lui (2 : 91), ce qui veut dire que l'ange Gabriel a fait descendre réellement sur le cœur du Prophète les Réalités spirituelles (haqâ'iq) du Qorân, non pas la simple forme extérieure des mots, mots écrits sur des tables et lisibles par n'importe quel lecteur comprenant l'hébreu ou le syriaque. Non! ce qu'il a fait descendre, c'est la réalité spirituelle (gnostique, haqîqat), non pas la forme extérieure sans plus. »
Comment se représente-t-on la différence entre les révélations données aux prophètes antérieurs qui ont « apporté un Livre », et la révélation qui fut le charisme du Sceau des prophètes?
Mollâ Sadrâ l'explique en prenant appui sur une suite de versets qorâniques. Le contenu spirituel, la réalité gnostique (haqîqat) du Qorân, est descendu dans le cœur du Prophète avant la forme extérieure du Livre (les mots, les lettres), avant le Discours (le Logos) proféré (Kalâm), c'est-à-dire avant que l'interlocuteur céleste, l'Ange, ne se manifestât à son regard. C'est de cette essence spirituelle du Livre que le verset 42 : 52 déclare : « Nous en avons fait une lumière par laquelle Nous guidons. » Cette lumière de la Parole, du Verbe (nûr al-Kalâm), c'est elle cette vérité spirituelle (haqîqat). Et c'est cette lumière du Verbe, au cœur du Prophète, qui rejaillit sur ceux qui lui sont unis non point par la seule parenté extérieure sans plus (monâsabat sûrîya), mais par un apparentement à la fois spirituel (ma'nawîya) et extérieur, c'est-à-dire les Douze Imâms (la double nature de leur rapport avec le Prophète est ainsi soulignée de nouveau).
Quant aux autres Livres célestes, ils sont descendus sur les prophètes antérieurs avec leur forme extérieure, selon 1' « exotérique » de ces prophètes ('alâ zawâhiri-him), écrits sur des tablettes ou des feuillets que peut lire quiconque sait lire; ces prophètes étaient aussi bien que leur communauté sous la direction de ces Livres. Ce verset le dit : « Il a fait descendre la Torâ et l'Évangile pour servir de direction (guide) aux hommes » (3 : 2). Le Sceau des prophètes, par l'épiphanie des Lumières prééternelles du Qorân à son cœur, a été investi en personne, et après lui ses Douze Imâms, de cette direction et de cette fonction de guide (hidâyat). Autrement dit, précise encore Mollâ Sadrâ : avec chacun des prophètes antérieurs il y avait le Livre qu'il apportait à son peuple, pour que ce Livre lui fût une lumière (« Celui qui a fait descendre le Livre qu'a apporté Moïse comme une lumière et un guide » 6 : 91), tandis que, dans le cas du prophète Mohammad, c'est son cœur qui était devenu lui-même lumière, et avec cette lumière il y avait un Livre (« Une lumière nous est venue de Dieu », c'est-à-dire Mohammad, « ainsi qu'un Livre évident », c'est-à-dire le Qorân, 5 : 18).
Toute la différence est là, et elle a son principe dans le secret de la Réalité mohammadienne primordiale (supra chap. v) : d'une part un prophète, un Nabî qui est envoyé, et avec lui une lumière qui vient du Livre qu'il apporte; d'autre part, un Nabî qui est par soi-même lumière, et avec qui il y a un Livre.
Le « phénomène du Livre saint » prend donc dans la conscience islamique un aspect tout particulier, son aspect final, du fait qu'il accompagne la venue du Sceau des prophètes, dont la précellence parmi les prophètes vient de nous être expliquée.
Telle qu'elle est comprise par la théosophie shî'ite, la foi de la communauté de ce prophète (îmân, non plus simplement islâm) sera par essence la gnose de cette lumière, non pas l'adhésion pure et simple à la lettre du texte qui présuppose cette lumière.
Et tel est le sens donné à ce verset : « Il a gravé la foi dans leurs cœurs et les aide par un Esprit venant de lui » (58 : 22). Ce que cette foi perçoit dans l'apparition du Dernier Prophète, c'est la manifestation du Nom divin qui totalise tous les Noms, parce qu'il est l'épiphanie terrestre du Logos glorifié ou Réalité prophétique éternelle (la Haqîqat mohammadîya).
La question que nous posions tout à l'heure, et à laquelle répond la vocation du shî'isme, éclôt ici spontanément : le dernier prophète est venu, mais il n'est plus là. Sa mission a été
de révéler le Livre dont le texte est l'apparence littérale, l'enveloppe exotérique de cette Lumière qui modalisait son cœur.
Mais après lui, qui donc préservera les hommes de s'immobiliser devant cette apparence et les guidera jusqu'à cette réalité ésotérique qui en est la lumière ? Il faut qu'il y ait un guide dont la mission soit non plus de révéler une sharî'at, une Loi, mais de révéler le sens secret de celle-ci. Jamais la Terre ne peut être privée d'un tel guide, qu'il soit connu publiquement, ou qu'il soit dans l'occultation. C'est toute l'idée shî'ite, nous le savons déjà. Au cycle de la prophétie a succédé le cycle de la walâyat, celui de l'Initiation spirituelle de la gnose; il n'y a plus de Nabîs, mais il y a les Awliyâ, les Amis de Dieu, les gnostiques.
La walâyat, c'est la dilection divine qui spécifiquement et initialement sacralise les Douze Imâms comme « Amis de Dieu »; leurs personnes sont la théophanie de cet amour divin. D'où la walâyat, chez leurs fidèles, est le culte d'amour voué à leurs personnes théophaniques, comme étant la forme de manifestation de l'amour divin ; c'est par leur walâyat que leurs fidèles, à leur tour, peuvent devenir des « Amis de Dieu » (cf. encore infra chap. VII). Le cycle de la walâyat est le cycle de l'initiation à cette finalité de l'amour, comme au secret que la gnose découvre sous la lettre des révélations prophétiques, parce qu'elle sait qui sont ceux qui, de maqâm en maqâm, sont le « lieu de la Révélation divine » (cf. supra chap. v). C'est pourquoi nos auteurs disent que sans la walâyat, il n'est point de foi qui soit agréée de Dieu. C'est ainsi que la walâyat est initiation aux secrets de la prophétie (elle est le bâtin al-nobowwat), et que les « Amis de Dieu » en sont les initiateurs. Plus précisément dit encore, nous avons vu que, du point de vue gnoséologique, l'état spirituel du Nabî tout court (le prophète non « envoyé ») est caractérisé par une hiérognose qui est commune aux Imâms, aux Amis de Dieu, aux Mohaddathûn, « ceux à qui parlent les Anges ». C'est pourquoi il est exact de dire que, sous le nom de walâyat, continue une forme de prophétie qui n'est plus et ne sera jamais la prophétie législatrice des grands prophètesenvoyés, mais celle qui a été désignée comme prophétie ésotérique, c'est-à-dire relative aux choses intérieures (nobowwat
bâtiniya). Parce que cette dernière couvre toute l'histoire de l'humanité, on pourrait dire que le shî'isme a entrevu les prémisses d'une théologie générale des religions et de l'histoire des religions, une théologie dont le centre de perspective ne peut être un fait tombé « au passé » ; c'est pourquoi l'horizon de la pensée shî'ite est un horizon paraclétique, et nous verrons sans surprise la figure du XIIe Imâm identifiée avec le Paraclet (chez Haydar Âmôli et plusieurs autres) (231). Nous avons déjà signalé une affirmation courante chez les auteurs shî'ites : au cours des périodes prophétiques antérieures à celle du prophète de l'Islam, on n'employait pas le mot walî (pluriel Awliyâ'), l'on disait nabî. Mais ce que depuis l'Islam on entend par walâyat, c'est aussi bien ce que l'on désignait antérieurement par la prophétie, la nobowwat non accompagnée de la risâlat, c'est-à-dire la prophétie simple, non pas la mission prophétique de l'Envoyé chargé de révéler une sharî'at. Il n'y a aucune différence quant au concept, il n'y a de différence que dans l'emploi du mot, simplement parce que, Mohammad ayant proclamé qu'il était le Sceau des prophètes (Khâtim alanbiyâ'), on ne peut plus employer le mot nabî. Mais il faut que dans la communauté du Dernier Prophète, il y ait de ces hommes dont lui-même a dit : « Il y a des hommes qui ne sont pas des prophètes et que cependant les prophètes envient. » Ce sont ceux-là les Imâms, les Amis de Dieu et les amis de ces Amis. Ce que le Prophète a voulu dire en disant : « Il n'y aura pas de prophète après moi », c'est que la « prophétie législatrice » était désormais close. Il n'y aura plus de Loi nouvelle, pas de révélation d'une nouvelle sharî'at. Mais nous avons appris que, le Prophète n'étant plus là, le Qorân à lui seul ne pouvait être le Témoin, le Répondant, parce que c'est un texte chiffré aux profondeurs ésotériques, dont la connaissance est non pas acquise de l'extérieur, mais transmise par ceux qui savent, ceux qui ont l'inspiration (ilhâm). C'est pourquoi il faut que continue jusqu'à la fin des temps cette prophétie dont nousvenons de rappeler la désignation comme « prophétie ésotérique » (nobowwat bâtinîya). Elle est celle des Témoins dont la succession continue fera se lever la Résurrection (Qiyâmat) avec laquelle s'achèvera notre Aiôn, lorsque se manifestera à découvert celui qui aura été jusque-là le Guide caché, invisible, de tous ces Témoins : le Douzième Imâm (232).
Donc, lorsque nos auteurs répètent que la prophétie (nobowwat)est temporaire, tandis que la walâyat est éternelle, la première affirmation se rapporte à la prophétie législatrice (nobowwat al-tashrî'), tandis que la seconde, relative à la walâyat, concerne en fait une prophétie éternelle, qualification permanente des Amis de Dieu, dont la religion est aussi la religion éternelle de l'humanité spirituelle (233). Nous savons que, d'autre part, la notion de walâyat domine tout le soufisme; mais, précisément, la notion spécifiquement shî'ite de la walâyat enfin remise en lumière, nous nous trouvons devant cette question :
sera-t-il permis dorénavant de parler de walâyat dans le soufisme en passant sous silence son origine shî'ite, ou, ce qui serait encore plus grave, en ignorant sommairement sa signification fondamentale en théologie shî'ite (234) ? Cette signification contraste au maximum avec la religion légalitaire, l'exôtérisme de l'orthodoxie sunnite. Chaque fois que, dans les temps passés, celle-ci a soupçonné ne fût-ce qu'un crypto-shî'isme, les conséquences ont été dramatiques. Je rappellerai le procès de Sohrawardî (ob. 587/1191) à Alep. La question décisive fut celle-ci : « Tu as prétendu dans tes livres que Dieu peut créer un prophète quand il le veut ? » En fait, l'accusation réfère au prologue du grand livre de la « Théosophie orientale » (Hikmat al-Ishrâq) où Sohrawardî affirme la présence continue d'un Qotb, le « pôle » dont la Terre ne peut jamais être privée. Mais nous savons maintenant tout ce qu'implique cette idée. Aussi bien suffit-il que Sohrawardî ait voulu parer l'accusation en demandant s'il s'agissait d'une impossibilité divine intrinsèque ou non, pour que le fait entraînât sur lui l'anathème (takfîr) et sa condamnation (cf. infra livre II).
Jusqu'ici nous est apparue la relation gnoséologique entre le prophète et l'Imâm : la nécessité du charisme de celui-ci, parce que, postérieurement au prophète législateur, il était nécessaire qu'il y eût des guides pour initier au sens ésotérique des révélations prophétiques. La walâyat est l'ésotérique de la prophétie (bâtin al-nobowwat), c'est la définition la plus courante.
Mais alors la relation entre le prophète et l'Imâm comme relation entre l'exotérique et l'ésotérique, doit avoir dès l'origine un fondement métaphysique gnostique. La notion d'héritage prophétique et d'héritiers spirituels du prophète ne fera qu'exemplifier dans le monde terrestre la structure de la Réalité prophétique éternelle, la Haqîqat mohammadîya, l'idée mohammadienne, considérée précédemment aux différentes hauteurs de l'horizon métaphysique. Il nous faut maintenant considérer cette structure sous l'angle de la mission prophétique en ce monde.
3. - L' héritage prophétique et l'Imâmat
Ici nous suivrons principalement Haydar Âmolî (VIIIe/XIVe siècle) déjà fréquemment cité, parce qu'il excelle à mettre en œuvre, avec fidélité et efficacité, les hadîth de ses Imâms
(cf. infra livre IV, chap. I). Lorsque nous parlons de religion prophétique ou de philosophie prophétique, ces termes présupposent naturellement la prophétie. De celle-ci nous avons rappelé plus haut une définition étymologique (p. 235). Elle ne concerne pas, bien entendu la « prédiction de l'avenir ». Mais étant donné ce qui en fait l'essence, et puisqu'elle est nécessaire dès toujours pour guider les hommes sur cette Terre, peut on dire à quel moment elle a commencé ? N'attendons pas ici, bien entendu, que l'on nous réfère à une histoire empirique.
Mais n'attendons pas non plus uniquement un mythe. Nos auteurs, avons-nous dit, connaissent les faits de la métahistoire.
Or, la prophétie a bien son origine dans la métahistoire. Elle a commencé dans le Ciel, dès avant l'existence de l'homme terrestre (cf. supra chap. v) ; sous ses variantes, l'idée est commune à la gnose shî'ite duodécimaine et à la gnose ismaélienne. Le premier prophète a été celui qui, sous ses désignations diverses, se présente comme l'Anthropos céleste.
La diversification des catégories de prophètes, telle que nous l'avons trouvée exposée par les Imâms du shî'isme, recroise la différenciation que nous rappelle Haydar Âmolî (235). Lorsque les auteurs shî'ites parlent de prophétie (nobowwat), ils font une double série de distinctions. D'une part, il y a une « prophétie enseignante » (nobowwat al-ta'rîf) que l'on peut désigner étymologiquement comme « gnostique », car son enseignement est la gnose (ma'rifat) de l'Essence, des Noms et des Attributs divins; elle englobe les trois premières catégories de prophètes du schéma analysé ci-dessus (p. 238), c'est-à-dire les cent vingt-quatre mille prophètes dont parle la tradition, et qui suffisent à couvrir toute l'histoire des religions. Et il y a la « prophétie législatrice » (nobowwat al-tashrî) comportant en outre la mission d'instaurer une sharî'at, une Loi divine (quatrième catégorie du même schéma). D'autre part, la prophétie présente un double aspect : un aspect absolu, universel (motlaq, 'âmm), et un aspect restreint, relatif, particulier (moqayyad, khâss).
Cet aspect particulier est celui qui se manifeste dans chacun des prophètes, chaque prophète étant une épiphanie (mazhar) de la réalité prophétique éternelle. Quant à l'aspect absolu et universel de la prophétie, seul le Sceau des prophètes en est l'épiphanie.
Pour le comprendre, il faut méditer la prophétie en son origine (cf. supra chap. V, la Réalité mohammadienne primordiale), atteindre la réalité prééternelle du Prophète, celle qui s'exprime dans un paradoxe comme celui-ci : « J'étais déjà un prophète, alors qu'Adam était encore entre l'eau et l'argile (c'est-à-dire non encore formé). » Un tel propos réfère à la prophétie primordiale, idéale (nobowwat haqîqîya) qui éclôt dans la prééternité, dès avant les temps, et permane de siècle en siècle (nobowwat azalîya bâqiya). Quant au héraut de cette prophétie primordiale, la gnose ismaélienne l'explique comme étant la Première Intelligence ou Archange ('Aql awwal) du Plérôme (236); la gnose shî'ite duodécimaine le désigne sous des titres divers : le Khalife suprême, le Pôle des pôles, l'Esprit sublime (Rûh a'zarn), le Calame suprême, Homo maximus (Insân kabîr), Verus Adam (Adam haqîqî), autant de désignations montrant que l'Anthropos céleste de l'ancienne gnose est devenu la Haqîqat mohammadîya, le Logos mohammadien, l'Essence archétype du prophète, la Réalité mohammadienne éternelle. La réalité humaine du prophète terrestre n'en est pas l'incarnation ; elle en est la figure épiphanique (mazhar)à la façon d'un miroir montrant une image. C'est en cette qualité
que le Prophète, comme Sceau des prophètes, est la manifestation de la prophétie absolue et universelle. Tel est le sens de ces propos indéfiniment répétés par tous les gnostiques de l'Islam : « La première chose que Dieu créa fut l'Intelligence », ou bien « le Calame », ou bien « l'Esprit », variantes récapitulées dans celleci : « La première chose que Dieu créa fut ma Lumière(la Lumière mohammadienne, Nûr mohammadî). » Et parce que cet Anthropos céleste, ce Verus Adam, fut celui que Dieu créa à son image ('alâ sûrati-hi), celui qui en est l'épiphanie, le miroir, peut dire : « Celui qui m'a vu a vu Dieu. » Non moins fréquemment, ce propos qui contient une réminiscence évangélique précise, est attribué à l'Imâm (237). C'est que la Réalité prophétique éternelle est, en fait, une bi-unité, une unité dyadique.
Nous en trouvons l'idée, bien avant Ibn 'Arabî, déjà dans les grands textes de la gnose shî'ite ismaélienne, où elle se montre comme la dyade de la Ire Intelligence et de l'Ame, ou bien la dyade des deux premières Intelligences du Plérôme. La Réalité prophétique éternelle (Haqîqat mohammadîya) présente deux aspects, deux faces, deux « dimensions » : celle de l'exotérique qui est celle de la prophétie (nobowwat), et celle de l'ésotérique qui est celle de la walâyat ou de l'Imâmat (cf. supra chap. v, les Douze Imâms comme lieu de la mission prophétique, de maqâm en maqâm). D'où la définition de la walâyat comme étant 1' « ésotérique de la prophétie ». Cette Réalité prophétique éternelle est donc à la fois la source de la prophétie primordiale et de la walâyat primordiale ou archétypique (aslîya).
C'est pourquoi elle est désignée comme la Source de la Vie ('ayn al-Hayât), qu'il faut chercher à travers les ténèbres de la Nature, à travers celles de la religion littérale, pour découvrir cette Lumière spirituelle dont il nous a été dit qu'elle fut, dans le cœur du Prophète, antérieure à la lettre de ses révélations, et qui de son cœur rejaillit sur le cœur de ses héritiers spirituels, les Douze Imâms. « La Source de la Vie, c'est l'ésotérique du Nom divin le Vivant (bâtin al-ism al-Hayy). Celui qui l'a vraiment compris, boit l'eau de la Source de la Vie, et celui qui boit de cette eau, jamais ne mourra, parce qu'il est vivant de la vie divine; et tout vivant dans le monde vit par la vie de cet Anthropos parfait (kâmil, teleios), parce que sa vie est la vie même de Dieu. »
De même que la prophétie, il faudra donc que la walâyat présente un double aspect : un aspect absolu et universel, et un aspect particulier. Celui-ci fut manifesté déjà dans tous les Amis de Dieu (Awliyâ) qui, au cours des périodes antérieures de la prophétie, portaient simplement le nom de Nabîs. Quant à la walâyat absolue, l'ésotérique de l'Anthropos céleste, elle eut sa manifestation dans celui qui fut sur terre le plus proche du Prophète par la double parenté spirituelle et terrestre, 'Alî ibn Abî-Tâlib, le 1erImâm, l'Émir des croyants. D'où, les Douze Imâms ne formant qu'une seule essence (haqîqat), c'est l'Imâmat mohammadien comme tel, qui est le sceau de la walâyat, c'est-à-dire de l'ésotérisme ou de la gnose de toutes les religions prophétiques. De même que Mohammad avait été le Sceau des prophètes, l'Imâmat mohammadien scelle la walâyat en la personne du 1erImâm comme Sceau de la walâyat absolue, et en la personne du XIIe Imâm comme Sceau de la walâyat ou de la gnose mohammadienne (238). C'est pourquoi le 1erImâm a pu également dire en écho au Prophète : « J'étais un walî (c'est-à-dire un Imâm, connaissant l'ésotérique de la prophétie éternelle), alors qu'Adam était encore entre l'eau et l'argile. »
Tout cela, dit à très grands traits, nous permet de comprendre un ensemble de déclarations traditionnelles où s'affirme l'indissoluble bi-unité du prophète et de l'Imâm, de la prophétie et de l'initiation ou gnose, de l'exotérique (zâhir) et de l'ésotérique
(bâtin). Celles-ci, par exemple, où le Prophète déclare : « Moi et 'Alî, nous sommes une seule et même Lumière. » « Nous étions, moi et 'Alî, une seule et même Lumière devant Dieu, quatorze mille ans avant qu'il eût créé Adam. » Il ne s'agit pas, bien entendu, d'années de notre comput, mais du temps plérômatique (239) (le temps « absolument subtil » dont parle Qâzî Sa'îd Qommî). Un autre propos définit le rang de l'Imâm éternel par rapport à la prophétie législatrice temporaire. « 'Alî a été missionné avec chaque prophète invisiblement (secrètement), avec moi il l'a été publiquement. » Ce qui veut dire : chaque religion prophétique a comporté un ésotérisme, une gnose, dont l'existence est restée secrète. La mission du dernier prophète se caractérise par le fait qu'elle en annonce publiquement l'existence, l'enseignement en étant réservé à l'Imâm. Dans un prône d'une portée extraordinaire (la Khotbat al-Bayân citée cidessus), l'Imâm dira : « Je suis celui qui détient le secret de l'Envoyé de Dieu (240). » L'Imâmat mohammadien est ainsi l'ésotérique de toutes les religions antérieures, mais la manifestation de cette gnose ne sera complète, à découvert et sans voile, que lors de la parousie du Mahdî, le douzième et dernier Imâm, comme Sceau de la walâyat mohammadienne, laquelle est comme telle le Sceau de la walâyat universelle.
En nous montrant comment l'imâmologie éclôt spontanément de la prophétologie, ces textes nous présentent l'enchaînement rigoureux des thèmes essentiels de la pensée shî'ite. C'est par le motif de l' Anthropos, de la Réalité prophétique éternelle, que nous pouvons comprendre comment et pourquoi l'Imâmat, avec sa fonction ésotérique, est l'héritier de la prophétie; comment, par la gnoséologie qui situe le rang de l'Imâm, va se préciser l'idée d'une science qui est héritage spirituel et qui contraste avec tout savoir acquis de l'extérieur. Cet aboutissement aura une importance décisive, car la spiritualité shî'ite culmine dans la vérification expérimentale personnelle de la maxime : « Celui qui se connaît soi-même (son âme), connaît son Seigneur », c'est-à-dire son Imâm. Elle culmine dans la découverte de ce Guide personnel, celui qu'il faut avoir connu pour ne pas mourir
en ayant vécu dans l'inconscience. Or il ne s'agit pas là d'une connaissance acquise de l'extérieur, mais d'un héritage donné à l'âme.
Pour saisir dans son ampleur la notion d'une connaissance qui est héritage de l'âme, il importe donc de dégager tout d'abord la manière dont les auteurs shî'ites se représentent la transmission de l'héritage prophétique à l'Imâm, ce qui veut dire, en premier lieu, la transmission de cette Lumière qui constitue la bi-unité préexistante du Prophète et de l'Imâm. Depuis la création d'Adam, le dépôt de cette Lumière, de leur Esprit (le Rûh
mohammadî), passa, de génération en génération, préservé de toute souillure (notamment de celle du shirk, l'ignorance qui désintègre l'Unité divine), jusqu'au temps où parut 'Abdol-Mottalib, le commun aïeul de Mohammad et de 'Alî, en la double personne desquels se scinda la bi-unité primitive du prophète et de l'Imâm (241).
Cette représentation nous fait comprendre pourquoi inlassablement les shî'ites réaffirment leur position, parce qu'elle a été le plus souvent incomprise ou mécomprise, à savoir, que jamais aucun homme ne fut digne de l'Imâmat et du khalifat par sa seule descendance charnelle du Prophète (nisbat jismânîya, hissîya, sûrîya), mais qu'il y faut en plus la parenté spirituelle (nisbat ma'nawîya), une parenté spirituelle qui s'origine à la préexistence de la Réalité mohammadienne primordiale. Nous y avons déjà insisté. Ce que nous venons de lire nous suggère que ce n'est pas parce qu'ils étaient la famille du Prophète que les Imâms furent les Imâms, mais c'est inversement, parce qu'ils étaient les Imâms, qu'ils devaient être les membres de la Famille Sainte (les ahl al-bayt). Cette relation familiale n'est que la manifestation, dans le monde visible, de leur unité plérômatique.
C'est pourquoi elle n'est jamais une simple parenté extérieure charnelle, mais une parenté initialement spirituelle.
C'est cette double parenté, terrestre et spirituelle, à laquelle s'ajoutent l'investiture personnelle (nass) et l'impeccabilité ('ismat), c'est tout cela qui a désigné les Douze Imâms comme héritiers (Awsiyâ) du Prophète. Mais leur héritage précisément, ce n'est pas la fonction extérieure, exotérique, c'est-à-dire la prophétie législatrice. C'est essentiellement l'ésotérique (rappelons-nous toujours la définition : la walâyat est l'ésotérique de la prophétie). C'est leur connaissance, et avec elle le mode de cette connaissance, qui est justement cet héritage dont les titres s'originent, avant leur parenté terrestre, à leur préexistence dans le Plérôme. L'héritage transmis aux Imâms, ce n'est pas le tanzîl (« faire descendre » la révélation), mais le ta'wîl (« reconduire » la lettre de cette révélation à sa source).
Quant à la nature de la parenté du Prophète avec le 1er Imâm (et par celui-ci avec les onze autres Imâms), elle s'exprime dans ce texte capital, où le Prophète (après la bataille de Khaybar) s'adresse en ces termes à l'Imâm : « Si je ne craignais qu'un groupe de ma communauté pût dire à ton égard ce que les chrétiens disent au sujet du Christ (Masîh), je dirais aujourd'hui à ton sujet quelque chose qui ferait que tu ne passerais plus près d'un groupe sans que l'on recueille la poussière de tes pas, et qu'à cause de ton extrême pureté l'on n'y cherchât un remède.
Mais qu'il te suffise de faire partie de moi-même comme je fais partie de toi-même. Alors héritera de moi, celui qui héritera de toi, car tu es par rapport à moi comme Aaron par rapport à Moïse, avec cette différence qu'après moi il n'y aura plus de prophète (242). »
Ce texte nous confirme ce qui précède : l'essence constitutive, éternelle (haqîqat), du Sceau des Envoyés et celle du Sceau des Amis de Dieu (Awliyâ), des gnostiques, est une seule et même essence considérée quant à l' exotérique de la prophétie dans la personne du Prophète, et quant à l' ésotérique de la walâyat dans la personne des Douze Imâms. Cette parenté plérômatique étant établie, examinons comment on se représente le détail des choses dans le monde phénoménal ('âlam al-zâhir), tel que l'illustre un texte comme celui-ci où le Prophète déclare en parlant de l'Imâm : « Son secret comporte qu'il vive de ma vie et meure de ma mort. Il en est de lui comme d'un rameau que mon Dieu a planté de sa propre main.
 Il lui a dit : Sois, et il est
 (2 : III et passim, ce qui veut dire que l'ascendance de l'Imâm est en soi une ascendance verticale remontant à la volonté divine, non pas la simple conséquence de la génération terrestre, celle-ci ne faisant que découler de celle-là). Qu'après moi donc, Dieu prenne soin de 'Alî et des héritiers (Awsiyâ) de ma postérité (c'est-à-dire des onze autres Imâms), car ils seront les Guides (hodât, pluriel de hâdî), les Fidèles, les Agréés. Dieu leur aura
donné ma compréhension et ma science, ce qui veut dire que, étant à la hauteur de mon rang, ils sont dignes du khalifat (c'est-à dire d'être mes successeurs) et de l'Imâmat. »
Ce qui qualifie les Imâms comme héritiers du Prophète, c'est donc qu'ils ont même degré d'intelligence et de savoir que le Prophète. C'est précisément ce qui qualifie chacun d'eux, nous l'avons vu, comme Qayyim al-Qorân, Mainteneur du Qorân.
Car la prophétie législatrice est close. Nous précisions, il y a un instant, que les Imâms ne sont pas les héritiers de la prophétie législatrice ; ce qu'ils héritent, c'est la walâyat du prophète. Mais cela présuppose qu'il y a dans le prophète quelque chose de plus que sa mission législatrice, ce quelque chose dont ne peut rendre compte le seul exotérisme de l'Islam, et qu'affirme le shî'isme comme gnose de l'Islam. Un schéma très simple nous le fait comprendre.
Il nous a été dit qu'au cours de sa carrière terrestre, le Nabî- Rasûl n'accède pas immédiatement au rang d'Envoyé. Les exemples cités avec prédilection sont ceux d'Abraham et de Mohammad lui-même. Il commence par être un walî (le terme formant si fréquemment couple avec le terme de 'ârif, traduisons ici, comme nous l'avons déjà fait, par « gnostique »); puis un Nabi, puis un Nabî-Rasûl (ce dernier degré, après les étapes précédentes, est signalé dans le cas du prophète Mohammad par la manifestation visible de l'Ange). Mais, si la qualité d'Envoyé (rasûl) présuppose la walâyat et la nobowwat, en revanche la qualité de walî et celle de nabî n'impliquent aucune nécessité d'un passage ultérieur à l'état de Nabî-morsal ou rasûl. Le rapport entre ces états spirituels, c'est-à-dire, d'une part entre la walâyat (état de l'Ami de Dieu, objet de la dilection divine), la prophétie simple (nobowwat) et, d'autre part, la mission du prophète législateur (risâlat), a donné lieu, chez les auteurs shî'ites, à d'amples méditations théosophiques. La progression de la walâyat à la mission prophétique législatrice est considérée comme une progression partant du plus intime, de l'intérieur, de l'ésotérique et allant, vers l'extérieur, l'exotérique. En les représentant par trois cercles concentriques, nos auteurs, Haydar Âmolî, par exemple, diront que la walâyat (la dilection divine, initiation spirituelle, gnose) est l'ésotérique de la prophétie simple; à son tour celle-ci est l'ésotérique de la prophétie législatrice. Or la supériorité d'un état spirituel se déterminant en proportion de son intériorité, parce que la proximité divine et l'indépendance à l'égard des choses extérieures sont en fonction de l'intériorité, la walâyat, la gnose, a donc la supériorité sur l'ensemble. Haydar Âmolî dira, par exemple, que la mission prophétique ad extra (la risâlat ou prophétie législatrice) est comme l'écorce; la prophétie intérieure, ésotérique (nobowwat bâtinîya) est comme l'amande; la walâyat est comme l'huile que recèle cette amande (cf. la figure ci-dessous). Toute une série de correspondances répéteront la même analogie de rapports. On aura comme séries homologues de la série risâlat-nobowwatwalâyat, dans l'ordre de progression ad intra : la sharî'at (la religion littérale), la voie mystique (tarîqat), la réalisation spirituelle (haqîqat) ; l'exotérique, l'ésotérique, l'ésotérique de l'ésotérique (bâtin al-bâtin) ; la certitude théorique par information ('ilm al-yaqîn), la certitude de témoin oculaire ('ayn alyaqîn), la certitude par réalisation intérieure personnelle (haqqal-yaqîn).
Il s'ensuit que le Prophète, avant d'accéder à l'état d'Envoyé législateur (rasûl), devait passer par l'état de walî ou 'ârif (gnostique), la walâyat (la gnose de l'Ami de Dieu) ayant chez lui, en raison de son intériorité plus profonde, la préséance sur la qualité. de prophète Envoyé. C'est en effet un axiome constamment répété chez nos auteurs : la walâyat (l'état spirituel de l'Ami de Dieu comme gnostique) est supérieure à l'état de Nabî-Envoyé, puisqu'elle précède celui-ci et en est la source.
Seulement, en affirmant cette supériorité, le shî'isme duodécimain considère les trois états en tant qu'ils sont présents dans la personne du Prophète, et c'est cette walâyat, le privilège de son état spirituel le plus intime, qu'il transmet aux Imâms. C'est dans la personne même du Prophète que la walâyat est supérieure à la nobowwat. La différence essentielle (Haydar Amolî le souligne) entre le shî'isme imâmite duodécimain et le shî'isme ismaélien, du moins l'Ismaélisme réformé d'Alamût (proclamation de la Grande Résurrection, le 8 août 1164) apparaît sur ce point. Car, de la supériorité de la walâyat sur la prophétie législatrice, la gnose Ismaélienne conclut à la supériorité de la personne de l'Imâm sur la personne du prophète. Sans doute, cette tendance est-elle latente dès les origines du shî'isme, et l'Ismaélisme d'Alamût n'a fait peut-être que demeurer fidèle à cette tendance primitive. Mais il en résulte une transformation radicale de l'Islam en une pure religion de l'Esprit, et avec l'abolition de la Loi, de la sharî'at, quelque chose comme une anticipation de l'eschatologie, c'est-à-dire de la libération qu'accomplira le dernier Imâm, le Mahdî, en instaurant le règne du pur sens spirituel des Révélations prophétiques (243).
Mais nous nous attachons ici à la voie moyenne que représente la gnose du shî'isme duodécimain. Là même, si la personne du Prophète garde la préséance sur celle de l'Imâm, il y a toujours au moins une tendance latente à professer l'égalité de l'un et de l'autre. La raison en est que dans la personne même du Prophète, la walâyat a la préséance sur la mission prophétique législatrice, et que précisément c'est cette walâyat que l'Imâm hérite de lui, parce qu'ils sont, Prophète et Imâm, une même essence plérômatique, et que le Prophète n'a à en manifester que l'exotérique, tandis que le rôle de l'Imâm, comme Sceau de la walâyat universelle, est d'en faire connaître l'ésotérique (rappelons-nous le propos : « 'Alî a été missionné secrètement avec chaque prophète ; avec moi il l'a été visiblement »). L'Imâm est donc qualifié en propre par l'état spirituel qui, chez le Prophète, a la préséance sur sa propre mission prophétique. Il y a, certes, une tension constante dans le shî'isme entre la gnose et la Loi, une religion prophétique ne demeurant prophétique qu'à la condition de dépasser sans cesse la lettre révélée, sans pourtant jamais se séparer d'elle.
Il nous a été dit plus haut que la réalité spirituelle, gnostique (la haqîqat) du Qorân est descendue dans le cœur du Prophète avant la forme des mots et des lettres, c'est-à-dire avant l'apparition visible de l'Ange « dictant » le texte au Prophète. La méditation
de nos penseurs les a conduits jusque dans les profondeurs de la psychologie prophétique. Que le Prophète demeure le walî (le gnostique) qui est en lui supérieur à l'Envoyé législateur, ils en trouvent l'attestation dans ce propos qui a eu uae fortune extraordinaire dans le shî'isme comme dans le soufisme, et où le Prophète déclare : « Il y a parfois pour moi avec Dieu un instant (waqt) où ne sauraient plus me contenir ni prophète Envoyé ni Ange du plus haut rang. » Dans un tel propos, le Prophète ne s'exprime plus comme l'Envoyé qui doit recevoir le texte que l'Ange « fait descendre » (tanzîl) et lui communique (wahy). Il parle comme un walî, un gnostique extatique. Et précisément, explique Haydar Âmolî, c'est l'ésotérique du prophète (bâtin al-nabî), c'est-à-dire ce qui dans sa personne est au rang de sa walâyat, qui reçoit l'Effusion divine (al-fayz min Allah) sans intermédiaire, et de l'ésotérique de sa personne cette Effusion divine se répand sur son exotérique qui, dans sa personne, est le rang de la prophétie. Comme ce second moment est celui de l'apparition visible de l'Ange à l'état de veille, le premier moment est donc celui où, avant toute communication extérieure de Gabriel, l'Ange de la Révélation qui est le guide du Prophète, celui-ci, à la limite de sa transconscience, rencontre le « Gabriel de son être ». C'est cela que veut dire l'affirmation que le walî puise à la source même à laquelle l'Ange puise la révélation qu'il communique à l'Envoyé. C'est pourquoi la psychologie prophétique de nos auteurs nous suggère quelque
chose de première importance pour notre thème du guide qui est en même temps le guidé. La signification de l'Ange en gnoséologie prophétique est inséparable de la connaissance par le cœur et par les « sens spirituels » du cœur.
Mais précisément cet état spirituel supérieur à la mission prophétique législatrice et qui conditionne celle-ci, état qui est la walâyat du Prophète et qui est en lui la source de sa
mission prophétique et de son message prophétique (sa risâlat), cet état, il n'appartient pas au Prophète de le manifester. La manifestation personnelle de la walâyat au monde terrestre visible, c'est cela qui est réservé en propre à l'Imâm, dont la personne en son essence est faite de la même Lumière, cette. Lumière qui est l'Esprit et l'essence de la prophétie éternelle (la Haqîqat mohammadîya). C'est pourquoi, s'il est vrai que, dans une certaine mesure, avec le thème de la Réalité éternelle du prophète, la gnose islamique reproduit le thème du Verus Propheta de la prophétologie judéo-chrétienne (le Vrai Prophète se hâtant, de prophète en prophète, jusqu'au lieu de son repos qui sera ici Mohammad, postérieur à Jésus), il faut ajouter que l'idée de cette prophétie, pour la philosophie prophétique du shî'isme, ne se sépare pas de celle de son herméneutique.
La révélation prophétique est « descendue » des hauteurs célestes avec lesquelles communique la transconscience (le sirr) du Prophète, pour prendre la forme exotérique de la lettre (c'est le tanzîl). Pour connaître le sens spirituel du texte ainsi  « descendu », il faut, nous le savons déjà, « reconduire » ce texte à son origine, et c'est cette opération que signifie, à la fois quant à l'étymologie et quant au concept, le ta'wîl, l'exégèse spirituelle. C'est pourquoi la lignée prophétique est doublée, de prophète en prophète, par la lignée des Imâms, laquelle commence avec Seth, fils et Imâm d'Adam. Car le ta'wîl est le ministère de l'Imâm, parce que la walâyat est l'ésotérique qui est l'héritage de I'Imâm. C'est cette walâyat éternelle, laquelle préexiste et surexistera à ce monde terrestre, qui fonde le ministère initiatique de I'Imâm comme Qayyim al-Qorân.
L'Imâm a à « maintenir » le Livre contre la déchéance d'un littéralisme pur, celui d'un Islam purement exotérique, en maintenant son lien avec l'Esprit qui l'inspira au cœur du Prophète, et qui en est, lui, le vrai sens. C'est tout cela qui fait l'essence de l'idée shî'ite de I'Imâm, comme héritier du Prophète.
Il ne s'agit donc pas d'un héritage simplement fondé sur la descendance charnelle. Ou plutôt nous l'avons vu, le lien de parenté extérieure terrestre entre les Douze Imâms et le Prophète, n'est que le signe de leur parenté originelle, dans leur préexistence à ce monde. Et cette union dans le Plérôme est le modèle et la source de toute parenté spirituelle.
4. - La science héritée des prophètes
On peut comprendre ici l'apparence paradoxale, voire scandaleuse, que prennent aux yeux des gnostiques shî'ites certaines prises de position jusque chez les soufis sunnites, qui doivent au shî'isme, à l'imâmisme, l'idée même d'un héritage prophétique, et qui la déforment ou la mutilent avec une étonnante inconscience. Lorsque les soufis professent que la prophétie législatrice est achevée, tandis que la walâyat persiste éternellement,
les shî'ites, certes, sont d'accord. Mais ils ne le sont plus du tout, lorsqu'il arrive aux soufis non-shî'ites de déclarer que les successeurs de la mission prophétique sont les canonistes, autrement dit les « quatre imâms » fondateurs des quatre grands rites juridiques de l'Islam sunnite, tandis qu'eux-mêmes, les soufis, perpétuent la walâyat. Cette répartition commence en effet par admettre l'existence d'un exotérique (zâhir) qui
subsisterait indépendamment de l'ésotérique (bâtin), ce qui est la négation pure et simple de la nohowwat bâtinîya et de la conception shî'ite de l'Islam(244).
On pourrait multiplier indéfiniment les citations de textes attestant chez les saints Imâms la conscience d'être les héritiers spirituels. Bornons-nous à celle-ci du IVe Imâm, 'Alî Zaynol-'Abidîn (ob. vers 95/714) : « Nous reconnaissons chez un homme, lorsque nous le voyons, la réalité de la foi ou celle de l'hypocrisie.
Nos shî'ites (nos adeptes fidèles) ont leurs noms écrits avec ceux de leurs ancêtres. Dieu a reçu de nous et d'eux l'engagement (mithâq, cf. supra III, 2). Ils passent par le chemin où
nous passons. Ils entrent par l'entrée par laquelle nous entrons.
Nous sommes les Nojabâ (princes et guides spirituels). Nous sommes nommément désignés dans le Livre de Dieu. Nous sommes entre tous les humains les plus proches du Livre de Dieu, les plus proches de la religion de Dieu. Nous sommes ceux en vue de qui cette religion a été instaurée. Car Dieu dit dans son Livre : Il a été établi pour vous une religion, celle dont il fit jadis Noé l'héritier, et celle que Nous t'avons révélée, ô Mohammad! celle dont nous avons fait héritiers Abraham (42 : 11), Isrnaël, Isaac et Jacob. Or donc, nous sommes ceux qui savent, et notre science nous a été transmise, car nous avons été faits, nous, les dépositaires de leur science. Nous sommes les héritiers des prophètes; nous sommes les héritiers des ulû'l-'azm (les six grands prophètes législateurs parmi les Envoyés) ».
De ce texte il ressort que l'héritage transmis des prophètes aux Imâms, c'est la connaissance prophétique elle-même, et qu'en conséquence ils sont l'aboutissement en vue duquel furent établies les institutions des prophètes, car ils en connaissent l'ésotérique. Or, leurs shî'ites, leurs adeptes, « passent par le même chemin qu'eux, pénètrent par la même porte ». C'est parfaitement explicite : toute pensée philosophique éclose du shî'isme, sera une philosophie prophétique. Dans tous les hadîth où ils disent « nos shî'ites », les Imâms ne pensent pas à une parenté charnelle. Haydar Âmolî est très explicite : il ne suffit pas d'être un Sayyed (un 'Alawî, un Fâtemî etc.), il ne suffit pas d'une filiation extérieure, car celle-ci ne donne par elle-même aucun titre à un héritage qui est spirituel, non pas extérieur. Dans l'ordre de filiation extérieure, il peut en aller comme il en fut pour celui des fils de Noé qui ne fut pas sauvé du déluge (245). « O Noé! non, ce fils n'est pas l'un des tiens »
(II : 48). En l'absence de l'affinité (monâsabat) consécutive à l'engagement dans la voie spirituelle (tarîqat), donc en l'absence de qualification, c'est l'aptitude même à l'héritage qui est en fait absente. En revanche, cette aptitude existe chez ceux que l'on appelle les Owaysis, ceux qui sans shaykh terrestre, sans guide humain pareil à eux, ont été guidés intérieurement par l'Imâm (246). Cette même aptitude est par excellence typifiée en la personne de Salmân le Perse, Salmân le Pur (Salmân Pâk), ce fils de chevalier mazdéen, devenu chrétien et parti à la quête du Vrai Prophète, parce que le Prophète (ou le 1er Imâm) a déclaré à son sujet : « Salmân fait partie de nous, les membres de la Famille (Salmân minnâ ahl al-Bayt). » Ce n'est pas par une filiation extérieure charnelle (nisbat sûrîya) mais par une filiation spirituelle (nisbat ma'nawîya) que Salmân est devenu « membre de la Famille du Prophète ». Or, il n'y a pas d'agrégation spirituelle à une famille charnelle, ou bien il faut que cette famille devienne eo ipso famille spirituelle, pour que cette agrégation soit intelligible. C'est pourquoi Haydar Âmolî y insiste : l'adoption de Salmân implique que le terme de Famille, de Maison (Bayt), ne concerne pas la famille charnelle, extérieure (bayt sûrî), comprenant aussi bien les épouses et les enfants, mais la « Famille de la connaissance, de la gnose et de la sagesse » (Bayt al-'ilm wa'l-ma'rifat wa'l-hikmat).
Cela présuppose évidemment que cette famille existe. Précisément cette famille, ce sont les saints Imâms, comme Haydar Âmolî encore le montre en comparant le Prophète au père selon la chair, et l'Imâm au père spirituel (ab ma'nawî). Et cela parce que, si le lignage charnel n'a plus de sens pour l'autre monde, de même le lien extérieur, exotérique avec le Prophète- Envoyé, c'est-à-dire l'astreinte aux obligations de la sharî'at, disparaît dans l'autre monde; seul compte et importe le lignage spirituel créé par le lien avec l'Imâm, c'est-à-dire avec la réalité spirituelle de la révélation prophétique. L'Imâm est donc la source de l'affiliation spirituelle typifiée en Salmân. Et c'est si vrai que l'Imâm Ja'far définit son propre lignage en déclarant :
« Ma walâyat (le lien de ma dévotion spirituelle) envers l'Émir des croyants a plus d'importance que l'ascendance charnelle qui me relie à lui (walâyatî li-Amiri'l-mu'minîn khayr min wilâdatî min-ho). » Cette sentence récapitule ce que nous avons dégagé jusqu'ici.
En revanche, nous lisons dans la tradition du soufisme sunnite, par exemple chez Dâwûd Qaysarî (ob. 751/1350), commentateur d'Ibn 'Arabî, certaines choses qui scandalisent
un auteur shî'ite comme Haydar Âmolî. L'auteur sunnite distingue une double catégorie d'héritiers : 1) une catégorie qui se rattache à l'exotérique (zahîr) et à la sharî'at; ce sont
les canonistes, les docteurs de la Loi, les savants de l'exotérique ('olamâ' al-zâhir) ; 2) une catégorie qui se rattache à l'ésotérique (bâtin) et à la walâyat. Ce sont tous les Awliyâ en général.
Haydar Âmolî s'étonne : pas un mot chez Dâwûd Qaysarî sur les Imâms Immaculés, ceux dont la walâyat, au sens absolu et particulier, ainsi que la qualité d'héritiers sont pourtant établies par les traditions, la théologie et la philosophie. L'auteur shî'ite s'étonne de cet escamotage. En fait, celui-ci remonte très loin : à partir du moment où le soufisme a réussi à parler de la walâyat en passant sous silence la source de cette walâyat.
Si bien passée sous silence en effet, insiste Haydar Âmolî, que les Awliyâ deviennent tous les croyants indistinctement, alors qu'il n'y a pas de foi, au sens plénier du mot, sans la
walâyat, et que la walâyat serait inconcevable sans ces « Amis de Dieu » (les Imâms) qui sont initialement la forme de manifestation de l'amour divin (cf. encore infra chap. VII), et par là même sans la Famille à laquelle sont agrégés tous les émules de Salmân (247). En outre Dâwûd Qaysarî déclare froidement :
les héritiers du Prophète, ce sont ceux que l'usage courant dans le sunnisme appelle les « quatre imâms ». Le mot imam n'a plus ici l'acception technique shî'ite : il désigne les quatre fondateurs des quatre grands rites juridiques : Abu Hanîfa, fondateur du rite hanéfite (voir en note le récit d'une entrevue pathétique entre l'Imâm Ja'far et Abu Hanîfa) (248); Ahmad ibn Hanbal, fondateur du rite hanbalite ; Malek ibn Anas, fondateur du rite malékite ; al-Shâfi'î, fondateur du rite shafi'ite. Un vénérable shaykh à qui j'expliquais un jour le phénomène que nous appelons « laïcisation du spirituel », remarqua : « Pareille
chose s'est passée très tôt en Islam, lorsqu'on a rejeté l'enseignement de nos Imâms pour leur préférer celui des quatre fondateurs des rites juridiques. Par là même était éliminée la gnose shî'ite ('irfân-e shî'î). » Il faut donc s'abuser gravement sur l'essence du shî'isme pour le croire réductible, comme l'ont fait certaines tentatives de nos jours, à un « cinquième » rite à côté des quatre autres.
La réponse shî'ite de Haydar Âmolî est formulée d'emblée, avec véhémence :
1) Tout d'abord ces quatre personnages ont eux-mêmes désavoué avec énergie tous ceux qui, de leur temps, leur imputaient cette qualité d'héritiers du Prophète quant à la sharî'at. 2) Aussi bien n'auraient-ils pu prétendre à cette qualité, car ils ne possédaient pas la 'ismat, l'impeccabilité qui est le privilège des « Quatorze Immaculés ».
 3) En aucune manière leur science, qui est la science juridique, donc science de l'exotérique ('ilm al-zâhir), ne peut passer pour une science qui est héritage spirituel ('ilm irthî). C'est une science acquise de l'extérieur par l'effort de l'homme ('ilm iktisâbî). Le pivot de l'argumentation ici, est que l'héritage prophétique ne peut concerner l'exotérique comme tel (249); il concerne l'ésotérique (bâtin) de cet exotérique, puisqu'il consiste en la walâyat, laquelle est par définition l'ésotérique de la prophétie. Or, une telle connaissance n'est pas quelque chose que l'on acquiert de l'extérieur, ou que l'on peut construire à coup de syllogismes.
La science de l'exotérique, elle, résulte d'une acquisition de l'extérieur par l'effort de l'homme, et c'est pourquoi elle ne peut être science d'héritage (« traditionnelle » au sens étymologique).
La science qui est héritage est nécessairement la science de l'ésotérique, cette science que précisément possèdent les Imâms comme héritiers du Prophète, et avec eux leurs adeptes,
leurs « shî'ites ».
Est-ce aux savants exotériques, à la science des canonistes, à toute science acquise de l'extérieur, qu'il faut rapporter certaines sentences du Prophète : « L'encre des savants est
plus précieuse que le sang des martyrs. » « Les savants de ma communauté sont les homologues des prophètes d'Israël. »
Ou plus brièvement : « Les savants sont les héritiers des prophètes »? Si l'on se réfère à la gnoséologie esquissée ici au début, d'après les Imâms et leurs commentateurs, on comprend d'emblée la réponse de Haydar Âmolî : il serait extravagant de dire que n'importe quel savant dans le monde est un héritier des prophètes. Analysant la phrase arabe, notre auteur montre qu'elle est à entendre en ce sens : « Sont appelés les savants,
ceux-là qui sont les héritiers des prophètes », c'est-à-dire ceux par lesquels continue, après la clôture de la prophétie législatrice, la prophétie secrète ésotérique (nohowwat bâtinîya) qui est la walâyat, c'est-à-dire les Imâms et leurs « shî'ites ».
On pourrait émettre une objection : faire valoir que même cette connaissance-héritage, c'est-à-dire les sciences théosophiques en général, requiert de l'effort, toute une ascèse de l'esprit et maints renoncements (250). Certes, il en est ainsi, répond Haydar Âmolî, mais il serait faux de dire que cette ascèse et cette recherche sont la source de ces sciences; elles y préparent, elles y rendent apte; elles sont un instrument, non pas la cause.
Car « Dieu agit non pas par les causes, mais dans les causes », Le don divin personnel s'accomplit sans considération d'une cause. Et notre auteur, pour le faire comprendre, recourt à cette comparaison : « Il en va comme pour une personne dont le père est mort en lui léguant un trésor qu'il a enfoui sous terre. Pour dégager ce trésor de la terre, il faut que l'héritier prenne de la peine, creuse et rejette la terre. Mais ce n'est pas cet effort qui produit le trésor (comme un syllogisme produit sa conclusion). Non, le trésor est déjà là. L'héritier n'a qu'à s'en ouvrir l'accès. Ainsi en est-il pour tous ceux dont le père, le Vrai Adam (Adam haqîqî, le Verus Propheta, l'Adam céleste), a laissé après lui, enfouis sous la terre de leur cœur, les trésors des théosophies. »
Il est impossible d'insister ici sur les aspects et les modalités de cette connaissance qui est héritage spirituel. C'est le thème de tout un chapitre (le chapitre III du IIIe livre) du grand ouvrage de Haydar Amolî (le Jâmi' al-Asrâr). Relevons encore au moins cette herméneutique du verset qorânique 5 : 70 : « S'ils observaient la Torah, l'Évangile et ce que Dieu a fait descendre d'en-haut, les hommes jouiraient des biens qui dominent audessus de leurs têtes et de ceux qui. se trouvent sous leurs pieds. » L'observance de la Torah, explique notre auteur, c'est l'observance de la Loi quant à l'exotérique. L'observance de l'Evangile, c'est l'observance de la Loi quant au sens caché, ésotérique. L'observance du Qorân, c'est l'observance de la totalité. Le verset suggère donc la triple observance de la sharî'at (la Loi et le rituel), de la tarîqat (voie mystique), de la haqîqat (réalisation spirituelle), triade dont les termes sont rapportés respectivement aux plus parfaits des grands prophètes : Moïse, Jésus, Mohammad, de sorte que par ces prophètes les hommes ont l'aptitude à contempler les réalités invisibles du monde spirituel (haqâ'iq malakûtîya) comme les réalités visibles de ce monde sensible (haqâ'iq molkîya).
Il nous faudrait alors analyser les longues pages que nos auteurs consacrent aux espèces et variantes de ce que désignent techniquement les termes de wahy (communication par l'Ange) et ilhâm (inspiration). Haydar Âmolî montre comment tout ce qu'il y a eu de grands penseurs en Islam a dû finalement rejoindre le type de connaissance qui est gnose ou théosophie mystique.
Il est ainsi amené à esquisser une histoire critique de la philosophie et de la théologie en Islam, du point de vue de la théosophie shî'ite.
Cependant l'expression que nous venons de rencontrer de nouveau, le « Vrai Adam » (l'Anthropos céleste), nous invite, parce que là sans doute est le secret du célèbre hadîth de la vision du Prophète qui a déjà retenu notre attention, - à insister sur un troisième aspect de la hiérognose qui aussi bien peut se conjoindre aux deux premiers (wahy et ilhâm). Il s'agit de ce que désigne le terme technique de kashf, le « dévoilement »
(la perception théophanique), terme d'un usage courant dans le lexique technique des mystiques, mais avec des précisions qui varient de l'un à l'autre. Il s'agira ici du dévoilement mystique au cœur, donc d'un dévoilement spirituel, mais qui en même temps dévoile une forme, une figure (kashf ma'nawî suri).
C'est pourquoi ce mode de perception mystique met en œuvre ce que nous avons déjà appris à connaître comme les « sens spirituels » (hawâss rûhâniya) du cœur, dont les sens corporels ne sont que le prolongement vers le monde extérieur physique.
Le célèbre hadîth rapportant le témoignage du Prophète :
« J'ai vu mon Dieu sous la plus belle des formes » a sollicité, au long des siècles, la méditation des mystiques et gnostiques de l'Islam.
Retenons-en un aspect essentiel, parce qu'il signale le moment que nous avons évoqué tout à l'heure, celui où le Prophète, comme 'ârif (gnostique), atteint au cœur même de sa walâyat, le « Gabriel de son être ». Haydar Âmolî observe que, si Moïse eut la vision de l'Essence divine sous la forme du Buisson ardent, à plus forte raison cette vision théophanique est-elle concevable sous la forme de la Lumière et sous la Forme humaine.
Nos mystiques s'accordent à dire que ce que vit Mohammad dans cette perception théophanique, ce fut sa propre « forme » (la forme de son âme, sûrat nafsi-hi), parce qu'elle était « la plus belle des formes extérieurement et intérieurement ».
Ibn 'Arabî, de son côté, l'explique : la vision théophanique n'a jamais lieu que sous une forme correspondant à la forme de celui à qui elle se montre. Mais il reste à la préciser en termes shî'ites.
Telle que nous était présentée l'Intelligence de la « Réalité prophétique éternelle » (celle dont le Prophète a dit : « La première chose que Dieu créa fut mon Intelligence », « mon
Esprit », « ma Lumière »), nous avons reconnu en elle l'Anthropos céleste, la première Intelligence, premier prophète « dans le Ciel ». Or, Mohammad comme prophète est l'épiphanie terrestre de l'exotérique de cet Anthropos céleste. Ce qu'il a vu au cours
de sa vision c'était donc bien sa propre Essence éternelle, le Vrai Adam, l'Homme éternel, comme théophanie primordiale.
Mais se voir soi-même (son âme), cela présuppose un moi-même plus intime à moi-même que moi-même, l'âme de ce soi-même.
Or, précisément nous savons que la Réalité prophétique éternelle est au fond de son essence, une bi-unité, constituée de la réalité primordiale de la prophétie et de la réalité primordiale de l'Imâmat. Ce qui est l'âme, l'esprit et le cœur de cette Réalité prophétique, c'est son ésotérique, à savoir la walâyat, et c'est cet ésotérique qui, lors de la période finale de la prophétie, est manifestée sur terre en la personne de l'Imâm. Le Prophète
et l'Imâm sont respectivement l'Intelligence et l'Ame, ou le Logos et l'Esprit, de la Réalité mohammadienne primordiale.
Aussi le Prophète désigne-t-il fréquemment le 1erImâm, 'Alî ibn Abî Tâlib, comme étant « sa propre âme », son « soi même ». Et précisément, si le Prophète eut la perception visionnaire de « son âme », de son « soi », c'est en tant qu'il était luimême un 'ârif, c'est-à-dire en tant que la walâyat était le cœur intime de son être, la source de sa mission prophétique; ce n'était pas une vision ressortissant à sa mission prophétique adextra (251).
Aussi, est-ce ce même « hadîth de la vision » qui mit les spirituels sur la voie d'approfondir jusqu'à la limite le sens de l'Imâm, - à la limite où l'on perçoit l'écho que se renvoient l'une à l'autre les différentes formes d'une même maxime :
« Celui qui se connaît soi-même, connaît son Seigneur »; - « Celui qui a contemplé sa propre âme (son soi-même), a contemplé son Seigneur, c'est-à-dire son Imâm ». - Enfin :
« Celui qui meurt sans avoir connu son Imâm, meurt de la mort des inconscients » (252), puisqu'il meurt sans avoir connu « son âme », sans s'être connu « soi-même ». Comme nous le verrons encore (chap. VII), quelques textes des Imâms illustrent ces maximes, et nous font entrevoir de plus près comment et pourquoi la figure de l'Imâm domine le sentiment de la spiritualité shî'ite, la réalisation spirituelle de soi-même telle que l'envisage le shî'isme comme religion de la walâyat.
Parce que les saints Imâms sont à la fois les Trésoriers et le Trésor (c'est-à-dire les interprètes du sens et le sens même) de la science divine, toute la science qui est héritage spirituel des prophètes, celle qui en tant que telle est gnose et dont nous savons maintenant par quelle voie elle s'établit, - cette science nous reconduit à l'expérience-limite où le Guidé découvre son Guide et se reconnaît soi-même dans ce Guide. C'est pourquoi aussi, cette notion de l'héritage spirituel des prophètes commande l'idée même de la succession des cycles, l'idée du « cycle de la walâyat » succédant au « cycle de la prophétie », situant le spirituel dans un « entre-temps », entre le temps de celui qui fut le « Sceau de la prophétie » et le temps de la parousie du « Sceau de la walâyat mohammadienne ». La représentation de ce double cycle est essentielle pour la prophétologie et l'imâmologie du shî'isme.

5. - Le cycle de la prophétie et le cycle de la walâyat
Les deux cycles correspondent l'un à l'autre; ils sont symétriques l'un de l'autre. L'idée de ces deux cycles homologues suggère quelque chose comme un « plan de permanence historique », lequel n'a de sens, évidemment, qu'au niveau de la hiérohistoire, non point pour une science historique positive. La walâyat étant le mystère de l'Imâmat, l'ésotérique auquel initie l'enseignement des Imâms, elle est à la fois le contenu de l'initiation spirituelle et cette initiation elle-même, puisque l'adepte qui professe dans l'intime de son être la triple shahâdat, est eoipso instauré dans l'état de dilection des Amis de Dieu. Le cycle de la walâyat, ou cycle des Amis de Dieu succédant au cycle des Envoyés de Dieu ou prophètes, peut aussi bien être désigné comme cycle de l'Initiation spirituelle, succédant au cycle de la prophétie.
La clef de voûte de ces deux cycles, ce sont les figures qui en sont respectivement désignées comme les « Sceaux ». Le Sceau de la prophétie (Khâtim al-nobowwat) ou le Sceau des prophètes (Khâtim al-Anbiyâ),_ c'est le prophète Mohammad clôturant le cycle de la prophétie législatrice, lequel commença avec Adam et continua de période en période, nommée chacune du nom de son prophète-législateur (Adam, Noé, Abraham, Moïse, Jésus, Mohammad). Mais nous savons aussi que, de prophète en prophète, la « dimension » ésotérique de la Réalité prophétique éternelle fut secrètement présente, accompagnant secrètement chaque prophète, jusqu'à ce qu'elle soit manifestée publiquement, lors de la mission de Mohammad, en la personne de l'Imâm. La clôture du cycle de la prophétie inaugure eoipso le cycle de la walâyat à l'état pur, c'est-à-dire ne préparant pas la suscitation d'un nouveau prophète et d'une Loi nouvelle, mais l'avènement de Celui qui révélera le sens caché de toutes les Révélations antérieures, et abolira ainsi toutes les contraintes de l'exotérique.
La walâyat est permanente; la mission prophétique législatrice est transitoire. C'est ce qui s'exprime encore dans la notion de walâyat universelle ou absolue (motlaqa, c'est-à-dire indépendante, « absoute », des déterminations propres à telle ou telle période prophétique, puisqu'elle est présente en chacune). Le Sceau de cette walâyat absolue est le 1erImâm, parce que l'Imâmat mohammadien est l'ésotérique de toutes les Révélations prophétiques antérieures. La walâyat devient alors la walâyat mohammadienne particulière (khâssa), et le Sceau de cette walâyat mohammadienne, c'est celui qui achève le plérôme des douze personnes de l'Imâmat mohammadien, le XIIe Imâm, présentement 1' « Imâm caché ». C'est l'ensemble de l'Imâmat qui est ainsi le Sceau de la walâyat. Toute cette représentation est grandiose et cohérente. Les auteurs shî'ites, Haydar Âmolî notamment, n'ont pu s'expliquer comment le grand théosophe mystique Ibn 'Arabî l'avait disloquée, en faisant de Jésus le Sceau de la walâyat absolue. En fait, Jésus comme ultime prophète avant Mohammad, est le Sceau de la walâyat adamique (c'est-à-dire de la walâyat particulière à la personne de chacun des grands prophètes législateurs depuis Adam). Mais, précisément en tant que prophète, il ne pouvait être le Sceau de la walâyat absolue. Peut-être Ibn 'Arabî_dut-il, en milieu sunnite, pratiquer un certain ketmân. Haydar Âmolî a consacré de longues pages à la discussion de ce thème du Sceau de la walâyat. Nous l'avons déjà signalé, et il n'y a pas lieu de s'y appesantir ici (cf. note 247 et infra livre IV, chap. I).
Quant à l'homologie, ou mieux la symétrie entre les deux cycles, elle repose sur la correspondance entre les qualifications respectivement conférées à Mohammad le prophète, et au XIIe Imâm portant lui-même aussi le nom de Mohammad : le prophète Mohammad est le Sceau final des prophètes et de la prophétie, le XIIe Imâm est le Sceau final à venir de la walâyat mohammadienne et des Amis de Dieu. En sa personne s'exprime le sentiment profond du shî'isme, d'être l'avenir eschatologique de la religion prophétique permanente, commune à toute l'humanité.
D'où chaque initié du cycle de la walâyat est avec le XIIe Imâm, l'Imâm « actuellement caché aux sens mais présent au cœur de ses adeptes », et Sceau de la walâyat mohammadienne, dans le même rapport que chacun des nabis ou prophètes du cycle de la prophétie avec le prophète Mohammad, Sceau de la prophétie.
Nous avons déjà signalé que l'idée du « Sceau de la prophétie » découle d'une prophétologie qui reproduit manifestement les traits de la prophétologie judéo-chrétienne des Ébionites : l'idée du Verus Propheta qui, de prophète en prophète, « se hâte vers le lieu de son repos ». Il y a, bien entendu, cette différence que, pour la prophétologie islamique, le dernier prophète, « lieu de ce repos » et « récapitulation » de tous les prophètes antérieurs, n'est point déjà le Christ, mais le prophète qui lui a succédé et qui, selon une vue commune à toute l'exégèse islamique du Qorân, fut annoncé par lui (253). Plusieurs diagrammes sont possibles. On peut se représenter un cercle unique divisé en deux « hémicycles » : d'une part, l'arc de la descente (qaws al-nozûl, la Révélation, le tanzîl, la prophétie) ; d'autre part, l'arc de la remontée (qaws al-so'ûd,le ta'wîl, l'Imâmat, la walâyat). Ou bien au contraire : d'une part l'arc de la montée vers le midi de la révélation prophétique plénière, et d'autre part l'arc de la descente dans la nuit de l'ésotérisme, jusqu'à ce que se lève l'aube de la Résurrection spirituelle, la parousie du XIIe Imâm. Dans l'un et l'autre cas, les figures des prophètes et des Awliyâ se font symétriquement face sur chacun des deux arcs. Ou bien l'on peut se représenter deux
cercles complets et distincts, l'un symbolisant le « cycle de la prophétie » (dâ'irat al-nobowwat), l'autre symbolisant le « cycle de la walâyat » (dâ'irat al-walâyat). Ici encore, les positions homologues respectives des prophètes et des Awliyâ ressortiront avec évidence. C'est ainsi que Shamsoddîn Lâhîjî (ob. 912/1506) dans son grand commentaire de la « Roseraie du Mystère », œuvre d'un célèbre mystique d'Azerbaïdjan, Mahmûd Shabestarî (ob. 720/1317), suggère aussi bien les deux diagrammes.
Dans un cas, on a deux cercles se faisant face. Dans l'autre cas, un cercle unique dont les deux arcs symbolisent un « Jour » et une « Nuit » du monde, un « nycthémère » cosmique.
On se représente ainsi la succession prophétique comme dessinant une figure en forme de cercle (dâ'ira, khatt mostadîr), composée de points, lesquels sont les existences des prophètes.
Le point initial du « cycle de la prophétie » en ce monde fut l'existence d'Adam. Qu'avec Adam commence l'épiphanie (zohûr) de la prophétie, cela veut dire qu'il fut la première
Manifestation de cette réalité éternelle (haqîqat) qui est la prophétie. Tous les prophètes ou Nabîs qui prirent successivement place dans ce cycle, furent respectivement chacun une Manifestation, une forme théophanique, de cette même Réalité prophétique éternelle. Le cycle atteint sa perfection et son achèvement en la personne du prophète Mohammad. Venant en dernier lieu, sa personne terrestre est elle-même l'épiphanie de tous les attributs de perfection manifestés dans les prophètes antérieurs. Il en est la récapitulation (jâm'îyat ~ anakephalaiôsisjj c'est-à-dire _la Manifestation plénière de la Réalité prophétique primordiale (254).
A partir du moment où s'achève le cycle de la prophétie, commence le cycle de l'Initiation, c'est-à-dire celui où il appartient désormais aux Imâms, aux Amis de Dieu qui sont les Aimés de Dieu, d'initier leurs adeptes, leurs amis, à l'ésotérique de la prophétie. Certes, initiation et prophétie sont investies dans la personne du prophète; sa walâyat ou initiation divine est la source même de sa mission prophétique ou nobowwat (cf. le diagramme, supra p. 259). Cependant, parce qu'il estmissionné en tant que prophète, et prophète législateur, sa fonction et son message prophétique (nobowwat et risâlat) excluent qu'il ait mission de révéler le sens ésotérique de la religion positive dont il révèle la lettre. C'est pourquoi prophétie et initiation se partagent entre deux personnes : le Prophète et PImâm. C'est là, nous le savons déjà, le point essentiel de la doctrine shî'ite duodécimaine concernant l'Imamat, dont la substance s'exempiifie en douze personnes composant le plérôme de l'Imâmat. Pour le cycle de l'Initiation succédant au « Sceau des prophètes » il y a en outre, il ne faut point l'oublier, une particularité irréductible.
Tandis qu'antérieurement à la période mohammadienne, chaque période prophétique préparait la venue d'un nouveau prophète, le cycle de la walâyat, maintenant que la prophétie est close, n'aura pas sa conclusion dans l'avènement d'un nouveau prophète, c'est-à-dire d'une nouvelle religion positive. Ce que prépare ce cycle, c'est la parousie ou Manifestation de PImâm caché, et avec lui la manifestation de Vahsconditum de toutes les Révélations antérieures. Le cycle de l'Initiation qui a succédé au cycle de la prophétie, est donc bien celui d'une initiation ou d'un ésotérisme à Pétat pur (walâyat mahz).
D'où Phomologie entre les deux cycles. Cette homoîogie a été brièvement énoncée ci-dessus : de même que les prophètes antérieurs au Sceau de la prophétie ont été des manifestations de la même Réalité prophétique éternelle (haqîqat-e nobowwat), de même les Amis de Dieu, Guides et initiateurs, sont les manifestations d'une walâyai
éternelle, laquelle est initiation à l'ésotérique de cette prophétie.
Et de même que le cycle de la prophétie a trouvé sa perfection et son achèvement dans le Sceau des prophètes (Khâtim al-Anbtyâ'), de même le cycle de l'Initiation trouve son achèvement dans le Sceau des Initiés, le Sceau des Amis de Dieu (Khâtim al-Awliyâ'). L'idée shî'ite, fondement de cet ésotérisme eschatologique, se signale ici par un double motif : en premier lieu le Sceau des Initiés ou Amis de Dieu est identifié, sur la base
de traditions remontant au Prophète, avec PImâm caché, le XIIe Imâm, l'enfant de PImâm Hasan 'Askarî et de la princesse Narkès (cf. infra livre VII). En second lieu, la parousie, papparaître- futur de l'Imâm présentement caché, sera la manifestation des secrets divins (haqâ'iq, asrâr-e ilâhî) cachés dans la lettre des Révélations et des prescriptions de la religion positive.
Règne du tdwîl, cette parousie sera la libération de toutes les servitudes et géhennes de la Loi. Gnose et théosophie sont la préparation et l'anticipation de cette parousie, dans la mesure où elles s'appliquent à dévoiler ce sens caché. Ces hautes connaissances atteindront leur plénitude et leur perfection avec la parousie de l'Imâm-Guide, le Mahdî, qui clôturera le cycle de l'Initiation.
Cela même suggère le sens spirituel qu'il convient de donner aux « événements de la fin » dont le fracas est décrit par les chapitres d'eschatologie des livres shiites avec grande mise en scène et « retour » (raj'at) d'éminents personnages des cycles antérieurs. C'est ce sens qu'il convient d'entendre, par exemple, dans ce hadîth du Prophète annonçant l'avènement du dernier Imâm : « Les Célestes et les Terrestres le reconnaîtront; le Ciel
ne gardera pas une seule goutte de ses eaux sans la répandre en une pluie bienfaisante, et la Terre ne laissera pas une seule de ses végétations sans la faire germer et croître, si bien que les vivants d'alors souhaiteront la résurrection des morts. » Et cette résurrection
est en la puissance même de ce vœu. Elle sera l'œuvre préparée par l'Imâm assisté de ses compagnons, et cette œuvre il l'a d'ores et déjà commencée par ceux qui, de génération en
génération, sont les « compagnons de l'Imâm caché ». Comme le dit Lâhîjî, la résurrection des morts, des âmes mortes, est la condition permettant que soient enfin réalisés le but et le fruit de Pexistentiation des êtres. Ceux-là atteindront à la connaissance parfaite, deviendront des gnostiques au sens vrai Çâtifân-e haqîqi). Et c'est à la préparation de cet exorde grandiose que tendra le règne de l'Imâm. Nos auteurs savent que philosophiquement l'anéantissement du monde est concevable; mais leur imâmologie leur permet de porter un défi à cette éventualité.
L'horizon eschatologique de l'Iran est resté constant, avant et depuis l'Islam. La sotériologie et l'eschatologie du zoroastrisme étaient dominées par l'idée de frashkart, transfiguration ou réjuvénation du monde opérée par le Saoshyant et ses compagnons, et préparant la restauration finale de toutes choses. L'eschatologie shî'ite est dominée par la figure du Résurrecteur (le Qâ'im) et de ses compagnons; elle tend à un nouveau commencement (isti'nâf), un nouvel Aiôn, qui est une apokatastasis, une restauration de toutes choses dans l'état primordial de lumière. Elle ne sépare pas l'idée de « résurrection mineure », qui est l'exode individuel hors jdu corps périssable, et l'idée de « résurrection majeure », qui est l'avènement du nouvel Aiôn (255).
Si maintenant nous voulons définir de plus près l'homologie entre le Sceau de la prophétie et le Sceau de l'Initiation, et celle de leur rapport respectif avec leurs manifestations, nos auteurs nous enseignent ceci. De même que le Sceau des prophètes fut la récapitulation totalisant tous les prophètes qui, antérieurement à lui, avaient été les manifestations d'une Réalité prophétique éternelle, de même le Sceau des Initiés totalise et récapitule les existences de tous les Initiés ou Amis de Dieu : la perfection virtuelle du cycle de l'Initiation s'épiphanise en acte en sa personne.
Tous sont par rapport à lui comme les membres d'un même corpus mysticum. C'est pourquoi sans l'imâmologie shî'ite, c'est-à-dire sans l'idée de l'Imâm, tout le concept soufi de la walâyat resterait suspendu dans le vide. On ne peut même pas dire qu'il suffise que le Prophète soit lui-même le premier détenteur de la walâyat, puisque précisément cette walâyat reste et doit rester cachée en lui ; elle n'en peut « sortir » que par le ministère initiatique de l'Imâm, en s'investissant dans la personne de l'Imâm.
D'autre part, si l'on demande comment Sa qualification d'Amis ou Aimés de Dieu (Awliyâ), qui est en propre celle des Douze Imâms, peut passer à leurs adeptes, il faut se représenter un rapport analogue au rapport entre la mission prophétique du Nabî et la fonction initiatique de l'Imâm. La première ayant sa source en la walâyat même, est le Soleil auquel la walâyat de l'Imâm emprunte sa lumière, comme la lune emprunte sa lumière au soleil. De même, illustrant le double sens actif et passif du mot walî (l'ami et l'aimé), nos auteurs diront que la fonction initiatique du « Sceau des Initiés » est une walâyat solaire (shamsîya), tandis que la walâyat de tous les autres Initiés ou Amis de Dieu (depuis les Afrâd jusqu'aux Noqabâ) est une walâyat lunaire (qamarîya). Le XIIe Imâm comme Sceau des Initiés détient et manifeste la réalité éternelle de la walâyat (haqîqat-e walâyat). « L'initiation absolue, avec la totalité de ses perfections, est manifestée en sa personne. Il est le Tout, tandis que tous les autres Initiés, manifestant chacun l'un des attributs de perfection de l'Initiation, sont comme des parties par rapport au Sceau des Initiés ; étant avec tous, celui-ci est avec chacun (256). »
Cela même n'est concevable qu'en raison du rapport intime entre le Sceau des prophètes et le Sceau des Initiés, et ce rapport à son tour n'est concevable, en sa plénitude et en son intégrité, qu'en termes shî'ites. On peut en effet concevoir un triple rapport de filiation (farzandî) : rapport de descendance selon la chair, rapport affectif selon le cœur, rapport spirituel qui est un rapport essentiel et vrai. Il est aisé à nos auteurs shî'ites de montrer que la plénitude de ce triple rapport est réalisée et ne peut être réalisée qu'en la personne du XIIe Imâm. Et parce qu'en sa personne est réalisée la relation plénière consistant en cette triple relation, on peut alors dire « qu'en vérité le Sceau des Initiés est l'Idée réelle (haqîqat) et l'ésotérique de la perfection du Sceau des prophètes... De même qu'en étant la forme théophanique du Nom du Miséricordieux, le Sceau des prophètes est devenu Miséricorde pour les deux univers et totalise les diversités du cycle de la prophétie, de même, parce que l'enfant est le secret de son père (c'est-à-dire parce que XIIe Imâm est le secret du Prophète), le Sceau des Initiés devient la forme théophanique de la Compatissance universelle; il récapitule et totalise les diversités du cycle de l'Initiation. Le bonheur des deux univers sera de le suivre... Car, sans détruire la diversité des choses multiples, il en abolira les divergences, en faisant paraître les lois secrètes de leur unité (257). »
Cette idée que le Sceau des Initiés, Sceau de la walâyat mohammadienne, manifeste l'ésotérique du Sceau des prophètes ou, mieux dit, qu'il est en personne I'ésotérique de la prophétie du dernier prophète, conduit à se représenter une unité ou identité d'essence entre les deux personnes. Avec le cycle de l'Initiation, voici que le cycle total, le cycle des cycles, s'achève en se refermant sur lui-même, mais le point où il se referme sur lui-même n'est autre que le point initial, celui de la Réalité mohammadienne éternelle (haqîqat-e mohammadî) (258). Lâhîjî s'applique à dessiner mentalement le diagramme qui lui est suggéré par le texte même de la « Roseraie du Mystère » qu'il commente, et qui permet d'homologuer l'ensemble du cycle de la prophétie et de l'Initiation au cycle d'un nycthémère cosmique.
Aussi bien cette homologation à la durée d'un Jour et d'une Nuit cosmiques coïncidant avec la révolution de la suprême Sphère, se présente-t-elle d'emblée lorsque l'on médite la nature de cette Réalité mohammadienne éternelle. Elle est la concrétisation initiale à partir de l'Indéterminé absolu (cf. supra chap. v). Elle est l'Esprit suprême, l'Intelligence totale, masse subtile de glorification primordiale désignée encore comme Lumière mohammadienne (Nûr mohammadî). De même que chaque Nom divin a sa forme théophanique propre et l'adorateur qui lui correspond, de même la Réalité mohammadienne éternelle correspond au Nom suprême, au Nom divin récapitulatif de tous les Noms (259). C'est comme telle, précisément, qu'elle postule, ainsi que l'explique Sa'doddîn Hâmûyeh, une double forme théophanique (mazhar) : celle de la prophétie qu'elle trouve dans le Sceau des prophètes, et celle de l'Initiation qu'elle trouve dans le XIIe Imâm qui est le maître invisible de ce temps.
Et comme y insiste son disciple 'Azîz Nasafî : « Des milliers de prophètes antérieurement venus ont successivement contribué à l'instauration de la forme théophanique qui est la prophétie; Mohammad l'a achevée. Maintenant, c'est au tour de l'Initiation d'être manifestée et de manifester les réalités ésotériques. Or l'Initiateur en la personne de qui se manifeste l'Initiation, c'est l'Imâm seigneur de ce temps (260). » Ce sont ces deux manifestations du monde suprême, ayant chacune leur caractère propre, qui sont homologuées aux phases du jour et de la Nuit dans le monde sensible.
Tant que le soleil est sous la Terre, la nuit est sur la Terre.
Lorsqu'il monte, encore invisible, s'approchant de notre horizon à l'orient, la ténèbre de la nuit, qui avait pour cause l'interposition de la Terre, commence à se séparer des choses. C'est le moment de l'aube, précédant l'éclat matinal. L'horizon, c'est le cercle qui met pour nous une séparation entre la partie visible et la partie invisible du Ciel; lever et coucher de l'astre sont déterminés par rapport à ce cercle. A partir de son orient, le soleil monte par la série des degrés ascendants jusqu'au zénith.
Quand il a franchi le cercle que l'on appelle le méridien, le mouvement de la Sphère des Sphères commence à l'entraîner vers son déclin; le moment décisif est marqué par la prière de midi (namâz-e pîshîn). Enfin, lorsque l'ombre commence à dédoubler chaque chose, c'est le soir qui progresse jusqu'à la rentrée dans l'occultation vers un nouveau matin, Or, c'est là l'image fidèle de ce qu'accomplit, dans le suprasensible, le cycle total composé de la prophétie et de l'Initiation. La prophétie, c'est le lever de la Lumière mohammadienne qui, par un mouvement ascendant, de prophète en prophète, s'élève jusqu'au méridien qui est le Sceau de la prophétie, Là même commence le cycle de l'Initiation, la rentrée progressive dans la nuit de l'ésotérisme avec toutes les épreuves que cela comporte dans un monde hostile, mais qui est la voie inéluctable, l'acheminement nécessaire vers le matin de la Résurrection, Yazvm al-Qiyâmat (261).
Bien que selon leur détermination individuelle et leur forme concrète les prophètes se différencient entre eux, et que, par exemple, Adam, Noé, Moïse, Jésus (et les cent vingt-quatre mille Nabîs qui furent prophètes sans avoir la qualité d'Envoyés) fussent autres que Mohammad, cependant, quant à la réalité de leur essence éternelle (haqîqat, ousia), tous ont été les formes théophaniques et les manifestations de la même Lumière mohammadienne. Jusqu'à la cessation finale du cycle de la prophétie, celle-ci (comme le Verus Propheta des Ébionites) s'est épiphanisée dans les personnes de tous les anciens prophètes, depuis Adam qui fut l'Orient et le lever de ce soleil.
Il faut lire l'histoire des prophètes comme décrivant l'ascension de la conscience prophétique, c'est-à-dire l'ascension des degrés par lesquels ce soleil est monté jusqu'au méridien, chaque prophète ayant manifesté en propre une des perfections de la Réalité mohammadienne éternelle. Au moment du lever du soleil, l'ombre projetée est plus longue. Plus le soleil se lève, plus l'ombre diminue. Quand il atteint le zénith, les personnes, les silhouettes, n'ont plus d'ombre. De même, à chaque période et à chaque génération, l'ombre et la forme d'un Parfait (kâmil) ont été manifestées par le soleil de la Réalité mohammadienne. Ces ombres ont été les degrés successifs marquant l'ascension du soleil jusqu'à son sommet. De même, quand la lumière de la prophétie atteignit son zénith, c'est-à-dire lorsque parut le dernier des prophètes, ce fut l'heure de midi : toute ombre fut dissipée (262).
Lors donc qu'elle eut atteint au zénith en la personne du Sceau des prophètes, les hommes se sont trouvés sous la lumière de la prophétie dans la situation des habitants de l'équateur
à l'heure de midi. C'est une idée que nos auteurs explicitent de plusieurs manières dont chacune typifie les difficultés rencontrées traditionnellement par leur théologie théosophique, toujours en souci de se garder de deux abîmes. On dira, par exemple, que la position spirituelle du Sceau de la prophétie représente le parfait équilibre (la ligne équinoxiale) entre le jour de l'unité et la nuit de la multiplicité. Elle évite un double péril : celui du monothéisme abstrait et totalitaire, impuissant à reconnaître la multitude des théophanies des Noms divins, et celui d'un polythéisme à qui échappe l'unité de cette pluralité.
C'est une position qui unifie en différenciant, et différencie en unifiant. On la signalera encore comme un parfait équilibre entre l'exotérique et l'ésotérique, et partant entre la prophétie et l'Initiation; cet équilibre, nous l'avons relevé, est la grande préoccupation des shî'ites duodécimains lorsqu'ils établissent les rapports de la prophétologie et de l'imâmologie. On parlera encore d'un parfait équilibre entre tashbîh et tanzîh, c'est-à-dire
entre l'anthropomorphisme des littéralistes et la via remotionis,la théologie négative des théologiens-philosophes toujours en péril, par souci de sauvegarder la transcendance divine, de réduire la divinité à une abstraction. Pour passer entre les deux périls, la théosophie shî'ite se laissa guider par l'idée de théophanie (zohûr, tajallî) qui sauvegarde à la fois l'unité et la pluralité, parce que la théophanie est une manifestation de Dieu en la forme humaine comme par un miroir, sans plus s'y « incarner » qu'une image n'est incarnée dans le miroir qui pourtant la révèle. Et cela vaut aussi bien pour les visions théophaniques que peuvent avoir les Amis de Dieu, à l'état de veille ou de songe (cf. supra p. 269), que pour la fonction théophanique investie dans leur propre personne, lorsqu'on les désigne comme des manifestations de la Réalité mohammadienne éternelle. Pour le dire, Lâhîjî dispose encore d'images frappantes (263).
L'idée de théophanie échappe au double piège de l'agnosticisme rationaliste et d'une incorporation du divin aux données matérielles qui tombent sous l'emprise de la sociologie et de l'histoire. Le Dieu inconnaissable se manifeste par les formes théophaniques, il ne devient connaissable que par elles, mais il reste toujours au-delà. D'une part la forme qui le manifeste est bien cela même qui en est manifesté (zâhir et mazhar) ; envisagée ainsi, quant à ce qui en fait la Réalité vraie (haqîqat), elle est toute lumière. Mais d'autre part, envisagée quant à sa détermination concrète limitée, elle est l'ombre cernant la délimitation nécessaire de sa manifestation. C'est pourquoi l'auteur de la « Roseraie du Mystère » s'écrie : « Oh! Lumière de Dieu, Ombre divine. » Il formule ainsi un grand thème développé par plusieurs maîtres du soufisme : celui de la Nuit lumineuse (le « soleil de minuit »), de la Lumière noire, du Midi obscur. Et c'est là encore une manière d'exprimer la position « équinoxiale » du Sceau des prophètes. Elle se prolonge en une autre qui appelle spontanément une réapparition des symboles du nord cosmique, de la « dimension polaire » qui est la direction de la « Terre céleste », le mundus imaginalis ('âlam al-mithâl).
Ainsi l'on dira que la Qibla, le pôle d'orientation de la prière du Sceau des prophètes, n'est ni à l'Orient, ni à l'Occident, mais entre l'Orient et l'Occident, ce qui veut dire à égale distance entre l'ésotérique pur et l'exotérique pur, ou encore à égale distance entre le monothéisme abstrait et l'immanentisme d'une incarnation (264).
Ainsi le soleil de la Réalité prophétique a atteint l'heure du plein midi. Ayant une fois surgi de son occultation dans la Terre du Mystère, accompli son ascension par tous les degrés théophaniques que représentent les individualités des prophètes, il a atteint à son zénith. Ce point auquel se situe le Sceau de la prophétie, est à la fois celui qui sépare et conjoint (le barzakk) l'arc-de-cercle de la prophétie et celui de l'Initiation, constituant ensemble le Cycle total. A partir du moment où le soleil décline du zénith vers l'occident, l'ombre reparaît et va aller grandissante. C'est l'entrée nécessaire dans la nuit de l'ésotérisme, succédant à l'ultime manifestation après laquelle l'humanité n'a plus à attendre de prophète. Nous avons déjà relevé que le shî'isme puise dans cette affirmation de la prophétologie islamique, un sentiment beaucoup moins triomphal que pathétique.
L'Imâm achevant le plérôme des Douze n'est même plus matériellement visible. Le cycle de l'Initiation correspond désormais au temps de l'occultation de l'Imâm, lequel est précisément le maître de ce temps (sâhib al-zamân), parce qu'il est le signe de ce temps. Et tous les périls des forces hostiles qui s'agitent à la faveur de cette nuit, menacent la force humainement fragile des « Amis de Dieu », des pèlerins qui la traversent.
Elle est la « Nuit du Destin » qui doit durer jusqu'à l'aurore de la Résurrection, c'est-à-dire jusqu'à la parousie de l'Imâm.
Cette Nuit, il est inévitable de la traverser, et il n'est qu'un moyen de la traverser sain et sauf (265).
Une première certitude guidant l'adepte shî'ite dans la traversée de cette Nuit, c'est que le cycle de l'Initiation, c'est-à-dire le cycle de cette walâyat qui est l'ésotérique de la prophétie, est en parfaite homologie avec le cycle de cette prophétie, parce que, de son côté, la prophétie n'est autre que l'exotérique de la walâyat ou Initiation. De degré en degré, la montée du Jour, l'arc-de-cercle du côté oriental, est en homologie avec la descente de la Nuit, l'arc-de-cercle du côté occidental.
Chacun des prophètes, comme manifestation partielle de la Réalité mohammadienne primordiale, a manifesté un des attributs dont la totalité fut récapitulée dans le Sceau de la
prophétie. De même, chacun des Initiés ou Awliyâ, chacun des « Amis de Dieu » manifeste partiellement, de la manière qui lui est propre, la perfection de l'Homme Parfait qui est le Sceau des Amis de Dieu, le Sceau des Initiés, 1' « Imâm caché » de son temps. En position symétrique avec chacun des prophètes, il y a un ou plusieurs des « Amis de Dieu » : les « orients » et les « occidents » se correspondent mutuellement. « Dans l'arc de la montée et dans l'arc de la descente, écrit Lâhîjî, il y a respectivement, se faisant face l'une à l'autre, une figure d'entre les prophètes et une figure d'entre les Awliyâ, de même que dans un cercle chacun des points du côté occidental fait symétriquement face et correspond à un point du côté oriental (266). » C'est en vertu de cette correspondance que nos auteurs shî'ites s'attachent, par exemple, à dégager l'homologie de position entre la personne de Christ comme prédécesseur immédiat du Sceau des prophètes, et la personne du 1er Imâm de la période mohammadienne, 'Alî ibn Abî Tâlib, comme successeur immédiat du Dernier Prophète (267). C'est l'un des aspects sous lesquels il y aura lieu d'étudier certaines correspondances entre christologie d'une part, imâmologie shî'ite d'autre part. Ces correspondances ont trouvé, semble-t-il, une illustration saisissante dans certaine vision en songe de la princesse Narkês, mère du XIIe Imâm (infra livre VII).
Et cette première certitude en implique une seconde, parce qu'elle recèle en elle-même la force intérieure qui anime chaque adepte éprouvé. La hiérarchie ésotérique des « Amis de Dieu » forme, de génération en génération, une chevalerie mystique, une communauté invisible aux yeux de chair, au sommet de laquelle est le petit groupe des compagnons immédiats de l'Imâm caché (cf. supra III, 4). Peu nombreux sont les humains qui connaissent ou reconnaissent leur existence, et pourtant, sans leur existence, le reste de l'humanité ne pourrait pas même persévérer dans l'être. Par leur intermédiaire s'opère, de génération en génération, une sélection continue de « surhumains », une ascension continue depuis l'humanité adamique jusqu'aux abords de l'humanité séraphique typifiée dans le Pôle suprême qui est l'Imâm caché. Leurs noms sont le secret de l'Imâm :
« Mes Amis sont sous mes tabernacles, nul ne les connaît hormis moi-même ». Mais précisément l'idée de cette walâyat propose à chaque adepte d'exemplifier mystiquement en lui-même, dans le secret de son être, un rapport avec l'Imâm, Sceau des « Amis de Dieu », qui soit analogue au rapport des Nabîs avec le Sceau des prophètes. Exemplifîer par sa propre personne ce rapport, c'est progresser avec certitude au sein de la Nuit ; c'est faire avancer cette Nuit elle-même à la rencontre de l'aube du Résurrecteur (le Qâ'im).
Mais établir ce rapport, nous savons déjà que c'est connaître l'Imâm « de son temps », et il n'y a pas de connaissance de l'lmâm sans connaissance de soi-même. Et c'est de cela que portent témoignage tant d'expériences vécues de siècle en siècle, où s'affirme la mystérieuse présence de celui qui polarise la dévotion shî'ite : le XIIe Imâm, 1' « Imâm attendu », « caché aux sens mais présent au cœur de ses fidèles », et dont on ne prononce jamais le nom sans l'accompagner de la salutation rituelle : « Que Dieu hâte pour nous la joie de sa venue ! » Le thème de l'Imâm caché, sur lequel s'achèvera le présent ouvrage (livre VII), est bien le Sceau de l'imâmologie shî'ite. Nous avons déjà vu que c'est le sentiment de la continuité d'une religion prophétique permanente en notre monde, qui conduit certains de nos auteurs shî'ites, Haydar Âmolî par exemple, à identifier nommément le XIIe Imâm, 1' « Imâm attendu », avec le Paraclet annoncé par Jésus dans l'Évangile de Jean (268).
Mais alors, c'est l'idée même du Paraclet (le Conformateur, le Défenseur) qui nous apparaît maintenant nimbée pour la vision shî'ite, d'une lumière prophétique et le fait est passé jusqu'ici inaperçu de la science des religions. L'identification shî'ite de l'Imâm avec le Paraclet sera, pour finir, la meilleure illustration de ce que nos hadîth nous apprennent concernant le sens de l'Imâm pour la spiritualité vécue du shî'isme, - cette spiritualité qui est religion de la walâyat, c'est-à-dire religion d'amour, parce que seule la forme de son amour conduit l'homme à la connaissance de soi-même. L'homme atteint à la connaissance de soi-même dans la connaissance de son Imâm, de « l'âme de son âme », parce que cette connaissance le révèle à lui-même sous la forme de son amour qui est la forme de son être même.

CHAPITRE VII
Le sens de l'Imâm pour la spiritualité shî'ite

I. - Le shî'isme comme religion d'amour spirituel initiant à la connaissance de soi
Les pages qui précèdent, et particulièrement la fin du dernier chapitre, nous ont déjà suffisamment indiqué d'où nous devons attendre que se manifeste le sens de l'Imâm pour la spiritualité shî'ite. Le terme de walâyat a été répété fréquemment jusqu'ici, et nous savons que le shî'isme est la religion de la walâyat.
Le richesse de ce terme nous est déjà apparue, avec la difficulté d'en exprimer parfaitement le sens par un terme unique en nos langues, tant il désigne un sentiment spécifiquement shî'ite dont les aspects sont multiples. Cependant les contextes dans
lesquels il nous est apparu, le mot persan qui le traduit le plus souvent (dûstî), aussi bien que les termes arabes qui tantôt forment doublet avec lui, tantôt s'y substituent purement et simplement (hibb, mahabbat, mowaddat), tout cela nous permet de percevoir à coup sûr la signification fondamentale : la religion de la walâyat est la religion de l'amour spirituel.
Nos auteurs fréquemment précisent : la walâyat c'est la mahabbat (dilection, amour); le walî, c'est le mohibb (l'ami, celui qui aime). C'est cette signification directe, cette résonance profonde, qu'on laisse échapper, lorsque l'on cède à la routine et à l'à-peu-près et que l'on traduit le mot walî simplement par le mot « saint ». Certains aspects coïncident sans doute, mais ce que connotent les termes de walî et de walâyat déborde ce que dans nos langues on entend habituellement et canoniquement par « saint » et par « sainteté ». Par là même, ne nous étonnons plus si l'essence du shî'isme a été si fréquemment
méconnue; il importe de comprendre que la walâyat en est le concept central, un concept qui s'y déploie en aspects multiples, cernant tout l'horizon de la vision du monde, et il importe d'en comprendre le sens fondamental (269).
Que les shî'ites aient eu parfaitement conscience, par l'enseignement même de leurs Imâms, que leur shî'isme était essentiellement dévotion d'amour, et quelle tonalité propre marque en conséquence leur sentiment de l'homme et du devenir humain, c'est ce que nous voudrions brièvement récapituler.
En effet c'est de là, de par les prémisses et implications qui se découvrent dans un Islam professé comme religion d'amour, que le concept et la figure de l'Imâm nous apparaissent dans leur nécessité irrémissible. Simultanément aussi, c'est le problème central du soufisme qui se trouve posé, affronté et résolu, avant même et sans qu'il y ait eu encore à parler de soufisme. Là même, nous l'avons dit, est la clef d'une situation spirituelle
peu analysée jusqu'à maintenant. Finalement le sens de l'Imâm pour la spiritualité shî'ite la plus personnellement vécue se trouvera, bien entendu, dans cette walâyat même. Ce que signifie l'Imâm comme objet de la walâyat, se montre comme étant l'initiation de son adepte à la connaissance de soi-même.
Initié à cette connaissance, il comprend comment et pourquoi il n'y a pas d'amour de Dieu qui soit possible sans amour de l'Imâm, car c'est dans la walâyat, comme forme de son amour, qu'il découvre et vérifie le sens de la célèbre maxime : « Celui qui se connaît soi-même, connaît son Seigneur. » Cela compris, les qualifications assumées par les Imâms dans les hadîth se comprennent directement en fonction de cette spiritualité vécue, comme guidant à la rencontre de 1' « Ame de l'âme » (Jân-e jân) qui est l'îmâm. Comme nous avons analysé ailleurs cette fructification de l'imâmologie en expérience spirituelle
dans l'Ismaélisme (270), nous nous attachons particulièrement ici à son aspect dans le shî'isme duodécimain.
Tout d'abord remarquons ceci. Parler de l'Islam comme religion d'amour ne correspond guère à la représentation courante que l'on se fait de l'Islam commun, du moins de l'Islam sunnite, sous son aspect de stricte religion légalitaire, observance de la sharî'at. Le paradoxe ne s'entend habituellement que si l'on parle de soufisme. Or c'est l'Islam shî'ite comme tel, sans même qu'il y ait besoin de se référer nommément au soufisme, qui se
présente comme religion de la walâyat. Les témoignages en sont rassemblés dans toute la littérature shî'ite. Ils le sont d'une façon particulièrement systématique dans une œuvre monumentale déjà citée ici, le livre des « Prolégomènes à l'herméneutique shî'ite du Qorân » composé à Ispahan, au XVIIe siècle, par Abû'l-Hasan Sharîf Ispahânî, lequel était un élève du grand théologien Moh.-Bâqer Majlisî (271). L'ouvrage forme une somme
considérable de hadîth commentés, en provenance du Prophète et des Imâms, et attestant que la walâyat est le sens intérieur, ésotérique (bâtin), de la Révélation qorânique. La walâyat est, certes, une « catégorie » permettant de comprendre la hiérohistoire, mais plus encore, et pour cela même, elle modalise le for intime de chaque fidèle shî'ite. La doctrine shî'ite postule pour la validité de tout acte religieux une intention d'amour,
une intériorité modelée par cette intention. C'est ainsi que le célèbre hadîth plusieurs fois cité ici précédemment, dans lequel les Imâms ont répété, l'un après l'autre, que soutenir leur cause demandait un effort si héroïque que seuls le peuvent assumer un Ange rapproché, un prophète envoyé ou un croyant dont Dieu ait éprouvé le cœur pour la foi, - ce hadîth et tous ceux qui lui sont apparentés, ont pour propos, souligne notre auteur, d'exclure et de nier qu'il puisse y avoir un acquiescement parfait à la triple shahâdat (attestation de l'Unique, de la révélation prophétique et de l'initiation imâmique), à moins qu'il n'y ait ferveur d'ardent désir (shawq), assentiment et amour parfait (mahabbat kâmila) à l'égard de la suprême pureté ('ismat) des Quatorze Immaculés (272).
Plus encore, la profession de cet amour, de cette walâyat,l'emporte sur toutes les obligations de la sharî'at, non seulement en ce sens que c'est elle seule qui authentifie l'accomplissement de ces obligations, mais aussi parce que dans le cas des défaillances,
elle est en mesure de combler celles-ci. C'est ce qu'enseignent les Imâms en de nombreux hadîth, en affirmant que « la première chose sur laquelle un homme est interrogé après
sa mort, c'est sur son amour pour Nous. S'il a professé cet amour (walâyat) et s'il est mort en professant cet amour, alors sa Prière, son jeûne, son aumône, son pèlerinage, sont
agréés de Dieu. S'il n'a pas professé cet amour, alors aucune de ses œuvres ne saurait être agréée de Dieu (273). »
Ainsi donc pour l'éthique shî'ite, les œuvres procédant de l'intime de l'être (du bâtin), il faut que les œuvres pies et l'accomplissement des obligations rituelles procèdent d'un sentiment d'amour, sinon elles sont formalisme vide. Abû'l-Hasan Sharîf écrit : « Notre shaykh (c'est-à-dire Moh.-Bâqer Majlisî) le déclare expressément dans son Bihâr al-Anwâr : Tous les imâmites sont d'accord sur ce point, que la validité spirituelle des œuvres et leur agrément de la part de Dieu sont conditionnés par la foi (îmân) ; or, c'est une partie intégrante de la foi que le sentiment d'amour à l'égard des douze imâms et de leur imâmat. »
Rien de moins légalitaire qu'une religion ainsi conçue dans son essence. Les conséquences en vont très loin, quant à la vocation même de l'Islam shî'ite en ce monde. Il importe que l'on comprenne bien en quel sens et pourquoi l'Imâm est l'objet de cette walâyat (et lorsque l'on dit l' « Imâm » tout court, le mot vise aussi bien chaque Imâm que les Quatorze Immaculés, puisque en vertu de l'unité de leur essence chacun
est aussi tous les autres).
Disons pour éclairer ce qui va suivre et qui a été préparé par tout ce qui précède, que toute connaissance que l'homme peut avoir de Dieu, non pas même seulement comme une connaissance qui résulterait de ses propres efforts, mais aussi bien toute
connaissance que le Deus absconditus peut donner de lui-même comme Deus revelatus, c'est-à-dire y compris toute connaissance éclose par les révélations inspirées aux prophètes – toute cette connaissance est eo ipso une connaissance humaine de Dieu, qu'elle soit acquise par l'effort de l'homme ou bien révélée à l'homme et pour l'homme. Ce sens humain de toute connaissance humaine de Dieu est récapitulé dans la devise :
« Celui qui se connaît soi-même connaît son Seigneur. » Or, l'on ne saurait passer d'un membre à l'autre de cette phrase double, si l'Imâm n'était pas la forme de la connaissance de soi, la forme grâce à laquelle s'établit une correspondance entre le sujet humain et l'Absconditum. La vérité de cette devise va donc s'établir comme et par une intériorisation de l'imâmologie : l'Imâm est ce sens humain de toute connaissance humaine de Dieu. Car connaître et reconnaître l'Imâm (non pas seulement tel ou tel des Douze, mais aussi bien chacun des Douze que l'ensemble des Douze dans leur essence et leur fonction théophanique prééternelles), c'est cela qui préserve du double piège auquel est exposé le tawhîd et auquel succombe inconsciemment le monothéisme naïf, aussi bien celui des gens simples que celui des théologiens, le double piège du ta'tîl et du tashbîh.
Nous savons déjà que le premier (le ta'tîl), pour surmonter le a sens humain » des Noms et Attributs divins, relègue la Réalité divine dans un au-delà absolu. Le shî'isme pose aussi cet au-delà des Noms et des Attributs exprimés en langue humaine, mais il professe que si l'on en reste purement et simplement à cette relégation dans l'au-delà (ta'tîl), on est en plein agnosticisme, parce qu'est alors dissoute la relation personnelle humanodivine
que postule toute conscience croyante. En revanche si l'on fait de la Suressence divine (hyperousia) le support des Noms et Attributs, on est en plein tashbîh (anthropomorphisme).
Celui qui dit : « A quoi bon l'Imâm ? Dieu me suffit, sans intermédiaire entre lui et moi » - celui-là oublie tout simplement qu'en parlant de ce Dieu qui lui est immédiat, il ne peut à jamais parler que du Dieu qui se révèle à lui, de Dieu tel qu'il le connaît dans et par la forme sous laquelle Dieu se révèle à lui.
Même s'il en parie comme d'un impersonnel ou d'un transpersonnel, il ne le professe ainsi qu'en vertu de la forme qui se montre ou se refuse à lui. Sans ce mazhat, sans cette « forme théophanique » sous laquelle Dieu se manifeste - au sens le plus large du mot - il est impossible de seulement parler de Dieu. Cette forme, c'est la « Face » de Dieu, et plusieurs textes nous ont montré déjà l'importance de ce thème pour le shî'isme.
Il nous a été dit que cette « Face de Dieu », c'est cela l'Imâm, Plus loin nous verrons encore qu'il est ce qui est pré-posé, « marche en avant de l'être de son fidèle » (moqaddam 'alâ wojûdi-hi).
Si donc l'on perd ou si l'on abolit le sens de l'Imâm – et avec lui la validité du sens humain de la connaissance humaine de Dieu ou de la Révélation divine à l'homme - on se trouve enfermé dans le cercle du ta'tîl et du tashbîh : parce qu'il est humain, « trop humain », ce sens est suspecté et rejeté, et l'on en reste à l'agnosticisme pur et simple (ta'tîl); ou bien il est accepté, sans que l'on ait conscience de ce qu'il est en sa vérité, et l'on tombe dans le piège de l'idolâtrie métaphysique (tashbîh).
Seule la personne théophanique de l'Imâm préserve la validité de ce sens humain, parce qu'elle en dépasse le « trop humain », C'est pourquoi à l'extérieur du shî'isme, certains maîtres du soufisme, par exemple, ont médité jusqu'au vertige pour échapper à la dialectique infernale dans laquelle le ta'tîl et le tashbîh emprisonnaient leur tawhîd, leur « unification de l'Unique ».
Mais le mystère du tawhîd est le mystère de la solitude divine, du « Dieu seul est seul ». Et il ne s'agit pas là d'une unité arithmétique solitaire, dominant ou surplombant une infinité d'autres unités ou individuations de l'être. C'est le mystère du chaquefois-
unique de tous les Uniques, de l'Un multiplié à l'infini par lui-même et qui est toujours l'Un unique; cette Face de Dieu qui permane unique pour chaque unique, c'est cela l'Imâm, et ce qui s'exprime dans la diversité des qualifications que les Imâms se donnent à eux-mêmes dans leurs hadîth. Ce sont ces qualifications qui sont reprises dans les prières shî'ites, réparties tout au long d'un calendrier liturgique très complexe, si bien
que le commentaire de chacune de ces prières peut à lui seul constituer tout un traité d'imâmologie. Nous en avons cité un exemple ci-dessus (274).
L'universalité de la walâyat dont l'Imâm est l'objet, et l'idée de l'Imâm comme sens humain de la Révélation divine à l'homme et pour l'homme, telle que sans l'Imâm il n'y aurait pas d'authentique tawhîd possible, c'est cela même qui cohère le sentiment de ce que l'on peut appeler l' « œcuménisme shî'ite », en ce sens que le shî'isme entend rassembler dans l'unité de cette walâyat, de cette religion d'amour, tous les moments et toutes les figures d'une religion prophétique permanente comme religion de toute l'humanité qui est la postérité spirituelle d'Abraham.
Tous les prophètes et tous leurs croyants ont professé cette même walâyat; tous ensemble forment un seul et immense corpus mysticum (les Ismaéliens, de leur côté, parlent du « Temple de Lumière » de l'Imâmat), dont on ne peut s'exclure que par un reniement qui est ipso facto un reniement des Révélations prophétiques antérieures à l'Islam. Un hadîth du IIe Imâm, l'Imâm Hasan ibn 'Alî, le déclare : « Celui qui rejette la précellence de l'Émir des croyants ('Âlî, le 1erImâm), celui-là inflige un démenti à la Torah, à l'Evangile, aux Psaumes, aux écrits d'Abraham et à tous les autres Livres de Dieu descendus du Ciel. Car rien n'est révélé dans ces Livres, sans que le plus important de ce qui s'y trouve après l'attestation de l'Unique (tawhîd) et l'attestation de la mission des prophètes, ne soit
l'attestation de la walâyat à l'égard de 'Alî et des Imâms (275). » Aussi bien cette affirmation est-elle le corollaire de la déclaration que nous connaissons déjà, et dans laquelle le Prophète affirme que l'Imâm fut envoyé avec chaque prophète secrètement,
et qu'avec lui, Sceau des prophètes, il le fut publiquement. C'est que la walâyat - la dilection diviné dont est l'objet le plérôme des Quatorze Immaculés - est le secret, l'ésotérique des Révélations divines inspirées aux prophètes : le secret du Trésor
caché aspirant à être connu. L'Imâm est ce Trésor devenant connaissable et objet d'amour. Les théologiens chrétiens se sont posé cette question : du fait même que la Rédemption soit un fait accompli comme un fait historique, rentrant dans la chronologie parmi d'autres faits historiques, de quelle manière concevoir le salut des hommes antérieurement à ce fait historique ?
Pareille question ne saurait être posée en pareils termes, nous le comprenons peu à peu, au cœur d'une religion prophétique permanente depuis Adam jusqu'au dernier Imâm.
Antérieurement au Sceau des prophètes, les prophètes ont déjà apporté aux hommes le même message, les convoquant à une même religion d'amour à l'égard de la Face divine que leur inspiration prophétique leur révélait. Le paradis et l'enfer des hommes, ce fut leur assentiment ou leur refus. En un long entretien avec son disciple Mofazzal, le VIe Imâm explique que l'Imâm est celui qui départage le peuple du paradis et le peuple
de l'enfer; il n'a pas même à les juger ; c'est leur amour, ou au contraire leur haine pour l'Imâm, qui sont respectivement ou leur paradis ou leur enfer. C'est en ce sens qu'il y a lieu de parler de Rezwân (l'ange du paradis) et de Mâlek (le gardien de l'enfer)
comme émanant de l'ordre de l'Imâm (276). Et il en a été ainsi depuis les origines de la mission des prophètes, comme il en sera tout au long du cycle de la walâyat. « Les shî'ites trouvent leur salut dans un acte d'amour pour leur Imâm » (cette déclaration
en entraîne d'autres qui offrent parfois une certaine consonance avec l'idée du salut dans le bouddhisme de la Terre Pure). En initiant son disciple au mystère de cette religion universelle d'amour qui englobe la totalité des croyants, l'lmâm Ja'far conclut avec raison : « O Mofazzal ! recueille soigneusement tout cela, car il s'agit du Trésor d'une connaissance secrète et cachée. Ne le montre qu'à ceux qui en sont dignes. »
C'est qu'en effet ce Trésor ne peut être montré qu'à celui dont le regard s'élève jusqu'à cette hauteur d'horizon que nous a indiquée précédemment le mystère de la Réalité mohammadienne primordiale, mystère qui est en la préexistence des purs êtres spirituels, où tout s'accomplit dans le monde de l'Esprit, avant même qu'il y ait des créatures et des biographies terrestres, car ce que tous les prophètes ont annoncé, c'est cet Imâm éternel,
« lieu de la mission et du message des prophètes » (supra chap. v).
C'est cela que l'Imâm explique à son disciple. Mais Mofazzai tout d'abord ne comprend pas. Comment est-il possible que les prophètes antérieurs aient pu professer cet amour à l'égard de l'Imâm ? Comment leurs adeptes et leurs adversaires ont-ils pu y trouver respectivement leur paradis et leur enfer ? Et l'Imâm Ja'far de lui expliquer : « Ne sais-tu pas que Dieu Très-Haut a missionné son Envoyé, c'est-à-dire un Esprit (le Logosprophète)
aux prophètes, c'est-à-dire à des Esprits créés euxmêmes deux mille ans avant la création des créatures ? Ne sais-tu pas que cet Esprit les a appelés à la triple Attestation ? » Ici encore il se vérifie que la théosophie shî'ite ne saurait concevoir l'ensemble de la hiérohistoire hors de l'horizon de la métahistoire, où sont comprésentes préexistence et postexistence. Nous savons que peut varier le nombre qui « chiffre » en durée de « temps
subtil » l'antériorité du monde des êtres spirituels. Il reste que la disjonction de l'avant et de l'après, la loi de l'irréversible, ne concerne que l'ordre de succession dans notre temps historique (le « temps opaque » zamân kathîf), non pas l'ordre simultané des événements qui permanent au monde de l'Esprit. Il n'y a ni anachronisme ni chronologie dans l'explication de l'Imâm; il y a un synchronisme parfait, mais un synchronisme inconcevable en dehors de l'horizon où nous place l'imâmologie.
Aussi le retrouvons-nous sous-jacent à l'idée du corpus mysticum formé de tous ceux qui sont ayant professé ou professant la religion d'une même walâyat éternelle. Cette walâyat a sa source en Dieu même, en tant qu'il se révèle en ceux qui sont l'objet de son amour. Et simultanément, parce qu'ils sont l'objet de cet amour, leur est conféré un « droit » qui fut invoqué dès avant « leur temps » en ce monde, et qui par là répond déjà à la question
posée par Mofazzal. En un hadîth où le Prophète fait allusion aux événements de son « assomption céleste » - alors qu'il était « à la distance des deux arcs » dont parle la sourate de l'Étoile (53 : 9) - il déclare à l'Imâm 'Alî qu'il entendit Dieu lui dire :
« J'ai écrit ton Nom et son Nom sur mon Trône, dès avant de créer les créatures, par un amour de moi pour vous deux. Celui qui vous aime et vous prend pour amis est devant moi au nombre des Rapprochés. Celui qui rejette votre walâyat et se sépare de vous, est devant moi au nombre des violateurs impies (277). »
Cette tradition, sous ses diverses leçons, est de celles qui sont inlassablement méditées dans le shî'isme, comme établissant la source même de la walâyat, la dilection divine, dilection du Trésor caché se portant sur la Lumière primordiale qui procède de lui et qui le révèle aux créatures. Dilection divine qui fonde et motive la dilection (walâyat et mahabbat) portée par leurs fidèles à ceux qui en sont l'objet - les Quatorze Figures de
Lumière primordiale - et qui fonde la loi éthique du shî'isme (celle qui s'exprime dans les deux mots courants en persan : tawallâ wa tabarrâ, choisir pour amis les Amis de Dieu et leurs amis, rompre avec leurs ennemis). Originellement aussi, par cette prédilection Dieu confère en quelque sorte un droit (haqq) sur Lui à ceux qui sont l'objet prééternel de cette prédilection.
D'où cette formule d'invocation qui, fréquente dans les prières shî'ites, sonne à la façon d'une conjuration suprême, comme si, en invoquant ce « droit sur Lui » conféré par Dieu à ses Amis, le vœu formulé par leurs amis portait en lui-même force d'accomplissement. Les Imâms eux-mêmes ont proféré la formule bi-haqqi-nâ, que l'on peut traduire « de par notre droit », ou « au nom de notre cause ».
Dans certains contextes, disions-nous, le recours à ce « droit » est lui-même une réponse à la question de Mofazzal. En effet, parce que ce « droit » s'origine à la métahistoire, il put être invoqué en vertu d'un synchronisme qui déroute notre sentiment de l'histoire, mais qui, en revanche, est la clef de la hiérohistoire, parce que c'est le recours à ce « droit », l'invocation de cette « cause », qui dénoua le drame vécu en ce monde par les prophètes, l'un après l'autre. C'est « au nom de cette cause » que Dieu « revint à Adam » exilé du paradis, et parce que cette même « cause », est aussi le secret du dénouement de la christologie qorânique - Christ victorieusement préservé de la mort par Dieu qui l'enlève vers Lui (4 : 156) - cette même cause, invoquée par les prophètes, fait s'évanouir jusqu'à l'idée d'un impossible déicide. En un hadîth remontant au VIIIe Imâm, l'Imâm 'Alî Rezâ, et par lui aux Imâms antérieurs, il est dit : « Lorsque Noé fut en péril d'être submergé, il invoqua Dieu en invoquant notre cause (ou notre droit), et Dieu le sauva de la submersion. Lorsque Abraham fut jeté dans le feu, il invoqua Dieu en invoquant notre cause, et Dieu fit que le feu devînt fraîcheur inoffensive. Lorsque Moïse ouvrit un chemin dans la mer, il invoqua Dieu en invoquant notre cause, et Dieu fit de la mer un terrain sec. Et lorsque les Juifs voulurent tuer Jésus, il invoqua Dieu en invoquant notre cause; alors Dieu le sauva de la mort et l'enleva vers Lui (Qorân 4 : 156) (278). »
Voici encore un texte, parmi beaucoup d'autres, affirmant le synchronisme de cette religion de la walâyat commune à tous les prophètes. Il s'agit cette fois d'un entretien du Ve Imâm, l'Imâm Mohammad Bâqir, avec son disciple Jâbir al-jo'fî, entretien qui appartient à tout un ensemble formant en quelque sorte l'herméneutique shî'ite de l'Ancien Testament de nos Bibles. « J'interrogeai l'Imâm, raconte le disciple, sur l'interprétation des visions en songe donnée par Daniel. Est-elle authentique ou non? - Certes, elle est authentique, dit l'Imâm.
Daniel eut vraiment une révélation divine, car c'était un prophète (nabî). Daniel était de ceux à qui Dieu enseigna le sens symbolique des événements (ta'wîl al-ahâdîth). C'était un véridique et un sage. Et la religion divine qu'il professait, était la religion de notre amour (de l'amour pour nous, les Ahl al-Bayt). » L'affirmation ne s'entend, certes, que sous l'horizon de la Réalité mohammadienne primordiale. Jâbir n'y songe pas ; il s'étonne et pose la même question que Mofazzal, nous l'avons lu ci-dessus, devait poser à l'Imâm Ja'far : « De votre amour ? de l'amour pour vous, Ahl al-Bayt ? » » Et l'Imâm de répondre : « Oui! j'en atteste Dieu! Il n'y eut jamais de prophète ni d'ange qui ne professât point la religion de notre amour (illâ-wa kâna yadînu bi-mahabbati-nâ) (279) ».
Tout cela est parfaitement explicite. Il s'agit d'une « religion d'amour », et ce n'est pas un maître soufi qui parle, mais le Ve Imâm des shî'ites. En outre, cette religion a dès toujours été professée par les fidèles de tous les prophètes, parce que la révélation de la Face divine à laquelle s'adresse cet amour était le secret de leur message. Alors nous voici au cœur même de la question. Établie l'idée de la religion de la walâyat comme étant celle de la religion prophétique permanente de l'humanité, parce que « l'Imâm a été missionné secrètement avec chaque prophète » ; établi par là même le sens de l'Imâm et de l'Imâmat
pour la hiérohistoire, c'est-à-dire pour l'histoire d'événements spirituels qui s'accomplissent dans la dimension d'un temps autre que le temps de l'histoire profane, - nous sommes à même de comprendre le sens primordial de l'Imâm pour la spiritualité shî'ite. Le sentiment universaliste du shî'isme est lié à l'universalité de la dévotion d'amour envers la Figure théophanique qui est la Face révélée de Dieu. Maintenant, la
reconnaissance de cette Face divine par l'homme va passer, chez celui-ci, par la connaissance de soi-même. C'est sur le roc d'une foi dont l'amour fait partie intégrante, que le shî'isme a conscience de rassembler l'universalité des croyants de la religion
prophétique, par le message qui les convoque à la quête de l'Ame de leur âme. La progression qui, du sens de l'Imâm pour la hiérohistoire, passe au sens de l'Imâm pour la spiritualité la plus personnelle, ne fait que mettre en œuvre le principe de l'herméneutique shî'ite sur lequel nous avons tant insisté ici.
Parce que son sens intérieur, ésotérique (le sens relatif à la walâyat), est toujours en train de s'accomplir en chaque nouveau croyant, le Livre saint reste vivant pour toute la durée de notre Aiôn. De période en période du cycle de la prophétie, il est le centre du « plan de permanence historique » que se représente la hiérohistoire, c'est-à-dire que de période en période reparaissent les mêmes protagonistes et les mêmes antagonistes, les mêmes enthousiasmes de la foi et les mêmes refus d'une négativité militante : sous d'autres noms et avec d'autres acteurs, les dramatis personae restent les mêmes. Cette permanence s'exprime dans l'idée de la walâyat qui est éternelle, tandis que la mission prophétique est temporaire; elle s'exprime aussi dans le rapport qui unit tous les prophètes et tous les spirituels au « Sceau des prophètes » et au « Sceau des Amis de Dieu ». C'est la walâyat
comme étant l'ésotérique, le secret du même message répété de prophète en prophète jusqu'au « Sceau des prophètes », qui solidarise tous les prophètes et tous leurs fidèles en un même corpus mysticum (le Temple de lumière de l'Imâmat). Qu'en est-il alors de l'appartenance à ce corpus mysticum ? Comment la walâyat à l'égard de l'Imâm est-elle ce qui fait du fidèle, du « croyant au cœur éprouvé », un membre de ce corps mystique que représente finalement la notion des Ahl-al-Bayt (membres de la Famille sainte, de la « maison » ou du « temple » prophétique) ? Comment, selon les termes mêmes du 1erImâm, le « croyant au cœur éprouvé » est-il celui qui découvre cet amour dans son cœur ?
Nous savons déjà que sans l'Imâmat, ne serait possible, devant le Deus absconditus, qu'une théologie strictement négative (celle du tanzîh, celle que la tradition chrétienne désigne comme théologie « apophatique »). Si le Deus ahsconditus devient objet de connaissance et objet d'amour, c'est grâce à la Face, la Forme épiphanique (le mazhar) qui en fait un Deus revelatus.
Dire que l'Imâm est cette Face révélée, cette Forme épiphanique, c'est déjà eo ipso énoncer beaucoup plus qu'une constatation « objective », relevant d'une théosophie théorique, car d'ores et déjà une telle proposition engage la vie intime de l'adepte, c'està-
dire le sens de l'Imâm pour la spiritualité vécue du shî'isme.
C'est qu'en effet l'assentiment à cette proposition présuppose l'entrée en acte d'une relation personnelle, et cette actualisation se produit en tant que la reconnaissance de l'Imâm comme Forme épiphanique est eo ipso initiation de l'adepte à la connaissance de soi-même. Lorsqu'il atteint à celle-ci, il est luimême une forme épiphanique de l'Imâm, de même que l'Imâm est la Forme épiphanique du Deus absconditus. C'est pourquoi le Ve Imâm a pu dire : « Nous sommes les Trésoriers et les Trésors de Dieu en ce monde et dans l'autre (cf. infra le sens plénier de cette proposition), et nos shî'ites sont nos trésoriers et trésors à nous, les Imâms », puisque, en effet, l'Imâmat est le contenu (le trésor) de la science divine, et que dans chacun des shî'ites « au cœur éprouvé » est actualisé quelque chose de la connaissance de l'Imâm.
Ce thème a été parfaitement approfondi en certaines pages dues à un éminent shaykh iranien du siècle dernier, Hâjj Mohammad Karîm Khân Kermânî (ob. 1870, cf. pour plus de détails infra livre VI). Nous ne pouvons malheureusement en donner ici qu'une idée très sommaire. Il s'agit notamment du chapitre qui, dans un monumental ouvrage, expose que c'est par l'amour voué aux Imâms que se réalise l'amour de Dieu, et que fondamentalement il n'est pas d'amour possible à l'égard de Dieu qui ne soit un amour pour eux. Le chapitre forme comme une amplification du leitmotiv fourni par un hadîth du 1erImâm : « Il n'est point d'homme dont Dieu ait éprouvé le cœur pour la foi, qui
n'ait fini par découvrir notre amour dans son cœur (280). »
L'essentiel que nous ayons à retenir ici des pages extrêmement denses de Moh. Karîm Khân Kermânî, c'est, en quelque sorte, une progression à deux temps : en un premier temps, toute connaissance et tout amour de Dieu se révèlent comme connaissance et amour des Quatorze Immaculés ou de l'Imâm tout court, puisque cette Figure récapitule l'ensemble du Plérôme.
En un second temps, la connaissance de l'Imâm se révèle et s'actualise, dans le croyant fidèle, comme connaissance de soi.
1) Nous parlions ci-dessus de l'idée de l'Imâm comme étant le sens humain de toute connaissance humaine de Dieu aussi bien que de toute révélation divine à l'homme, de même que, comme objet de la walâyat, l'Imâm est la possibilité et le sens de tout amour divin dans l'homme. Sur ce thème, Moh. Karîm Khân Kermânî déploie une analyse particulièrement rigoureuse et instructive. Le fond de l'Essence divine (konh al-Dhât, le
suressentiel, l'hyperousion, cf. le Grund chez Maître Eckhart)
- ce Divin suressentiel donc est absolument un et seul, pur, simple : ineffable, il ne peut recevoir ni nom ni prédicat; il ne ressemble à rien et rien ne lui ressemble. Impossible qu'il soit objet de l'amour d'un être en particulier, ni que son amour suressentiel soit l'amour d'un être en particulier, puisque l'amour n'est concevable qu'entre deux êtres entre lesquels il y a certaine proportion et homogénéité, entraînant l'inclination de chacun vers l'autre et la rejonction de l'un avec l'autre.
L'amour divin suressentiel - celui du « Trésor caché » aspirant à être connu - embrasse la totalité de l'être, donnant à l'être le contrepoids qui l'emporte sur le non-être. C'est le sens qui s'attache à la Volonté divine universelle dont traite la métaphysique de l'être (mashî'at 'âmma kawnîya).
Mais la tâche qui incombe en propre à la théologie est de méditer une Volonté divine particulière (mashî'at khâssâ shar'îya), laquelle entre comme telle en relation avec les choses qui, dans leur particularité et leur singularité, sont l'objet de son amour ou l'objet de sa détestation. Le substrat (mahall) de la Volonté divine, aussi bien au sens métaphysique qu'au sens théologique, ce sont les Formes de lumière, les formes théophaniques primordiales des Quatorze Immaculés, comme l'attestent tant de hadîth et de akhbâr, et comme substrat de la Volonté en l'un et l'autre sens, leur Plérôme est précisément le passage de l'Inaccessible et Imprédicable au Connaissable et au Révélé. Ils sont ainsi, en un certain sens, cette Volonté même; ils sont la théophanie voulue par elle. Ils sont les Noms, les sujets des Attributs que ne peut recevoir en prédicat le Dieu suressentiel; ils sont les ma'ânî, les concepts positifs de Dieu, ce qui par les Noms
et Attributs est manifesté des intentions divines (281) ; bref, ils sont les aspects sous lesquels Dieu peut être l'objet de la connaissance humaine (la ma'rûfîya, la cognoscibilité divine). Ainsi tout homme qui, dans le comportement le plus intime de son être, se modalise à leur ressemblance, par là même s'adapte à la « dimension » de la relation avec Dieu, « puisque les Quatorze Immaculés sont, eux, cette relation ». L'amour de celui qui les aime est eo ipso amour pour Dieu, puisque, de même qu'ils sont l'aspect sous lequel Dieu peut être objet de connaissance, ils sont l'aspect ou la « dimension » sous laquelle Dieu peut être objet d'amour (sa mahbûbîya). Et celui qu'ils aiment, Dieu l'aime, puisqu'ils sont son amour même, l'aspect de Dieu comme sujet aimant (sa mohihbîya; remarquons, en passant, combien l'aptitude de l'arabe classique à former des noms abstraits sur chaque participe actif ou passif, sert admirablement le métaphysicien).
Bref, celui qui est en affinité et homogénéité avec les Imâms, celui dont l'être intime est modalisé à l'exemple du leur, et dont l'amour pour eux investit tous les degrés de son être, celui-là, ils le réunissent, le rivent à leurs propres âmes (bi-anfosi-him,leur « soi », leur anima) ; celui-là est le fidèle parfait et privilégié (mu'min khasîs kâmil) qui, tel Salmân le Perse, est adopté en ce monde et dans l'autre parmi les membres de la Famille sainte
(Ahl al-Bayt). Aussi bien le fidèle shî'ite est-il « créé des rayons de leur lumière » : la matière ou substance de son être est cette lumière ; sa forme est déterminée en fonction de son degré de réceptivité à cette lumière. D'où une hiérarchie de degrés spirituels
(cf. supra III, § 4). Cette homogénéité conditionne la possibilité humaine d'un amour divin; sinon, l'absolue incommensurabilité divine exclut qu'il puisse y avoir entre l'être humain et Dieu une relation d'amour. Dieu ne devient objet de connaissance et d'amour que dans la forme de sa Manifestation, et c'est en cette Forme théophanique que l'amant, l'aimé et l'amour s'unifient en une unité. Cette Forme, c'est cela l'Imâm, sauvegardant
du double piège le tawhîd; et c'est le secret de la vie de l'Imâm au cœur de chaque croyant fidèle, comme secret de ce qui est préposé, « marche en avant de son être » : le pôle où tout commence et où tout retourne.
2) C'est ainsi précisément, pour autant qu'il anime la vie spirituelle de son adepte, que l'Imâm, comme objet de sa plus haute connaissance et de son plus haut amour, l'initie à la connaissance de soi, lui révèle ce Soi-même qui est l'Ame de son âme.
Il y a pour chaque shî'ite - comme pour chaque être humain - une suprême pensée, la plus haute de ses pensées dont il ne saurait transgresser l'horizon sans que son être soit volatilisé.
Et pourtant ce superlatif relatif indique lui-même qu'il y a encore quelque chose au-dessus et au-delà, ce quelque chose qu'il ne pourrait atteindre sans transgresser la limite de son être. Atteindre à la suprême limite qu'il ne peut transgresser, c'est-à-dire à ce qui est « préposé en avant de son être », c'est cela, explique le shaykh, « atteindre à soi-même », à cette nafs qui désigne le soi-même comme l'âme ou le cœur, l'anima la plus personnelle, ce soi qui est l'Ame de l'âme et dont il est dit que « celui qui connaît son âme connaît son Dieu »; bien entendu, il s'agit de celui dont l'atteinte à ce niveau spirituel est un état durable et permanent, non pas un état accidentel. C'est qu'en effet c'est à ce niveau suprême que se révèle à lui l'Inaccessible sous la seule forme accessible, sans qu'il ait à se transgresser soimême, ni à assortir à lui-même la transcendance, ni à s'assortir luimême
à elle (le piège qui guette le tawhîd, en l'absence de l'Imâm).
Le secret de cette connaissance de soi comme connaissance de Dieu, parce qu'elle est connaissance de l'Imâm, se montre au terme d'une dialectique que l'on peut dénommer, chez Moh.
Karîm Khân Kermânî, dialectique du Sublime (al-âlî, ce qui est en-haut) et de l'Infime (al-dânî, ce qui est en-bas). Le Sublime ne descend pas, tel qu'il est, vers l'Infime, tel que celui-ci le puisse percevoir et connaître, puisque même alors l'hétérogénéité radicale, interdisant connaissance et amour, subsisterait telle quelle. Pas davantage le Sublime ne peut descendre en altérant son essence, en cessant d'être ce qu'il est en sa sublimité,
par une mutation qui, en le rendant homogène à l'Infime, permettrait à l'Infime de le percevoir et de le connaître. Mais si au lieu de cette altération ou de cette « exinanition » du Sublime, « cette descente, écrit notre shaykh, s'opère comme et par une théophanie (tajallî), une Manifestation (zohûr), un attribut (sifat), une Lumière (nûr), alors c'est bien ce que nous cherchons.
Car si cette théophanie et cette Manifestation n'étaient pas en correspondance avec les organes de perception (mashâ'ir) des shî'ites, alors la difficulté subsisterait telle qu'elle était. Mais s'il y a correspondance, cette théophanie est homogène aux shî'ites, elle fait partie d'eux-mêmes, et il leur est possible d'y atteindre. Il y a en eux ce qu'il y a en elle. Sinon, il serait absurde de leur faire un devoir d'y atteindre. Donc le Sublime se fait
connaître à l'Infime par un attribut qu'il est possible à celui-ci de percevoir, de connaître et de comprendre. Et c'est cela le suprême degré auquel puisse atteindre l'Infime, la plus haute de ses pensées, car c'est son âme (son soi-même, son anima,nafs) et son cœur, selon la tradition qui déclare : Celui qui se connaît soi-même (son âme), connaît son Seigneur, - et c'est ce à quoi font allusion ces versets : Il y a des Signes en vousmêmes, ne le voyez-vous pas? (51 : 21). Nous leur montrerons nos Signes aux horizons et dans leurs âmes (= à l'intérieur d'eux-mêmes) (41 : 53). Ainsi Dieu se notifie soi-même aux shî'ites par leur soi-même (leur âme). Lorsqu'ils arrivent à la connaissance de soi-même (de leur âme), ils ont accompli ce qui est attendu d'eux, à savoir l'atteinte à ce qui est en avant de leur être, leur Imâm [...]. Ils sont la manifestation de leur Imâm, de même que les Imâms sont la Manifestation et la signification de Dieu, eux dont il est dit dans la Ziyârat al-Jâmi'a (cf. supra chap. v) : Salut sur ceux qui sont tels que celui qui les connaît, connaît Dieu, tandis que celui qui les ignore, ignore Dieu (282). »
De cette longue citation d'un maître de la spiritualité shî'ite et de l'analyse qui précède, il ressort ceci : que l'Imâm est la Forme théophanique (mazhar) ; cette Forme est celle sous
laquelle Dieu est objet de connaissance et d'amour; atteindre à cette Forme théophanique c'est eo ipso atteindre à la connaissance de Dieu, l'atteindre sous la seule forme où il soit connaissable et qui, comme telle, est le suprême degré auquel puisse atteindre l'Infime, le plus haut des degrés de son être, de sa connaissance et de son amour. Parce que la théophanie est comme telle l'instauration d'un rapport entre celui qui se montre (motajallî) et celui à qui il se montre (motajallâ laho), celui qui se montre le fait nécessairement sous une forme proportionnée et correspondant à celui à qui il se montre. C'est un point sur lequel Ibn 'Arabî a déjà insisté. Seulement ici, ce rapport c'est
expressément l'imâmologie elle-même, car c'est l'imâmologie seule qui rend possible ce rapport, sans que le tawhîd soit ébranlé.
C'est pourquoi, en raison de ce rapport d'homogénéité que pose la théophanie (tajallî), et parce que cette théophanie est le sommet suprême auquel puisse atteindre l'Infime, l'être au monde d'en-bas, il est vrai de dire qu'en atteignant au « lieu » de cette théophanie (à ce Sinaï mystique où Dieu se révèle pour lui), le fidèle atteint au sommet ou au cœur de son être, son soimême, son anima (nafs). Mais la forme que prend cette théophanie, c'est-à-dire la Face de ce Dieu qui se révèle à lui au sommet de son âme, c'est cela l'Imâm. C'est pourquoi se connaître soi-même, connaître son âme, son anima, et avec elle tout l'univers de l'âme, c'est connaître son Imâm, et c'est cette connaissance qui est pour chacun la connaissance de son Seigneur, sa connaissance de Dieu. L'Imâm est la forme que
prend le Deus revelatus dans la connaissance de soi qui est connaissance de Dieu. L'Imâm est la forme de ma connaissance et de mon amour de Dieu. La connaissance de l'Imâm révèle à son adepte qu'elle est, comme telle, la forme de son amour, et par là même le secret de son être, car son être est son amour même. Et c'est pourquoi l'amour de l'Imâm, cette religion de la walâyat, telle que nos auteurs shî'ites la conçoivent comme embrassant tous les moments d'une religion prophétique éternelle, tous les fidèles de tous les prophètes, - est l'initiation à la connaissance de soi, un Soi qui n'est pas un Absolu
impersonnel vide de toute qualification, mais l'Ame et l'Aimé de l'âme (jân-e jân), le moi à la seconde personne, « marchant en avant de moi », l'Imâm (au sens parfaitement étymologique du mot).
La piété et la spiritualité shî'ite culminent ainsi dans cette walâyat vouée à l'Imâm, comme Forme théophanique sous laquelle l'Absconditum se révèle à l'homme, et sous laquelle le Dieu caché devient objet d'amour (cette Forme en étant la mahbûbiya). Et c'est pourquoi tout amour de Dieu, du fait qu'il postule un Dieu qui soit objet d'amour, est walâyat de l'Imâm.
Cette issue, le soufisme non-shî'ite l'a cherchée avec angoisse, pour échapper à ce que Rûzbehân dénomme la « démence de l'inaccessible ». Mais ce qu'il importe de relever, c'est que le problème a d'ores et déjà été posé par le shî'isme comme tel, et que son imâmologie en est précisément l'issue. Car tel est le sens de l'Imâm sous les multiples qualifications qui lui sont conférées dans les invocations shî'ites, lesquelles ne font que
reprendre les qualifications que les Imâms se donnent à euxmêmes dans leurs hadîth : l'Imâm comme Guide et comme Pôle, comme A'râf, comme Témoin de Dieu etc., chacune de ces qualifications pouvant illustrer le thème fondamental d'une connaissance de soi qui est connaissance de l'Imâm, et qui eoipso est connaissance de Dieu, parce qu'il n'est pas d'autre connaissance de Dieu accessible à l'homme que la connaissance
de son Imâm.
Parmi toutes ces qualifications, nous ne pouvons retenir ici que celles qui viennent d'être nommées. En clôture de cette esquisse sur la spiritualité shî'ite, on voudrait indiquer comment elles sont mises en œuvre par des penseurs pour qui la méditation
philosophique ne se sépare jamais de la vie spirituelle, de la réalisation spirituelle personnelle, principalement par un Mollâ Sadrâ Shîrâzî, si fréquemment déjà cité ici. Mollâ Sadrâ est avec Sâleh Mazanderanî, Mohsen Fayz, Qâzî Sa'îd Qommî et d'autres, au nombre de ces penseurs shî'ites qui, en commentant systématiquement les textes des Imâms, ont élevé de véritables monuments. Ceux-ci nous font comprendre pourquoi
la philosophie qui est leur propos se désigne tantôt comme « philosophie prophétique et imâmique » (hikmat nabawîya wa walawîya, ce second adjectif étant formé sur le mot walî), tantôt comme « théosophie yéménite » (hikmat yamanîya) par allusion aux significations symboliques du Yémen et de l'angle yéménite de la Ka'ba; d'où, cette tradition où joue la consonance des mots îmân, la foi, et Yaman, le Yémen : « La foi
vient du Yémen et la sagesse, la théosophie, est yéménite (283). »
« Théosophie yéménite » et « théosophie orientale » (la doctrine de l'îshrâq issue de Sohrawardî, forme spécifiquement iranienne-islamique du néoplatonisme) sont fécondées par les mêmes sources : les hadîth relatifs à la walâyat, à la Forme de lumière de l'Imâm comme Face de Dieu qui ne se dévoile qu'en se voilant. D'où l'idée de l'Imâm comme étant essentiellement le Témoin de Dieu, comme étant chez le fidèle, au sommet de son âme, la conscience active que le fidèle a de Dieu, le témoin qui témoigne en lui de ce Dieu autrement inaccessible. Ainsi éclôt, chez Mollâ Sadrâ dont nous allons de nouveau tout particulièrement suivre l'enseignement au cours de ces dernières pages, une métaphysique du « témoin » et du « témoignage » qui, en posant l'unité du contemplant et de ce qu'il contemple, détermine l'acte d'être, d'exister, en fonction de la Présence, c'est-à-dire en fonction des présences de l'âme à toujours plus d'univers, présences qui, comme telles, l'absolvent de sa présence au monde livré à la mort.
L'imâmologie comme forme de l'expérience spirituelle a sans aucun doute influencé la métaphysique de l'être d'un Mollâ Sadrâ, laquelle réforme la classique métaphysique des essences pour donner la primauté à l'exister (cf. infra livre V). Or, l'initiation à la connaissance de soi présuppose la possibilité de cette « mutation substantielle », du « mouvement » qui atteint la substance même d'un être (harakat jawharîya) et dont la thèse
est fondamentale pour la théosophie de Molîâ Sadrâ. Là est la clef du Mabdâ' et du Ma'âd, qui ouvre à l'homme le pressentiment de ses métamorphoses immémorées et de ses palingénésies futures, - et les deux « arcs de la descente et de la remontée » cernent un horizon immensément plus vaste que ce qui, en Occident, se réclame de l'évolutionnisme (284).
2. - L'Imâm comme Guide et comme Pôle
Ce thème fondamental de la philosophie prophétique s'est trouvé déjà mis en lumière par tout ce qui précède. Qu'il suffise donc ici d'en récapituler les moments essentiels. Il y a tout d'abord la situation sur laquelle on s'est interrogé en ces termes abrupts : qu'en est-il, lorsque le Prophète n'est plus là et qu'il n'y aura plus de prophète, si, en outre, le sens vrai de la Révélation prophétique n'est pas dans la seule lettre apparente, et que ce sens vrai ne résulte pas d'une construction produite à coup de déductions ou d'inférences, mais ne puisse être dévoilé et transmis que par « celui qui sait »? A cette question est venue en réponse la bi-unité de l'Imâm et du Qorân, affirmée en de si nombreux hadîth shî'ites : le Qorân est « l'Imâm silencieux », l'Imâm est le « Qorân parlant » (285).
L'Imâm, comme « Qorân parlant » est le Guide, et le Guide permanent, qui initie au sens vrai de la Révélation qorânique, et qui maintient ainsi le Livre à l'état de Parole vivante. Nous nous sommes référé déjà aux hadîth du Ve Imâm déjouant, avant la lettre, le piège de l'historicisme. C'est à cette même fin que le VIe Imâm, Ja'far al-Sâdiq, éprouve un de ses disciples, en lui demandant : « O Abu Mohammad ! Le Prophète fut l'Avertisseur.
'Alî fut le Guide. Mais y a-t-il un Guide (Hâdî) aujourd'hui ? » Et le disciple de répondre : « Oui, que ma vie te soit vouée ! Il y a toujours eu dans votre Maison un Guide succédant
à l'autre, jusqu'à ce que le tour arrive à toi. - Que Dieu t'ait donc en sa miséricorde, ô Abu Mohammad ! reprend l'Imâm. S'il en allait de telle sorte qu'un verset ayant été révélé à l'occasion d'un homme, et qu'une fois mort cet homme, le verset mourût lui aussi, alors tout le Livre aujourd'hui serait mort. Non pas ! le Qorân est vivant, et continuera de s'accomplir chez ceux qui vivront dans l'avenir, comme il s'est accompli chez ceux qui ont vécu dans le passé (286). » Impossible ici encore de dire plus clairement que s'il s'agissait simplement de comprendre le Livre saint par rapport à « son temps », par rapport aux circonstances historiques ou sociales qui en ont vu éclore les versets, autant dire que le Qorân est mort depuis longtemps.
En d'autres termes, sans la walâyat des « Amis de Dieu » qui permane en ce monde, il n'y aurait pas d'avenir pour le Livre de Dieu. La vie de l'Imam et la vie du Livre saint en ce monde sont solidaires l'une de l'autre.
Il faut donc que la présence de l'Imâm et de ses amis se perpétue.
C'était le thème de l'entretien du 1erImâm avec Komayl ibn Ziyâd cité ci-dessus (III, 3), nous y entendions déjà le motif du pôle mystique sans l'existence duquel le monde humain ne pourrait pas même durer (287). C'est en écho aux déclarations du 1erImâm que Mollâ Sadrâ écrit : « Jamais la Terre ne peut être privée d'un Imâm, d'un Guide à chaque époque. Sinon, il faudrait que le Qorân meure par la mort de ceux qui en sont les supports. Or le Qorân est vivant et jamais ne mourra jusqu'au jour de la Résurrection. Celui qui guide vers lui est vivant à chaque moment du temps, jusqu'à la venue de l'Heure ultime (288). »
Ces lignes ne font elles-mêmes que récapituler ce que nous pouvons entendre tout au long des hadîth composant le chapitre qui, dans le grand recueil de Kolaynî, est consacré à l'Imâm comme Guide et comme Garant de Dieu (Hojjat), celui qui « répond pour » ce Dieu devant les hommes (289). Il faut avoir bien en mémoire quelques-uns de ces hadîth où s'affirme l'inébranlable conscience que les Imâms ont d'eux-mêmes. Du Ve Imâm, Moham. Bâqir : « j'en atteste Dieu! Depuis que fut recueillie l'âme d'Adam (c'est-à-dire depuis la mort d'Adam) Dieu n'a jamais permis qu'il existe un monde terrestre, sans qu'il
y ait en ce monde un Imâm qui guide vers Dieu; c'est lui le Répondant pour Dieu devant ses serviteurs, et jamais le monde terrestre n'est laissé sans un Imâm qui soit ce Répondant et ce Guide pour les hommes (290). » Du Xe Imâm, 'AH Naqî : « En vérité le monde terrestre n'est jamais vide d'un Répondant et d'un Guide, et j'en atteste Dieu ! je suis présentement celui-là (291). »
Du VIe Imâm, Ja'far Sâdiq, un disciple, Abu Hamza, raconte :
« Je demandai à l'Imâm Ja'far : la Terre peut-elle rester sans un Imâm ? Il me dit : Si la Terre restait sans Imâm, elle s'engloutirait (292). » Du Ve Imâm encore : « Si l'Imâm était enlevé de la Terre une seule heure, elle frémirait en vagues qui rouleraient ses habitants comme la mer roule dans ses vagues les êtres qui l'habitent (293). »
Ces déclarations qui nouent un lien mystérieux, un lien sacramentel en quelque sorte, entre la présence de l'Imâm et la continuation du monde terrestre des hommes, sont grosses d'un certain nombre de conséquences. La première est que, de toute évidence, la nécessité de l'Imâm n'est pas un thème sociopolitique parmi d'autres. Nous sommes devant un thème métaphysique concernant l'ordre et la structure supra-sensibles de
l'univers, à savoir le thème de l'Imâm comme Pôle mystique, Pôle des pôles (Qotb al-aqtâb). Mollâ Sadrâ l'explique en une page très dense. La nécessité de l'Imâm exprime une loi intérieur de l'être, une loi qui fait que chaque degré d'être supérieur est le but, la finalité, du degré inférieur; celui-ci existe par le degré supérieur ; il ne peut s'achever et trouver sa perfection qu'en lui. Le degré d'être inférieur présuppose l'existence du degré supérieur, non point inversement. Mieux qu'une loi d'évolution, c'est une loi d' ascension de l'être vers le degré supérieur qui lui préexiste. Ainsi en est-il pour l'humanité. Celle-ci
ne peut trouver son accomplissement qu'au degré qui en marque la suprême perfection. Tel est le sens de l'Imâmat, car « par le degré de l'Imâmat, précise Mollâ Sadrâ, on signifie l'Homme Parfait (al-Insan al-kâmil, Anthropos teleios), lequel est le roi du
monde terrestre (294) ». Mais précisément parce qu'elle est la royauté de l'Homme Parfait comme finalité de l'être, cette royauté ne résulte ni ne dépend de considérations politiques
qui situeraient l'Imâm à un niveau où il serait simplement le rival des Omayyades et des Abbassides. Il s'agit de quelque chose d'autre que ce que thématise l'histoire sociale, une royauté qui par son essence même n'implique ni la nécessité ni même l'idée d'un succès politique temporel, ni moins encore l'idée que les majorités ont toujours raison, sous prétexte qu'elles « font » l'histoire. Il s'agit ici d'une histoire qui « se fait » à leur insu; une royauté spirituelle sur le monde visible, s'exerçant incognito, quelque chose comme la fonction de la dynastie du Graal.
Les autres conséquences annoncées se pressent alors. Cette idée de l'incognito, nous l'avons relevé, était déjà impliquée comme essentielle à l'Imâmat, dans les déclarations du Prophète limitant à douze le nombre des Imâms de sa lignée. Cette limitation implique en effet nécessairement, à un moment donné, la rentrée de l'Imâmat dans l'occultation (ghaybat). D'où ipso facto la relation actuelle du croyant shî'ite avec son Imâm comme pôle de son être, est non pas une relation avec une institution de ce monde, mais une relation avec le monde supra-sensible. La présence permanente mais invisible du XIIe Imâm, après sa fugitive apparition en ce monde, implique pour lui un mode d'existence
supérieur aux conditions qui sont celles de la biologie terrestre, - présence et existence supra-sensibles ne se manifestent qu'en visions ou en rencontres incognito. Mais cette invisible présence de l'Imâm polarise la dévotion du shî'isme; ses simples fidèles aussi bien que ses docteurs vivent en sa familiarité (cf.infra livre VII). Pas plus qu'il n'est nécessaire que l'Imâm soit matériellement visible aux yeux de chair, il n'est nécessaire qu'il soit connu ou reconnu de la masse et des puissances de ce monde. L'Imâmat est la qualification intrinsèque de son être, celle de l'Homme Parfait. Ni la méconnaissance ni l'aveuglement des hommes ne peuvent abolir ce qui dans son être fait qu'il soit l'Imâm. Et de cet ensemble de conséquences et d'implications ressort l'hétérogénéité fondamentale, irréductible, entre le concept shî'ite de l'Imâm comme guide et comme pôle, et le concept sunnite de l'Imâm.
Cette hétérogénéité, nous l'avons soulignée en son lieu, à propos des pages où Mollâ Sadrâ reprend un long exposé de Fakhroddîn Râzî, théologien-philosophe sunnite, consacré au concept de l'Imâm (295). Du côté shî'ite, le concept de l'Imâm comme pôle dont dépendent la cohérence et la cohésion de l'être, exprime une nécessité métaphysique et correspond à une anthropologie ésotérique; sa fonction est nécessaire parce que
fonction initiatique, et elle s'ouvre sur une perspective eschatologique (le XIIe Imâm comme Mahdî). Sa nécessité et sa fonction sont donc ce qu'elles sont par essence; que les hommes le reconnaissent ou qu'ils l'ignorent, cela n'y change rien. Du côté sunnite, le concept de l'Imâm comme pivot de l'ordre social ne fait intervenir aucune considération métaphysique. Sa nécessité ne procède que de la considération des choses temporelles; ce
n'est pas un concept sacral (impliquant une sacralisation de l'univers), mais un concept séculier et laïque. Aucune nécessité métaphysique ni aucune perspective eschatologique ne sont envisagées quant à la personne de l'Imâm ni quant à la fonction de l'Imâmat. D'où est forcément absente l'idée que l'Imâm doive connaître le ta'wîl et les sens ésotériques du Qorân, être par conséquent quelqu'un que Dieu assiste par une science inspirée ('ilm ladonî) et qu'il a immunisé contre toutes les souillures et défaillances (la 'ismat). Son choix dépend donc tout simplement du consensus ; il est élu. À quoi la conception shî'ite
oppose que si l'on peut élire un chef politique, un président, consacrer un prêtre etc., c'est en. revanche un non-sens évident que de parler d' « élire » un prophète ou un Imâm, non seulement parce que leur charisme ne dépend pas du choix des hommes, mais parce qu'il échappe à la perception commune. « Mes Amis (Awliyâ'î) sont sous mes tabernacles; nul ne les connaît hormis moi-même. » Finalement la sentence qui fait écho à celle dans
laquelle nous venons de voir culminer le sens de VImâm pour la spiritualité shî'ite - « celui qui meurt sans connaître son Imâm, meurt de la mort des inconscients » - cette sentence non seulement perdrait tout son sens, mais deviendrait monstrueuse, si elle était rapportée à l'Imâm tel que l'envisage la conception sunnite.
Ici même montrent leur signification décisive une objection que les sunnites ont couramment faite aux shî'ites et la réponse que leur donnent ces derniers. « Vous parlez de l'Imâm, disent les sunnites, comme nécessaire par une nécessité fondée en Dieu, mais
alors son règne devrait être ininterrompu (il ne devrait jamais y avoir d'occultation, ghaybat). Et en même temps vous en parlez comme étant une grâce divine. Mais ou bien l'Imâm, pour autant que vous en montrez la nécessité, n'est pas une grâce; ou bien, s'il est une grâce, c'est qu'il n'est pas nécessaire. » A quoi les shî'ites répondent : « L'existence de l'Imâm reste une grâce divine, qu'il exerce le pouvoir ou qu'il ne l'exerce pas.
Comme l'a dit l'Émir des croyants (le 1erImâm) : Jamais le monde terrestre ne reste privé de quelqu'un qui assume la tâche de répondre pour Dieu, que ce soit en public et reconnu
des hommes, ou que ce soit en secret et inconnu d'eux, afin que jamais les indices de Dieu ni sa manifestation ne soient anéantis sur la Terre. Quant au libre exercice de sa souveraineté extérieurement, cela serait une autre grâce divine. La prophétie législatrice a été close et scellée, tandis que persiste et continue l'Imâmat qui est l'ésotérique de la prophétie jusqu'au jour de la Résurrection [...] et cela, que les hommes le reconnaissent ou au contraire le rejettent. En effet, si l'Envoyé de Dieu est un Envoyé même si personne ne croit en son message, comme tel fut le cas de Noé, par exemple, de même l'Imâm reste un Imâm même si personne d'entre les hommes ne le reconnaît. Car, même si aucun malade ne vient demander remède et guérison au médecin, celui-ci n'en est pas moins un médecin. Ainsi en est-il dans le cas des médecins des âmes, de ceux qui traitent les maladies spirituelles et les infirmités des cœurs, à savoir les prophètes et les Awliya (296) ».
La réponse tranche donc en toute clarté : en tout état de cause, l'Imâm reste l'Imâm, même s'il doit exercer son Imâmat en secret. Aucun argument pour ou contre sa nécessité n'est à tirer de 1' « opinion publique » à son égard, de la reconnaissance officielle ou de l'absence de celle-ci. C'est que l'Imâmat formant avec la mission prophétique une réalité unique par essence (haqîqat wâhida bi'l-dhât), la continuité de la lignée imâmique
(publique ou secrète, incognito) a pour raison d'être la perpétuation de l'héritage spirituel prophétique, non pas le maintien d'un certain état de choses politique. L'Imâmat dépend si peu de la reconnaissance des hommes, qu'en fait aucun des douze Imâms, hormis le 1erImâm, n'exerça jamais une autorité temporelle, et n'en fut pas moins pîénièrement Imâm. C'est là ce qui fait l'essence du shî'isme et détermine la conception shî'ite de l'Islam. Il nous a été dit que le Prophète et l'Imâm n'ont pas pour seule raison d'être le fait que les hommes aient besoin d'eux pour la bonne marche de leurs affaires religieuses et temporelles.
Certes, cette bonne marche présuppose leur existence, mais en fait, si le monde terrestre subsiste par l'existence de l'Imâm, c'est par une raison métaphysique et mystique : c'est
parce que son degré d'être est celui de l' Homme Parfait, et que l'Homme Parfait étant la raison d'être et la finalité (ghâyat, le telos) du monde terrestre, le monde des hommes ne pourrait pas même persévérer dans l'être sans l'existence de l'Homme Parfait (297). Et tel est précisément le sens de l'existence mystérieuse du XIIe Imâm, « caché aux sens mais présent au cœur de ses fidèles ». Il est ce qu'il est, le pôle mystique de l'être. Son Imâmat
ne dépend pas de la reconnaissance des hommes. La lignée imâmique, disions-nous, n'est pas une dynastie comme les autres, à côté des autres. Un Imâm n'est pas un « prétendant » à l'Imâmat. Il est l'Imâm. « Nous sommes comme les Israélites au milieu du peuple de Pharaon », déclarait le IVe Imâm(298). La lignée imâmique est rentrée dans l'occultation (comme le dernier gardien du Graal); mais c'est par elle que se perpétue en ce monde, ininterrompue jusqu'au Dernier Jour, la silsilat alirfân, la lignée de la gnose, comme l'enseignait le 1erImâm à son disciple Komayl ibn Ziyâd (299). Le pôle mystique de cette
lignée de la gnose est le XIIe Imâm, l'Imâm présentement caché, et cette lignée est constituée de tous ceux qui sont en état de connaissance et de reconnaissance mutuelles avec ceux qui se désignent eux-mêmes comme les hommes de l'A'râf. Par cette qualification s'exhausse encore le sens de l'Imâm pour la spiritualité shî'ite comme initiation à la connaissance de soi.
 
3. - L'Imâm comme l'A'râf
Ce thème nous renvoie aux versets qorâniques faisant allusion au mystérieux rempart dressé entre le Paradis et l'Enfer : l'A'râf (300), qui donne son nom à la 7e sourate (versets 44-45) : « Sur l'A'râf se tiennent des hommes qui reconnaissent chacun à sa physionomie
» (7 : 44). Un disciple rapporte la déclaration que" le Vie Imâm (répétant lui-même un propos du 1erImâm) donne en réponse à quelqu'un qui l'interroge sur les hommes de l'A'râf : « C'est nous (les îmâms) qui sommes sur l' A'râf. nous reconnaissons nos compagnons à leurs visages. Et nous sommes nousmêmes l'A'râf, car Dieu ne peut être objet de connaissance que si l'on passe par notre connaissance. Et nous sommes
l'A'râf, car au Jour de la Résurrection, nous sommes ceux que Dieu connaît comme étant la Voie (sitôt). N'entre dans le Paradis que celui qui nous connaît et que nous-mêmes
connaissons. N'entre dans le Feu que celui qui nous renie et que nous-mêmes nous renions. Si Dieu Très-Haut l'avait voulu, il se serait fait connaître lui-même aux hommes. Cependant il a fait de nous ses Seuils, sa voie, son chemin, la Face vers laquelle il faut s'orienter. Aussi celui qui s'écarte de notre walâyat (c'est-à-dire nous refuse sa dévotion d'amour), ou donne à d'autres la préférence sur nous, celui-là s'écarte de la Voie (301). »
Une triple gradation conduit ainsi le rapport de l'ïmâm et de l'A'râf jusqu'à leur identification réciproque. Mollâ Sadrâ commence ici par montrer que dans leurs exégèses
purement exotériques, les commentateurs littéralistes ont tous plus ou moins battu la campagne, tandis que les exégèses des ésotéristes non-shî'ites laissaient échapper ce qu'il y a d'essentiel dans l'idée de l'A'râf. Cette idée, il la dégage en s'attachant, phrase par phrase, aux intentions de l'Imâm, pour donner une exégèse authentiquement imâmite de l'A'râf (302). Une fois posé que ce nom propre A'râf dérive de la racine 'rf, laquelle connote
l'idée de savoir, de connaître, la triple gradation marquée dans la réponse de l'ïmâm peut s'analyser comme suit.
1) Au premier degré, l'Imâm commence par déclarer : « C'est nous (les douze Imâms) qui sommes sur l'A'râf », ce qui veut dire « au sommet de la connaissance » (ma'rifat), son plus haut rempart, l'élévation s'entendant ici d'une situation spirituelle,
non pas d'un situs dans l'espace.
2) Au second degré, progression remarquable : l'Imâm affirme non plus seulement que les Imâms sont au sommet de l'A'râf, mais affirme qu'ils sont eux-mêmes l'A'râf, c'est-à-dire que leur connaissance médiatise toute connaissance humaine de Dieu. Ils ne sont donc pas seulement les sujets de la connais sance, ceux qui connaissent et ceux dont la connaissance est le sommet de la connaissance; ils sont aussi ce par quoi il y a
connaissance (ma'rifat), ce par quoi et grâce à quoi il y a un objet correspondant à cette connaissance, car ils sont cela même qu'atteint la plus haute connaissance, l'objet de cette connais sance. Dans ce cas on se sert de la personne ou de sa qualifi cation pour désigner et dénommer la chose elle-même, c'est à- dire ici la connaissance, cette connaissance dont elle est la cause et la source. Dans le premier moment de la réponse, le mot A'râf est employé pour désigner la connaissance, la gnose elle-même (ma'rifat). « Nous sommes au sommet de l' A'râf », au sommet de cette gnose. Dans la progression que marque le
second moment de la réponse, le mot désigne la cause de cette gnose, ce par quoi elle existe. « Nous sommes l' A'râf », cela veut dire : Nous sommes ce par quoi il y a connaissance de Dieu par l'homme. Nous sommes le contenu de la connaissance
humaine de Dieu, car nous sommes la théophanie. Autrement dit : il n'y a de ma'rifat Allah, Dieu n'est connaissable et il n'y a de connaissance humaine de Dieu, que pour l'homme qui nous connaît. On a vu précédemment ici que l'Imâm est la forme théophanique, c'est-à-dire que l'Imâm est la « Face » que Dieu assume inéluctablement dans toute connaissance que l'homme a de lui, ou dans laquelle Dieu se révèle à lui ; sans cette « Face » il n'y a que l' Absconditum. L'Imâm, comme étant l' A'râf, est donc bien cette Face suprême, ce par quoi il existe une connaissance humaine de Dieu.
Le sens de l'Imâm pour la spiritualité shî'ite, se retrouve ici tel que nous l'avons analysé ci-dessus. Les Imâms enseignent eux-mêmes la réciprocité des deux maximes, puisque l'Imâm peut dire : « Celui qui nous connaît, connaît son Seigneur », et que, d'autre part, tous nos spirituels répètent : « Celui qui se connaît soi-même (son âme), connaît son Seigneur. » Cela donc, parce qu'en se connaissant soi-même (son âme, son anima),
c'est son Imâm que celui-là connaît ; or, celui qui connaît son Imâm, connaît son Seigneur. Il y a ainsi alternance ou substitution entre la notion de l'Imâm et la notion du Soi : connaître son Imâm, c'est se connaître soi-même; se connaître soi-même, c'est connaître son Imâm (l'Ame de l'âme) et c'est connaître son Seigneur (303). Ce que la spiritualité shî'ite propose à ses adeptes en la personne, en la « forme de lumière » de ses douze ïmâms, c'est donc l'accès à cette connaissance de soi hors de laquelle il n'est pas de connaissance de Dieu, c'est-à-dire l'accès à la conscience de la relation personnelle qui fait que ce Dieu est tel - tel qu'il se montre - pour celui qui l'adore. D'où l'importance
des visions des Imâms en songe, visions dans lesquelles se révèle au fidèle qui en est favorisé, son secret le plus intime, l'Imâm comme « Âme de son âme » le secret de sa propre connaissance de Dieu. Nous disions plus haut « le sens humain de la connaissance de Dieu (304) ». Voici que simultanément l'Imâm annonce le sens divin de cette connaissance humaine.
3) Alors, à un troisième degré, par une nouvelle progression,  l'Imâm affirme : « Nous sommes l' A'râf, car au Jour de la Résurrection nous sommes ceux que Dieu connaît comme étant la Voie... » Ici l'Imâm entend par l' A'râf « ce qui est l'objet essentiel de la connaissance », non pas ce qui lui est extérieur et est connu per accidens. Quelle est cette connaissance essentielle ? De même que dans le second moment de la réponse, l'Imâm est la connaissance que l'homme a de Dieu, ce par quoi l'homme connaît Dieu, de même ici, dans le troisième moment, il est la connaissance divine de l'homme, ce par quoi Dieu connaît l'homme.
L'Imâm dit en effet : celui qui nous connaît, Dieu le connaît comme un être du paradis. Au second moment, l'Imâm affirme : la connaissance que le fidèle a de nous, est la connaissance qu'il a de Dieu. Au troisième moment : la connaissance que Dieu a du fidèle, est la connaissance que ce fidèle a de nous. En nous connaissant, il a la connaissance de soi-même comme être du paradis, et cette connaissance est celle que Dieu a de lui. Inversement, celui qui nous rejette, a une perception de soi-même qui
est son enfer. « N'entre dans le Feu que celui qui nous renie et que nous-mêmes renions », et telle est la connaissance que Dieu a de celui qui nous renie. C'est le négateur lui-même qui chasse Dieu de son paradis, et c'est cela l'enfer. C'est pourquoi à la limite où se conjoignent connaissance de l'Imâm et connaissance de soi, voici que l'acception exotérique de l'A'râf comme « rempart » prend toute sa vérité : l'Imâm est bien le rempart
qui sépare paradis et enfer.
Enseignement où la méditation du philosophe découvre des virtualités inépuisables : l'Imâm est la connaissance que l'homme a de Dieu, et comme tel il est la connaissance que Dieu a de l'homme. Cette double proposition marque le situs de l'Imâm au niveau de la théophanie primordiale, à l'aube de toute cognoscibilité divine. D'autres textes (supra pp. 296-297) ont précédemment fait de nous les témoins du lever de cette aurore. Là
même c'était une Volonté divine singularisée qui transparaissait de l'horizon d'une Volonté primordiale universelle, et cette aurore rendait possible l'apparition de la forme (tajallî) sous laquelle la divinité devient objet d'amour (sa mahbûbîya).
L'aspect volontariste y correspondait à une métaphysique de l'être qui, chez un maître de l'école shaykhie comme Moh.Karîm Khân Kermânî, refuse d'englober l'Être divin ineffable et imprédicable dans une unité univoque de l'être (wahdat alwojûd),Ici, avec Mollâ Sadrâ Shîrâzî, nous avons un penseur qui admet cette univocité, et sa métaphysique s'exprime initialement en termes de connaissance.
Il y a une connaissance divine globale, connaissance parfaite essentielle, qui s'identifie à l'Essence divine simple, ne comportant aucune multiplicité, parce que cette Essence (Dhât) est la source d'où jaillissent les existences de toutes choses, et qu'en se connaissant soi-même, Dieu connaît la totalité des choses du fait même de cette connaissance qui est identique à son Essence. Et il y a une connaissance divine des choses singulières, consistant soit en ce que les essences des choses lui sont présentes en leur existence in concreto, soit en ce que leurs Idées sont actualisées dans l'être « antérieurement » à leur existence in concreto. L'ensemble présente une hiérarchie de causes et de causés. Eh bien, explique Mollâ Sadrâ, il y a symétrie et parallélisme rigoureux dans l'ordre descendant et dans l'ordre ascendant de cette hiérarchie. De même que les Anges sont des causes
actives (fa"âla) amenant à éclore graduellement l'existence virtuelle des créatures, de même les prophètes et les Imâms, tous les « Amis de Dieu », sont des causes et des intermédiaires agissant sur l'angélicité virtuelle des êtres humains, les faisant sortir de l'état d'animalité pour les conduire jusqu'à l'état angélique en acte qui en fait des êtres du paradis (ahl al-jinnat).
Et de même que, dans l'ordre de la cosmologie, la connaissance que Dieu a des êtres de ce monde en devenir est une connaissance médiatisée par la connaissance qu'il a lui-même de leurs Anges (les Angeli intellectuales et les Angeli caelestes des hiérarchies
avicenniennes), et que pour cette raison il est dit que les Anges sont devant Dieu les « Témoins » (shohadâ) de sa création, - de même, dans l'ordre eschatologique, la connaissance que Dieu a de la fidélité de ses croyants est médiatisée par la connaissance
qu'il a lui-même des prophètes et des Awliyâ, et c'est pourquoi ils sont, eux, les « Témoins » devant Dieu pour les hommes au jour de la Résurrection.
C'est donc par l'idée de ces Témoins que le texte de l'Imâm conduit spontanément le philosophe à découvrir la symétrie entre la fonction de l'angélologie pour la cosmogenèse et la cosmologie (l'ordre du Mabda') et la fonction de l'imâmologie pour le retour des âmes à leur Origine (l'ordre du Ma'âd), c'est-à-dire pour la sotériologie et l'eschatologie (305). L'imâmologie a comme l'angélologie son fondement métaphysique dans la Connaissance divine; l'une et l'autre culminent dans cette notion de Témoin. En cette notion convergent une métaphysique et une spiritualité de la Présence, - Présence vers laquelle tendent tous les motifs de la philosophie prophétique. L'Imâm est ce point de convergence où le Témoin, le « contemplant » (shâhid) - l'Imam au sommet de l'A'râf - est simultanément le contemplé (mashhûd), le Témoin-de-contemplation - l'A'râf
lui-même, - parce que ce Témoin, en attestant aux hommes le Dieu que lui-même contemple (en « répondant pour » Lui), est aussi celui que les hommes contemplent lorsque ce Dieu « se montre » à eux. Il est l'œil par lequel Dieu regarde et concerne
les hommes : parce que c'est par ce même œil que l'homme regarde et concerne Dieu (ce motif fructifiera dans la mystique de Rûzbehân, infra livre III). Les Imâms sont à la fois les yeux par lesquels Dieu regarde ce monde et les yeux par lesquels les hommes contemplent les Attributs divins, puisque l'Essence divine leur est inaccessible. L'Imâm est donc bien le contempîantcontemplé (shâhid-mashhûd, contemplé de Dieu et des hommes), préservant du ta'tîl et du tashhîh, et la connaissance que j'ai de l'Imâm est bien la connaissance que Dieu a de moi. D'où I'Imâm est bien le « rempart » départageant ceux du paradis et ceux de l'enfer.
Aussi est-il vrai de dire, écrit Mollâ Sadrâ, « que la connaissance que Dieu a de l'état spirituel des deux groupes est médiatisée par la connaissance qu'il a de ces Témoins sous leur double aspect (attestant le paradis des uns et l'enfer des autres). Telle est la compréhension approfondie (tahqîq) de ce fait que les prophètes et les Imâms sont les Témoins de Dieu pour les hommes, et du sens de ce verset qorânique : Qu'en sera-t-il,
alors que de chaque communauté nous avons produit un Témoin, et que nous t'avons produit toi-même comme Témoin contre ceux-ci ? (4 : 45) (306). » Alors les trois degrés, progressifs dans la réponse de PImâm montrent leur vérité finale : « Nous sommes
l'A'râf », c'est-à-dire nous sommes ceux qui par essence sont l'objet de la connaissance divine (les ma'rûfûn bi'l-dhât), les objets de la contemplation divine (les mashûdûn li'llâh), ses Témoins-de-contemplation, sans intermédiaire, puisque, étant intermédiaires pour les autres, Nous sommes les hauts degrés de la Voie (sirât) par lesquels l'homme doit passer pour atteindre à la suprême proximité humaine de Dieu (307).
Le thème de l'A'râf se profile ainsi comme le sommet, le « rempart » de la « philosophie prophétique et imâmique », laquelle est le don de la suprême sagesse. Comme le dit l'Imâm Ja'far, commentant pour un disciple le verset qorânique 2 : 272 : « Celui à qui a été donnée la sagesse a reçu un bien, immense » (cf. Proverbes de Salomon 3:13 ss.), - « cette sagesse (hikmat), c'est avoir la conscience spirituelle, la gnose (ma'rifat) de l'Imâm (308). » C'est tout un ensemble de motifs qui prépare à la définition de cette sagesse, et par excellence, le motif du Hojjat sur lequel Sadrâ Shîrâzî revient à maintes reprises dans son
commentaire des textes des Imâms. Il y a un double Hojjat, un double Témoin, Guide, Garant. Sous un premier aspect, il y a un Guide extérieur : c'est le prophète annonciateur devant les hommes, et après lui ce furent les Imâms pour ceux des hommes qui ont besoin d'un guide visible. Mais le shî'isme duodécîmain, vivant sous la direction de l' « Imâm caché », oriente par essence vers le second aspect du Hojjat : le Guide intérieur invisible, l'Imâm intérieur (Hojjat bâtina, Imâm dâkhilî) : lumière sacrosainte fulgurante qui s'origine au Trône, se lève à l'Orient de l'âme, à son suprême horizon, illuminant les « sens du cœur » par lesquels le message prophétique est entendu dans son sens ésotérique qui est la walâyai des Imâms ; prophétie intérieure secrète (nobowwat bâtiniyâ), relative aux univers cachés et aux choses intérieures de l'âme (309).
L'idée du « Guide intérieur », bien loin d'abolir la nécessité de la prophétologie et de l'imâmologie, en est l'accomplissement final ; elle est précisément ce à quoi initie l'imâmologie. Le Guide intérieur auquel achemine l'intériorisation de l'imâmologie,
est celui qui préserve le mystique de toute ivresse luciférienne.
Avant l'entrée dans la Voie, le mystique est celui que vise le propos du Ve Imâm : « Tu es encore plus ignorant des chemins du Ciel que des chemins de la Terre. » La « quête de l'Imâm » à laquelle est convié par conséquent l'adepte shî'ite, n'est pas la rencontre d'un guide connaissant les espaces du ciel astronomique.
Un autre monde est visé ici, monde « correspondant aux formes intérieures, invisibles, lesquelles ne peuvent être perçues par nos sens physiques, mais par les sens spirituels (310) ». Alors, quand l'Imâm parie de la sagesse (sagesse dont les degrés s'énoncent comme foi en Dieu, en ses Anges, en ses Livres révélés, en ses Envoyés, en la Résurrection), Sadrâ nous rappelle que, de même que le Hojjat, le Guide, est double - extérieur et intérieur, - de même il y a une double sagesse : il y a une sagesse dévoilée (hikmat makshûfa), et il y a une sagesse voilée (hikmat mastûra). La « sagesse dévoilée », ce sont les personnes visibles des Sages, personnifications de la sagesse. Quiconque voit l'un d'eux (avec îes « yeux du cœur » qui lui en révèlent la qualification) voit la forme et la personne de la sagesse. A l'égard du commun des hommes, c'est le don divin de cette sagesse « qui
est un bien immense », à savoir la personne visible de l'Imâm, puisque l'Imâm est la sagesse en personne (nafs al-hikmat).
Quant à la « sagesse voilée », c'est celle qui est dans le cœur des Amis de Dieu (les Awliyâ), des prophètes, des Imâms hokamâ' ilâhîyûn, Sages de Dieu, « théosophes » au sens plénier du mot. Et l'enseignement des Imâms à propos de l'A'râf permet de comprendre que si chacun d'eux est un Sage sous un aspect, il est également sagesse sous un autre aspect (311).
Ici une joie profonde vibre dans la méditation de Mollâ Sadrâ (312), lorsqu'il atteint au point de convergence où la spiritualité shî'ite et la métaphysique de l'être et de la connaissance qu'il professe comme philosophe ishrâqî, se fondent en l'unité de la conscience spirituelle du shî'ite ishrâqî. Il en va exactement, dit-il, de cette unification du Sage et de la sagesse, comme il en va, dans l'acte d'intellection, de l'unification entre le sujet qui intellige ('âqil) et l'intelligence, en acte ('aql) (313). Cette constatation illustre le trait caractéristique déjà relevé ici, celui de cette spiritualité shî'ite ishrâqî où l'effort du philosophe est inséparable de la réalisation spirituelle et réciproquement (cf. encore infra livre II, Sohrawardî et livre V).
Le thème du double Hojjat ne fait que répondre et correspondre au thème de la double sagesse. Il y a dans l'Imâm une sagesse manifestée et une sagesse cachée (makhfîya). La sagesse manifestée, c'est la personne de l'Imâm visible. La sagesse cachée c'est la lumière intérieure spirituelle, intellective (nûr bâtinî 'aqlî), lumière qui est la vie spirituelle de l'Imâm, et par laquelle est éclairé pour son adepte, pour celui qu'il guide, le monde
de l'Au-delà avec les êtres et les figures célestes qu'il contient.
Et c'est cela le don de la sagesse. De même que dans l'acte d'intellection, le sujet qui intellige est lui-même cette intelligence en acte (celle-ci ne se surajoute pas à lui, elle est son être), de même la personne du Sage (l'Imâm) est la sagesse. Connaître de gnose (ma'rifat) la personne de ce Sage, c'est connaître cette sagesse qu'il est lui-même en personne. Mais alors, dans cet acte de connaissance spirituelle, la sagesse de l'Imâm, comme l'intelligence dans le cas de celui qui intellige, devient la sagesse de l'adepte, de celui qui le prend pour guide, et qui prend alors conscience de la réciprocité des deux devises : « Celui qui connaît son Imâm connaît son Seigneur », et « Celui qui se connaît soimême connaît son Seigneur », c'est-à-dire son Imâm. Avoir cette conscience spirituelle parfaite de son Imâm, de son Guide intérieur, personnel, invisible, c'est devenir soi-même quelqu'un en qui est actualisée la sagesse qui est l'Imâm, quelqu'un, en qui il y a le « Témoin intérieur », précisément l'Imâm lui-même comme Imâm intérieur (Imâm dâkhilî), la « Face divine » qui permane alors que tout s'anéantit. Il était dit plus haut que, de même que l'Imâm est la forme théophanique, de même l'adepte fidèle est la forme épiphanique de l'Imâm. La spiritualité imâmique, c'est cela : l'initiation à l'Imâm intérieur par l'Imâm extérieur, à la connaissance de soi-même par la connaissance de l'Imâm.
Ainsi est à méditer le sens de chacun des Imâms du shî'isme et de l'ensemble de leur plérôme pour la spiritualité shî'ite.
Tout l'enseignement concernant l'A'râf culmine en ce qui sera une métaphysique du Témoin (shâhid) et de la Présence testimoniale (shohûd), telle que l'Imâm devient en quelque sorte la conscience active de son fidèle. Et c'est grâce à cela que se perpétue en ce monde la silsilat al-irfân, la lignée de la gnose, inconnue de la masse des hommes, lignée secrète des héros de la hiérohistoire du cycle de la walâyat, constituée de tous ceux qui, en ce monde, sont des « vivants » au sens vrai du mot (314).
Et cette « communauté des vivants » s'étend jusqu'aux limites d'un « œcuménisme» prophétique ayant pour fondement le même ésotérisme. Déjà ci-dessus (§ I), l'idée de la walâyat universelle dont l'Imâm est le Sceau, a conduit à prononcer ce mot. C'est que tous les prophètes des périodes antérieures avec tous leurs croyants, tous les fidèles de la même religion prophétique éternelle forment ensemble un corpus mysticum (le « Temple de lumière » de l'Imâmat, en terminologie ismaélienne).
« Il en a été de même à toutes les époques, et il en sera de même à l'avenir. C'est qu'en effet tous les Sages de Dieu ('olamâ rabbânîyûn, les Theosophoï), tous les prophètes et tous leurs Imâms, sont tous ensemble une même religion (dîn wâhid), une même école (madhhab wâhid). Ou mieux dit, ils forment comme une personne spirituelle totale et unique (shakhs wâhid kollî 'aqlî). De même aussi, les croyants qui les suivent, en quelque lieu et en quelque époque qu'ils existent, sont comme une Ame unique; l'école de chaque Imâm est aussi celle d'un autre Imâm, et en même temps l'école de la totalité des prophètes et des Awliyâ (315). » Ces lignes de Mollâ Sadrâ peuvent valoir comme la profession de foi de l'ésotérisme shî'ite en une Ecclesia spiritualis éternelle.

4. - L'Imâm comme Témoin de Dieu et Témoin de contemplation
Les textes qui viennent d'être analysés et commentés, ont, croyons-nous, dit l'essentiel. Pourtant, certaines précisions croissantes enrichissent les pages ultimes que Mollâ Sadrâ eut encore le temps de consacrer, avant sa mort, au commentaire du Kâfî de Kolaynî, - pages qui hélas! s'interrompent en plein essor, avec la même brutalité pathétique que l'Art de la Fugue laissé inachevé par Bach. Et elles s'interrompent au moment où allait nous être dévoilée la suprême méditation du penseur shî'ite sur un texte culminant de l'imâmologie enseignée par les Imâms eux-mêmes, et qu'il était en train de commenter
ligne par ligne. Nous ne pouvons donner ici qu'un aperçu et une paraphrase succincte de ces dernières pages extrêmement denses.
Tout le commentaire consacré au thème des Douze Imâms comme « Témoins de Dieu » (shohadâ' Allah) (316)  est orienté par cette intuition que l'acte d'être, l'exister (wojûd), est en fonction et en proportion du degré de présence (hodûr, hozûr). Or, la notion de présence est constitutive de la notion de témoin (shâhid).
Toute la métaphysique de l'être chez Mollâ Sadrâ se trouve ici appuyée à l'imâmologie et comme nouée à son thème central (317).
Sadrâ insiste tout d'abord au cours d'un prologue très développé, sur les deux mots shâhid et shahîd (notre transcription les différencie par le déplacement de l'accent circonflexe) (318).
Shâhid est le « nom d'agent » de shohûd (être présent à, être témoin oculaire, voir de ses propres yeux) et de moshâhadat (vision, contemplation; en mystique, la perception visionnaire des mondes dont le mystique est le témoin, et qui restent invisibles aux autres). Ce concept présuppose la présence d'un être à un autre être. Le shâhid, celui qui est témoin, qui contemple une chose, c'est quelqu'un à qui et en qui est présente la forme
ou la représentation de cette chose. Le shahîd, c'est le Témoignant (le « martyr » au sens étymologique); c'est la force, la puissance (qowwat) par laquelle se produisent la vision du témoin (shohûd) et la présence (hodûr).
Maintenant, quelles sont les conditions de cette présence d'un être à un autre, présence qui conditionne le concept même de témoin? Nombreuses sont les choses auxquelles il est impossible, en raison de leur nature foncière, qu'une autre chose leur soit présente ou qu'elles soient présentes à une autre chose.
Toutes les choses matérielîes qui, dans ce monde ténébreux, sont localisées dans l'espace sensible, sont dans ce cas. Aucune ne peut avoir de présence en et pour une autre chose, et réciproquement aucune autre chose ne peut avoir de présence en elle et pour elle. On ne peut pas dire, par exemple, que la Terre, la masse tellurique, soit existante, c'est-à-dire « présente » pour le Ciel sidéral, ni réciproquement (319); ni que l'élément Air soit « présent » pour l'élément Eau, ni réciproquement. C'est pourquoi ce monde-ci est le séjour de l'inconscience et de la mort, car toute chose est dans les Ténèbres et dans l'inconscience en proportion de son attache à ce monde-ci et de son éloignement
du monde de la Lumière, de la Connaissance et de la Vie, lequel est le monde au-delà, le séjour du Vivant; mais inversement, conscience et présence sont en fonction et proportion
de la lumière reçue du monde du Malakût (320).
Lorsque Mollâ Sadrâ professe ainsi que le degré d'existence est proportionnel au degré de présence, son intuition va à la rencontre de celle qui s'exprime dans une terminologie courante de nos jours. Seulement nous aurons soin de remarquer que chez Sadrâ et les Ishrâqîyûn, il s'agit d'un mode d'être à ce monde-ci qui diffère foncièrement de celui d'une existence irrémissiblement jetée et abandonnée en ce monde-ci, livrée à son « être pour la mort », Car ce que signifie pour un Mollâ Sadrâ le rapport proportionnel entre existence et présence, c'est que plus intense est la présence, plus elle est Présence à
d'autres mondes, et plus alors l'être s'arrache aux déterminations qui comportent l'inconscience et la mort, l'absence. Plus l'existence de l'homme est Présence, plus aussi l'être humain est le Témoin d'autres mondes, moins son être est de 1' « être pour la mort » et plus il est de l' être pour au-delà de la mort. La métaphysique de la Présence s'amplifie en une métaphysique de la vision et de la présence testimoniale (shohûd), elle-même
annoncée par l'imâmologie et réalisée par l'intériorisation de celle-ci (supra § 3) (321).
Il y a alors nécessairement des degrés dans l'intensification de cette Présence, degrés marqués par les étapes de l'immatérialisation (tajarrod) et qui correspondent respectivement aux différents niveaux de perception et de conscience : perception
sensible, perception Imaginative, perception intellective. A chacun de ces degrés de connaissance et de conscience s'applique la loi d'unification déjà formulée ci-dessus, car ce que nous percevons, imaginons, intelligeons, ce n'est pas la chose extérieure matérielle, mais la forme (sensible, imaginale, intellective) qui en est présente en nous. L'état de la forme intelligée n'est tel que par rapport à un sujet qui l'intellige; l'intelligence en acte n'est pas quelque chose qui se surajoute au sujet qui intellige. elle est ce sujet même. Il faut en dire autant pour la forme sensible, pour la forme imaginale. Dès lors, la forme intelligée (ma'qûla) devient elle-même, comme telle, une forme qui intellige, une forme active. De même en est-il pour la forme sensible, pour la forme imaginale (322). L'acte de connaissance médité de cette manière s'avère comme source de la spiritualité
même, et c'est la spiritualité incluse dans l'idée de « présence orientale » (hozûr ishrâqî), ainsi dénommée parce qu'elle se lève à l'Orient de l'âme, quand l'âme est elle-même l'Orient de son connaître (323). Toute la métaphysique du Témoin et du Témoignage
est là aussi incluse, car la conscience spirituelle (ma'rifat) que j'ai de l'Imâm, opère en moi la présence de l'Imâm. L'Imâm est alors 1' « Imâm intérieur », le Témoignant ou la conscience active, en moi-même présent (shahîd). C'est pourquoi il est vrai de dire que chaque prophète, et après lui chaque Imâm, assument le rôle de la faculté cognitive en chacun de ses adeptes, puisqu'il n'y a pour l'adepte, en tant que tel, ni connaissance
('ilm) ni témoignage (shahâdat) - il ne peut être « présent à », avoir en lui la « présence de » - sinon précisément comme connaissance et témoignage de l'Imâm (324) (« l'œil par lequel il regarde », disait-on plus haut).
Pour récapituler, nous pouvons dire ceci : l'Imâm est le Témoin de Dieu (shâhid). Mais qu'atteste-t-il ? A propos de l'A'râf, nous avons lu cette déclaration de l'Imâm : «Nous sommes ce que Dieu connaît, nous sommes l'objet essentiel de la connaissance divine. » L'Imâm comme shâhid (contemplant) s'atteste simultanément comme le mashhûd (contemplé), comme étant l'objet de la contemplation divine, et partant, comme la forme
et le contenu de la connaissance divine, - la forme que cette connaissance divine prend pour nous les humains. Simultanément, si l'Imâm est pour son fidèle le Témoin de Dieu (shâhid), de ce Dieu dont il est la forme sous laquelle ce fidèle le connaît, c'est qu'il est eo ipso le contemplé de son fidèle (son mashhûd).
Il est l'Attestant-Attesté, le Contemplant-Contemplé (shâhidmashhûd), puisqu'il est le Témoin à contempler, le Témoin-decontemplation.
En contemplant ce Témoin, le fidèle contemple celui-là même que Dieu contemple, l'objet de la connaissance et de la contemplation divine, que le fidèle ne peut contempler
ailleurs que dans ce Témoin, et cette contemplation en opère la présence en lui-même. Le mystère de cette comprésence ou de cette interprésence, c'est cela l'Imâm comme Témoin intérieur (Hojjat bâtina). Ce que contemple et atteste son fidèle, c'est bien ce que ce Témoin contemple et atteste, et c'est ce que son fidèle ne peut voir et contempler que dans la contemplation de ce Témoin, puisque telle est la forme que prend nécessairement
pour lui la connaissance du Dieu que ce Témoin atteste. Et cette connaissance est la présence en lui de ce Témoin, et elle est eo ipso sa propre présence à ce Témoin, de même que sa présence à ce Témoin est eo ipso sa présence à Celui qu'atteste
ce Témoin.
Comme on le formulait déjà ci-dessus, la connaissance que son fidèle a de ce Témoin, est donc eo ipso la connaissance que Dieu a de ce fidèle, puisque Dieu connaît son fidèle dans celui qui en est le Témoin devant lui. L'Imâm est le Témoin que Dieu regarde, par qui il est regardé et par qui il regarde, et c'est par cet Imâm intérieur, l' « Imâm de son être » que Dieu connaît son fidèle. « Nous sommes l'objet essentiel de la connaissance
divine » disait l'Imâm. Ce que Dieu connaît dans ce Témoin, c'est donc bien eo ipso chacun de ceux qui sont présents à ce Témoin - leur Témoin - et â qui celui-ci est présent. Nous avons vu Mollâ Sadrâ établir un parallélisme essentiel : de même que Dieu connaît les êtres de la cosmogenèse par leurs Anges, de même c'est par les Imâms et les Awliyâ qu'il connaît les êtres accomplissant leur Retour vers lui. L'Imâm étant l'objet
essentiel de la connaissance divine, connaître l' Imâm c'est eoipso connaître Sa connaissance que Dieu a de son fidèle. Et nous voici, une fois de plus, reconduits à la devise tant de fois répétée, parce qu'inépuisable en est la méditation : « Celui qui se
connaît soi-même, connaît son Seigneur », puisque se connaître soi-même (connaître l'Ame de son âme) c'est connaître son Imâm, et que l'Imâm est précisément l'objet de la connaissance divine, ce que Dieu connaît de l'homme et dans l'homme. La présence de ce fidèle à ce Dieu et la présence réciproque de ce Dieu pour lui, c'est cela l'Imâm, interprésence qui s'établit sans qu'il y ait ta'tîl ni tashbîh.
La métaphysique ishrâqî (« orientale ») culmine ainsi en une métaphysique de l'Imâmat. Au cœur de celle-ci il y a la spiritualité shî'ite centrée sur l'Imâm : Présence divine à l'Imâm qui est présent à l'homme, Présence divine à l'homme qui est présent à son Imâm, Présence de l'Imâm à l'homme qui est présent à soi-même (325). C'est au terme d'un approfondissement semblable que nous verrons Semnânî (infra livre IV, chap. IV)
découvrir par son herméneutique spirituelle les « prophètes de ton être ». Chez le maître soufi Rûzbehân de Shîrâz tout visage de beauté, parce que sa beauté atteste la présence de son créateur à cette beauté, devient le shâhid-mashhûd, le Contemplant- Contemplé, le Témoin-de-contemplation (infra livre III). Mais on peut se demander si cette révélation de la « Face » divine dans un visage humain, eût été possible, jusque dans le soufisme
non-shî'ite, sans la médiation de l'imâmologie shî'ite, - sans la révélation de la « Face » de Dieu dans l'Anthropos céleste, les Formes de lumière des Quatorze Immaculés.
Médiation que proclame en effet ce verset qorânique : « Nous avons fait de vous un groupe intermédiaire » (2 : 137). L'Imâm Ja'far explique longuement ce verset à un disciple (326) : ce groupe intermédiaire ou médiateur, ce ne sont nullement les Arabes,
comme l'entend certaine exégèse exotérique. Non, ce sont eux, les Imâms, parce qu'ils sont les médiateurs entre un double témoignage : ils sont témoins pour les hommes, et le Prophète est témoin pour eux. Le Prophète comme initiateur assume pour eux le rôle actif de la faculté de connaissance et de vision, de même que chaque Imâm l'assume pour son fidèle (327).
Nous en arrivons ainsi à l'ultime qualification des Imâms que Mollâ Sadrâ eut encore le temps de commenter avant de quitter ce monde. De même que le Sage est simultanément
sagesse, et que le contemplant est le contemplé, de même le Trésorier de la science divine en est aussi le Trésor même. Un disciple raconte : « J'ai entendu PImâm Ja'far déclarer : Nous sommes les gardiens de la tes divina (amr ilâhî), les Trésoriers de la science divine, les Veilleurs sur le secret de la Révélation divine (328). » Lorsque l'Imâm déclare « nous sommes les gardiens », il emploie le mot hâfiz. Or, les philosophes savent que l'on donne
ce nom à la « faculté qui conserve » (qowwat hâfiza) les formes de connaissance, celle qui en est le Trésor. Ils disent que l'imagination est le Trésor qui conserve les formes de perception sensible, que l'Intelligence agente est le Trésor des intelligibles.
C'est d'ici que la méditation de Mollâ Sadrâ prend un essor dont la retombée nous échappe, puisqu'elle devrait s'inscrire dans la partie du commentaire restée inachevée. Et pourtant nous discernons très bien le sommet de son imâmologie.
D'une part, les Trésors de la connaissance divine ne peuvent être que des Essences intellectives, des entités de lumière, exemptes de tout mélange avec les matières « matérielles », parfaitement en acte quant à la connaissance et l'intellection.
Nécessairement ce ne sont donc ni des formes empreintes dans des corps, ni même des Ames, puisque l'âme est encore en puissance à l'égard de l'intellection parfaite. Alors « il est établi, écrit Mollâ Sadrâ, qu'il existe des entités spirituelles, des Essences inteliectives, dans lesquelles tous les existants sont en acte d'une manière spirituelle et intellective, par qui les âmes sont parachevées et deviennent des sujets qui intelligent en acte, après avoir été réceptives, sujets qui intelligent en puissance.
Ces entités sont intermédiaires entre Dieu et l'homme pour l'émanation et la descente ininterrompue des biens et influx spirituels. Ce sont les Verbes divins parfaits (Kalimât tammât), qui n'ont ni commencement ni anéantissement possible. On les désigne sous des noms différents, très nombreux, en fonction de points de vue eux-mêmes très nombreux : ce sont les Verbes de Dieu (Kalimât Allah), le monde de l'Impératif divin ('âlam al-Amr), les clefs du Mystère divin (Mafâtîh alghayb).
Ce sont les Témoins de Dieu et de son existence. Point de chose dont les Trésors ne soient chez Nous (2 : 21) » (329).
Lorsque l'on dit de ces « Verbes parfaits », Intelligences ou êtres de pure lumière, qu'ils sont les Trésoriers, on dit en même temps qu'ils sont les Trésors de la science divine (c'est l'identité marquée dans le propos de l'Imâm). Ils sont simultanément, sous deux points de vue différents, Trésoriers et Trésors. La différence et l'identité sont les mêmes, observe Mollâ Sadrâ, que dans les cas précédemment envisagés : le cas du sujet qui intellige et de l'intelligence en acte, le cas du Sage et de la sagesse.
« Ainsi en est-il de tous les attributs d'une essence qui n'existent que par l'existence de cette essence dont ils sont les attributs. » D'autre part - et c'est là que s'annonçait le sommet de l'imâmologie - le hadîth commenté décerne aux Imâms eux-mêmes cette qualité de « Trésors et Trésoriers de la science divine ».
Il faut donc que tout ce qui vient d'être dit concernant les Intelligences chérubiniques comme « Verbes Parfaits » se rapporte aussi d'une manière ou d'une autre aux Imâms. D'où Mollâ Sadrâ s'apprête à un développement décisif : « Maintenant, montrer que les personnes des Imâms sont les Trésors de la science de Dieu (c'est-à-dire qu'en étant ce que Dieu connaît dans et par leur acte de Le connaître, ils sont les Trésors et les Trésoriers), c'est quelque chose qui requiert deux sources supérieures, ou mieux dit : deux océans sublimes d'entre l'océan des connaissances de la divination mystique (330) »... Et l'élan se brise ici; la phrase commencée ne fut jamais achevée. Mais il nous est permis d'entrevoir le sommet métaphysique auquel devait atteindre l'imâmologie de Mollâ Sadrâ, car le temps fut donné à d'autres théosophes shî'ites de s'en approcher, et de dire ce qu'il est possible d'en dire, en suivant pas à pas les allusions des Imâms. Tout ce qui précède ici a tenté de mettre à profit leur enseignement. De quelle manière ce qui est dit des
« Verbes Parfaits » se rapporte aussi aux Imâms, c'est déjà ce que donne à comprendre ce qu'eux-mêmes ont déclaré à propos de l'A'râf.
Notre esquisse de certains aspects essentiels du shî'isme peut ainsi s'achever en retrouvant à son terme provisoire ce qui avait été son point de départ, et tout ce que l'on a pu dire au
cours des pages qui précèdent n'est, par rapport aux monuments de la théosophie shî'ite, qu'une goutte d'eau par rapport à l'océan. J'ai évoqué ici à plusieurs reprises un petit cercle privé d'études shî'ites à Téhéran, et pour clore cette partie du présent ouvrage, je voudrais me référer encore à une soirée mémorable d'un automne récent (1964). La séance avait été consacrée au leitmotiv de la théologie shî'ite, le thème qui nous a guidé nousmême au cours des chapitres qui précèdent, à savoir le Tawhîd et l'Imâm : comment l'accomplissement du Tawhîd en sa vérité (c'est-à-dire en échappant au double piège du ta'tîl et du tashbîh) n'est-il possible que par l'existence de l'Imâm?
Et nous écoutions, au terme de la soirée, le vénéré shaykh M. H. T., profond connaisseur entre tous de la philosophie de Mollâ Sadrâ, conclure en quelque sorte une méditation à haute voix : « Tous les Noms et Attributs que nous donnons à Dieu, ou plutôt que Dieu se donne à lui-même en se révélant à nous, seule les rend possibles cette figure de l'Imâm éternel qui les cumule en lui-même. Au paroxysme de nos états spirituels, il arrive que ces Noms et Attributs soient absorbés dans l'homme intérieur. L'homme n'est plus lui-même. L'Imâm devient cet homme. Mais Dieu en soi reste inconnaissable et inaccessible.
L'Imâm est la réalité vivante, éternelle, splendeur immatérielle cachée, notre lien immatériel avec l'immatériel. Il est cette Face de Dieu dont les versets qorâniques (55 : 26-27) déclarent : Tout ce qui est sur terre va s'anéantissant, tandis que permane
la Face de ton Seigneur nimbée de la splendeur, » Et notre shaykh d'évoquer pour conclure le célèbre épisode final du pèlerinage des Oiseaux dans la grande épopée mystique de Farîdoddîn 'Attar (Mantiq al-Tayr, XIIe siècle), un des chefs d'œuvre de l'épopée mystique en langue persane. Les pèlerins mystiques, les oiseaux, sont partis par milliers; ils ont voyagé des années et des années, franchissant les sommets et les abîmes.
Presque tous disparaissent au cours d'épisodes dramatiques.
Seul un petit nombre, trente au total, parvient au but sublime, en présence du mystérieux oiseau Sîmorgh, symbole de la divinité lointaine. Son nom remonte jusqu'à l'Avesta, le Livre saint de la Perse zoroastrienne ; il reparaît dans l'épopée héroïque et mystique de la Perse médiévale (infra livre II), Sous sa forme persane, un jeu de mots subtil mis en œuvre par le génie mystique de 'Attâr, permet de lire son nom Sîmorgh comme Sîmorgh,
signifiant trente oiseaux. Au terme de leur longue et douloureuse quête, voici donc que Sîmorgh est alors le miroir révélant aux trente oiseaux survivants le mystère de leur être.
Lorsqu'ils tournent leur regard vers Sîmorgh, c'est bien Sîmorgh qu'ils voient. Lorsqu'ils se contemplent eux-mêmes, c'est encore Sî-morgh, trente oiseaux, qu'ils contemplent. Et lorsqu'ils regardent simultanément des deux côtés, Sîmorgh et Sî-morgh sont une seule et même réalité. Il y a bien là deux fois Sîmorgh, et pourtant Sîmorgh est unique. Identité dans la différence, différence dans l'identité. (331) « Le regard par lequel je Le connais,
est le regard même par lequel Il me connaît », disait de son côté Maître Eckhart.
Au terme des vers célèbres de 'Attâr, je demandai au shaykh :  « L'Imâm, c'est bien cela, n'est-ce pas ? - Certes, c'est cela. Et s'il n'y avait pas l'Imâm, si cela n'était pas l'Imâm, alors il ne resterait qu'à sombrer dans l'ivresse mystique, trouvant son expression dans la célèbre exclamation du soufi al-Hallâj : « Anâ'l-Haqq! Je suis Dieu »...
Nous avons vu ci-dessus comment le sentiment de la walâyat fait du shî'isme en son essence une religion d'amour. Peut-être pressent-on de nouveau ici comment l'Imâm préserve le mystique de vaciller dans une extase dont le cri paradoxal garde, malgré tous les repentirs, une résonance luciférienne. Ce que le mystique peut dire, c'est avec le croyant du livre gnostique des « Actes de Pierre » ; Talem eum vidi qualem capere potui; je L'ai vu tel que j'étais en mesure de Le saisir : Il s'est montré à moi tel que cela correspondait à la capacité de mon être (332). Rien de moins ni de plus. Mais ce cela, la grâce immense de cette correspondance, c'est cela même la vision shî'ite de l'Imâm.
On comprend ainsi comment ne se fait pas sentir dans la spiritualité shî'ite le hiatus qui a gêné beaucoup de mystiques spéculatifs dans le christianisme, le hiatus entre l'idée du Christ éternel et le fait du Christ historique avec 1' « anéantissement » (exinanitio) de la divinité... jusqu'au « Dieu est mort ». Le même shaykh ce soirrlà disait : « Gloire à Dieu ! En notre Islam shî'ite les Imâms ont réfléchi l'Imâm éternel (ils en sont les miroirs, les mazâhir, les formes épiphaniques). Ce n'est pas à la conscience de ce monde qu'ils ont, eux, à nous éveiller; leur walâyat n'est pas une institution de ce monde; ils sont notre
lien spirituel avec les univers spirituels. Ils nous frayent la voie de la montée, pour que tombent les voiles... ces voiles qu'ils ont volontairement maintenus, afin que les faibles ne se méprennent point sur le sens de leur qualification divine. »
De tous ces enseignements il faudra nous souvenir dans le livre final du présent ouvrage, consacré au XIIe Imâm, l'Imâm caché, en qui certains de nos auteurs shî'ites ont reconnu le Saoshyant ou héros sauveur de l'Iran zoroastrien, d'autres le Paraclet annoncé dans l'Evangile de Jean.

Notes

1. Cf. notre Trilogie Ismaélienne (Bibl. Iranienne, vol. 9), Paris, Adrien- Maisonneuve, 1961.

2. Reynold A. Nicholson, The Mathnawî of Jalâluddîn Rûmî, edited with critical Notes, Translation and Commentary (Gibb Memorial Series, N.S. IV, I-8), London, 1925-1940, 8 vol.

3. Cf. Problèmes et méthodes d'histoire des religions. Mélanges publiés par la Section des Sciences religieuses à l'occasion du centenaire de l'École pratique des Hautes-Études, Paris, P.U.F., 1968, pp. 129-146.

4. Cf. Anthologie des philosophes iraniens depuis le XVIIe siècle jusqu'à nos jours, t. I. Textes persans et arabes choisis et présentés par Sayyed Jalâloddîn Ashtiyânî. Introduction analytique par Henry Corbin (Bibl. Iranienne, vol. I8), Paris, Adrien-Maisonneuve, 1971. Dans ce premier tome sept philosophes sont représentés : Mîr Dâmâd, Mîr Fendereskî, Mollâ Sadrâ Shîrâzî, Rajab 'Alî Tabrîzî, 'Abdorrasszâq Lâhîjî, Hosayn Khwânsârî, Shamsâ Gîlânî.

5. Colloque organisé par nos collègues, les professeurs Robert Brunschvig et Toufic Fahd. Cf. Le Shî'isme imâmite (Bibl. des Centres d'études supérieures spécialisés), Paris, P.U.F., 1970. Pour les questions traitées ici, il y aura lieu de se reporter principalement à notre exposé sur Imâmologie et philosophie (pp. I43-I74), ainsi qu'aux communications de S.H. Nasr, sur Le Shî'isme et le soufisme : leurs relations principielles et historiques (pp. 215-234), et de C.
Pellat, sur Mas'ûdi et l'Imâmisme (pp. 69-90).

6 Cf. notre livre Avicenne et le Récit visionnaire (Bibliothèque Iranienne, vol. 4), Téhéran-Paris, Adrien-Maisonneuve 1954, vol. I, pp. 10 ss. où déjà nous insistions sur les conditions d'une expérience ainsi vécue. Elles diffèrent des postulats de 1' « histoire de la philosophie » au sens courant du mot ; elles présupposent une critique fondamentale des expressions courantes telles que « être de son temps » ou « ne pas être de son temps » etc., critique dont le sens peut différer pour l'Occidental et pour l'Oriental de nos jours.

7. Cf. notre Histoire de la Philosophie islamique (coll. « Idées », 38), Paris, Gallimard 1964, p. 5, sur la différenciation qu'il est essentiel de maintenir entre « arabisme » et « islamisme ».

8. Cf. notre ouvrage Terre céleste et corps de résurrection : de l'Iran mazdéen a l'Iran shî'ite. Paris, Buchet-Chastel, 1961.

9- Voir notre étude Herméneutique spirituelle comparée : I. Swedenborg. II. Gnose ismaélienne (Eranos-Jahrbuch XXXIII), Zürich 1965, pp. 71 à 176. Cet essai traite des principes de l'herméneutique spirituelle pratiquée de part et d'autre, et insiste sur les thèmes d'Adam et de Noé ainsi que sur la christologie ismaélienne. Le grand ouvrage d'Abû'l-Hasan Sharîf 'Âmilî Ispahânî (ob.. 1138/1726), le Tafsîr Mir'at al-Anwâr (le Miroir des Lumières), expose et définit méthodiquement la perspective et les règles de l'herméneutique shî'ite. Son projet était colossal : montrer le sens spirituel, ésotérique, c'est-àdire intérieur (bâtin), de chaque verset du Qorân, en rassemblant autour de chacun tous les hadîth et akhbâr des Imâms. L'entreprise excédait les limites d'une vie humaine (nous en connaissons un autre exemple : l'entreprise exhaustive de Shaykh Hosayn Yazdî, aboutissant à huit volumes manuscrits in-folio, conservés à Kermân, mais ne dépassant pas la fin de la 2e sourate, c'est-à-dire un dixième du Qôrân). Notre auteur (qui avait été l'élève de Moh. Bâqer Majlîsî, de Ni'matoîlâh Jaza'erî, de Mohsen Fayz Kâshânî) succomba à la tâche, et ne construisit qu'un grand volume de prolégomènes, publié en Iran comme introduction au Tafsîr al-Borhân de Sayyed Hâshim Bahrânî (ob. entre 1695 et 1697), lequel groupe en quatre volumes in-folio les principaux enseignements des Imâms relatifs à chacun des versets qorâniques. Pour plus de détails, voir Annuaire 1965-1966 de la Section des Sciences religieuses de l'Ecole des Hautes Études, pp. 106-108. Nous parlerons plus loin (t. III, livre IV) du grand commentaire dans lequel un spirituel shî'ite du VIIIe/XIVe siècle, Haydar Âmolî, expose les principes et règles du ta'wîl ou herméneutique spirituelle.

10-. On doit à l'éminent Shaykh Mohammad Hosayn Tabataba'î une nouvelle édition de la grande encyclopédie philosophique de Mollâ Sadrâ Shîrâzî et un tafsîr du Qorân (quinze volumes parus).

11. On rappelle ici les deux grandes études de Nicolas Berdiaev précédant la traduction française de Jacob Boehme, Mysterium magnum, Paris, 1945. Cf. notre étude sur Le Combat spirituel du shî'isme (Eranos-Jahrbuch XXX),
Zürich 1962, pp. 76 ss., « Expérience religieuse immédiate et socialisation du spirituel ».

12. Nicolas Berdiaev, Le Sens de la création : un essai de justification de l'homme, traduit du russe par Lucienne Julien-Gain, Paris 1955, pp- 348-349. Sur la place de ce livre dans l'ensemble de l'

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