La conversion de l’Iran au chiisme sous les Safavides

La conversion de l’Iran au chiisme sous les Safavides
Un tournant décisif pour l’identité géopolitico-religieuse de l’Iran

La fondation de la dynastie safavide en 1501 par Shâh Esmâ’il 1er (1487-1524), succédant aux Timourides, constitue l’un des événements les plus marquants de l’histoire iranienne. Avec l’avènement de cette dynastie, l’Iran recouvra, après des siècles, une identité politique propre ainsi que son hégémonie nationale. Néanmoins, en adoptant le chiisme duodécimain comme religion officielle de la cour, et donc celle du pays, Shâh Esmâ’il 1er se retrouva face à deux adversaires voisins, partisans fervents du sunnisme, c’est-à-dire les Ouzbeks à l’est et les Ottomans à l’ouest. En outre, un autre problème, interne cette fois-ci, surgit au fur et à mesure de l’institutionnalisation du chiisme : le fossé entre le mode de vie de la majorité des Iraniens, et les nouvelles normes culturelles et sociales proposées.
Ces tensions entraînèrent l’apparition de luttes contre les rivaux ouzbeks et ottomans, mais également contre les insurgés iraniens à l’intérieur du pays. A la suite de la démobilisation des Ouzbeks, Shâh Esmâ’il reprit le Khorâssân, auparavant territoire iranien, et calma les réactions internes. Il fit ensuite appel aux figures chiites iraniennes importantes de son territoire ainsi qu’aux érudits arabes afin de propager le chiisme dans l’ensemble du pays. De fait, l’intolérance dont avait fait preuve les dynasties sunnites précédentes ayant régné en Iran vis-à-vis du chiisme avait entraîné la dispersion des chiites, et un grand nombre d’entre eux avait quitté le pays pour s’installer ailleurs, notamment en Syrie et au Bahreïn. Néanmoins, avec l’accès au pouvoir des Safavides, l’Iran devint le cœur battant du chiisme ainsi que le lieu de rencontre des plus hauts érudits et intellectuels chiites. Cette alchimie donna un nouvel élan aux réflexions politiques, sociales et religieuses durant le XVIe siècle en Iran. Il y avait certes eu des Etats chiites avant cette date, en particulier avec la dynastie bouyide au XIe siècle ou encore les Sarbedâris et les Sâdât Mar’ashi au XIVe siècle, mais aucune d’entre elles n’obtint un tel pouvoir, à la fois étatique et religieux.
La propagation du chiisme à l’époque safavide
Shâh Esmâ’il et ses compagnons étaient tout à fait conscients des difficultés que représentait le fait d’asseoir un pouvoir chiite au niveau national. De ce fait, le roi iranien obligea les prêcheurs à prodiguer des louanges à l’adresse du chiisme duodécimain et à maudire les trois califes sunnites, voire à anathématiser les gouverneurs abbasides. [1] Après avoir réprimé certains soulèvements, il parvint peu à peu à homogénéiser le pays et consolida les bases d’un puissant Etat chiite en Perse [2], ouvrant la voie à un apaisement ainsi qu’à une période de paix et de prospérité à partir du règne du roi Shâh ’Abbâs.
Afin de surveiller au mieux les affaires étatiques et religieuses, Shâh Esmâ’ïl créa une fonction appelée « Sadr ». Ceux qui l’exerçaient se devaient de superviser l’homogénéisation religieuse, la propagation de la foi chiite, et rapporter l’existence de groupes sunnites dans le pays. [3] Après la mort du roi, son fils Tahmasp 1er (1514-1576) continua la politique de son père et se mit à inviter les savants chiites de l’époque à travers le monde musulman, notamment du Bahreïn, d’Irak, de Syrie et de Jabal Amel. La réunion des savants religieux chiites atteint alors son apogée et fut l’un des événements les plus marquants de l’histoire religieuse de l’époque. Cette collaboration entre les savants religieux chiites et la cour fut le début de la fondation d’un foyer multiculturel englobant également les activités scientifiques et culturelles et engendra plus tard de nombreuses écoles théologiques et centres d’investigation. On y éduquait des quantités de scientifiques et de philosophes qui devinrent les grands théoriciens et penseurs du monde musulman. [4]
Une autre démarche importante des Safavides fut la célébration des événements et rituels chiites partout dans le royaume, en particulier les fêtes et les deuils attribués aux douze Imâms chiites, à savoir la fête de Ghadir, la fête de la venue au monde de l’Imâm Mahdi, le deuil de l’Imâm Hossein, ainsi que des cérémonies particulières comme le rowzeh. Ces rituels étaient organisés somptueusement dans presque toutes les villes du pays et ont marqué la culture iranienne d’une empreinte profonde jusqu’à aujourd’hui.
Les Safavides avaient également une prédilection pour les mausolées, les mosquées et les cimetières, et d’une manière générale, pour tous les endroits évoquant les Imâms ainsi que leur postérité. C’est la raison pour laquelle ils investirent de grosses sommes d’argent ainsi que d’innombrables biens immobiliers destinés à la fondation ou à la restauration de ces endroits saints. [5]
D’un point de vue plus général, cette institutionnalisation du chiisme en Iran eut des conséquences qui méritent d’être évoquées :
1.L’apparition de nouveaux conflits religieux dans le monde musulman
La naissance de l’Etat chiite entraîna la création d’un nouveau pôle et d’une nouvelle puissance dans le monde musulman. L’insistance des rois safavides à profiter de cette opportunité confirma de plus en plus cette réalité. Les crimes commis par les Ouzbeks ou les Ottomans dans le Khorâssân, à Mashhad ou en Anatolie, en représailles ou à des fins de lutte contre « la nouvelle secte » et qui firent de nombreuses victimes, montrent à quel point cette divergence fut source de chaos. Cela aboutit finalement à la bataille sanglante de Tchaldorân, d’après le nom de l’endroit où elle eut lieu, entre l’Ottoman Sultan Salim et le Safavide Shâh Esmâ’il, qui se solda par une défaite iranienne face aux Ottomans. [6]
2.La confrontation du soufisme et du chiisme
Bien que l’accession des Safavides ait notamment été appuyée par l’aide des Ghezelbâsh soufis, en modifiant les bases de leur pouvoir politique, les Safavides remanièrent certains aspects du chiisme afin de les adapter à leur nouveau statut politique. Cet éloignement des idées soufies de Safi al-Din Ardebili (1252-1334), le fondateur de la confrérie Safavieh, était tel qu’à la fin du règne safavide, il n’aurait sans doute plus été reconnaissable par son fondateur. En outre, les rois safavides ayant conscience du fait que certains principes religieux s’accordaient difficilement aux nécessités politiques, tentèrent au fur et à mesure de se débarrasser des Ghezelbâsh soufis dans le but de les remplacer par les Iraniens chiites. Cela éveilla par conséquent le mécontentement des soufis et aboutit à un schisme entre les factions de cette grande famille. [7]
3.La collaboration des savants religieux chiites avec les Safavides et la formation des fondements institutionnels et religieux du chiisme en Iran
Comme nous l’avons évoqué, parallèlement à la création de la dynastie safavide, le chiisme se consolida et participa au renforcement politique et social de l’Etat tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Iran. Afin d’améliorer la gestion du pays, les Safavides avaient doublement besoin de la collaboration des savants religieux et de leur savoir : pour répondre aux questions de leurs fidèles, mais également pour contrer les sunnites et se défendre contre leurs accusations. [8] Quant aux savants religieux chiites, ils avaient acquis un nouveau statut et se réjouissaient donc de voir le chiisme au pouvoir. L’Etat chiite leur permit d’occuper des postes officiels au sein desquels ils contribuèrent au développement du chiisme, notamment en prenant en main la gestion des affaires légales et juridiques, de la défense de l’union religieuse dans le pays, de l’éducation de nouvelles générations d’érudits chiites… Ils développèrent également un discours plus méthodique sur les sciences et activités religieuses qui le rendit plus accessible aux musulmans.
Les savants religieux chiites et la légitimité de l’Etat safavide
L’officialisation du chiisme devint également une marque pour l’Etat safavide lui permettant de se distinguer des autres puissances. Après leur prise de pouvoir, les Safavides, malgré leur légitimité politique, avaient besoin de l’accord et du soutien des savants religieux chiites pour consolider les fondements de leur royaume. C’est la raison pour laquelle ces derniers furent aussitôt invités à collaborer avec la cour. Face à cette situation délicate, la réaction des savants religieux fut historiquement très importante. Certains d’entre eux restèrent indifférents vis-à-vis des attraits du pouvoir et n’intervinrent pas. Un autre groupe, plus traditionnaliste, refusa dès le départ la prise du pouvoir religieux par toute personne n’étant pas de la descendance des Imâms. [9] Le troisième groupe, qui comprenait la majorité des savants religieux chiites, consentit à une collaboration bilatérale entre les deux camps et mit son savoir-faire à la disposition de la dynastie.
L’augmentation de la domination et de la puissance des savants religieux chiites
Ainsi, le royaume safavide se trouva progressivement dans une situation de dépendance par rapport aux savants religieux, et régna sous leur égide. Lors du règne de Shâh Esmâ’il 1er, ces derniers n’eurent pourtant pas l’occasion de se distinguer à la cour. Sous Shâh Tahmâsb, à la suite des immigrations chiites en provenance des pays arabes en Iran, la communauté chiite acquit une importance sans précédant à la cour. Ses successeurs, notamment dès le règne du Shâh Esmaïl 1er jusqu’à Mohammad Khodâbandeh, tentèrent d’atténuer cette présence forte du chiisme. Cependant, au cours de ces années, les savants religieux se présentèrent toujours à côté du roi, notamment au moment des grandes cérémonies comme le couronnement, où ils accomplissaient les rituels d’usage. Leur présence prit une telle importance que, d’après Chardin, voyageur français qui séjourna une courte période en Iran, la désignation d’un nouveau prince à la tête du royaume sans le consentement et la présence des savants religieux n’était même plus imaginable. [10] Ainsi, petit à petit, la majorité des savants religieux chiites reprit son indépendance relative et créa des fédérations religieuses possédant des prérogatives exceptionnelles et dotées d’un puissant système hiérarchique.
Néanmoins, cette influence sans précédent ne dura pas et avec le déclin de la dynastie, les savants religieux se retrouvèrent de nouveau en danger, notamment avec la montée en puissance des Afghâns, et plus tard sous le règne de Nâder Shâh Afshâr, guerrier puissant qui se fiait plutôt au pouvoir militaire que religieux. En conséquence, les personnalités chiites choisirent de s’éloigner du pouvoir et même parfois de se dissimuler parmi les couches populaires de la société afin d’être à l’abri des méfaits éventuels du pouvoir de l’époque. Ce n’est avec la prise du pouvoir des Qâdjârs, c’est-à-dire au XVIIIe siècle, que le clergé chiite retrouva sa gloire perdue et recommença à intervenir dans la vie politique et sociale. Ainsi, de grandes dates marquent la présence décisive des savants religieux dans l’histoire moderne de l’Iran, notamment les manifestations anticolonialistes, la guerre irano-russe de 1911, la protestation contre le tabac en 1890 et les deux Révolutions qui changèrent l’histoire iranienne, la Révolution constitutionnelle de 1906 et la Révolution islamique de 1979.
Notes
[1] Roumlou Hassanbeig, Ahsan-ol-Tavârikh, 12 tomes, Bibliothèque Sadrâ, Téhéran, 1963, p. 61.
[2] Khândmir Amir-Mahmoud, Târikh-e Shâh Esmâ’il va Shâh Tahmâsb Safavi (L’histoire de Shâh Esmâ’il et de Shâh Tahmâsb safavide), corrigée et annotée par Eshrâghi Ehsân, Emâmi Mohammad-Taghi, éd. Gostareh, Téhéran, 1991, p. 66.
[3] Sivery Roger, Dar bâb-e Safaviân (A propos des Safavides), trad. Rouhollâhi Ramezân-’Ali, éd. Sokhan, Téhéran, 2001, pp. 79-80.
[4] Sefatgol Mansour, Sâkhtâr-e nahâd va andisheh-ye dini dar Irân-e ’asr-e safavi (La structure et les fondements de la pensée religieuse en Iran sous les Safavides), éd. Rasâ, Téhéran, 2002, p. 174.
[5] Safâ Zabihollâh, Târikh-e adabiât dar Iran (Histoire de la littérature en Iran), tome 5, Société des auteurs et traducteurs d’Iran, Téhéran, 1983, pp. 85-87.
[6] Barthold W., Farhang va tamaddon-e mosalmânân (La culture et la civilisation des musulmans), trad. Diânat Aliakbar, éd. Ebn-e Sinâ, Tabriz, 1994, p. 69.
[7] Sivery, Roger, op.cit., 2001, p. 235.
[8] Aghâjâri Hâshem, Konesh-e din va dowlat dar Irân-e ’asr-e safavi (L’interaction de la religion et de l’Etat en Iran safavide), éd. Bâz, Téhéran, 2001, p. 21.
[9] Kadivar Jamileh, Tahavvol-e goftemân-e siâsi-ye shi’eh dar Irân (Le bouleversement du dialogue politique du chiisme en Iran), tome 2, éd. Tarh-e No, Téhéran, 2000, pp. 100-101.
[10] Chardin Jean, Voyages de monsieur le chevalier Chardin en Perse et autres lieux de l’Orient, trad. Yaghmâi Eghbâl, tome 3-4, éd. Touss, Téhéran, 1995, P. 1644.

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