Les enseignements du Coran sur la compassion, la paix et l’amour
Le mois de ramadan est traditionnellement un moment de regain d’intérêt pour l’Islam. Non seulement pour les Musulmans, lesquels s’apprêtent à vivre un temps fort, dans leur foi, mais aussi, pour tous ceux qui ont dans leur entourage des croyants qui observent le jeûne de ce mois. C’est alors l’occasion, pour les uns comme pour les autres, de s’interroger sur la signification spirituelle d’un engagement religieux.
Or, lorsque l’on cherche à approfondir sa connaissance de l’Islam, le livre – même si les nouveaux médias offrent aujourd’hui des contenus qui sont parfois de grandes qualités – reste le support privilégié et le plus usité. Mais concernant le Texte sacré de l’islam, le lecteur fait très rapidement face à un certain nombre d’obstacles qui se révèlent parfois insurmontables.
Le Coran, en effet, se présente comme un texte sans structure didactique apparente : c’est une compilation de versets révélés sur une période de 23 ans, et réunis en 114 unités appelées sourates. Ces dernières ne traitent jamais d’un sujet de manière exhaustive, si bien qu’il faut une connaissance de l’entièreté du texte pour pouvoir saisir l’enseignement du Coran sur un thème donné. En dehors de cette connaissance – qui doit savoir allier l’esprit de synthèse et l’esprit d’analyse – il y a grand risque de se méprendre sur le Livre sacré de l’islam. L’actualité nous offre, malheureusement, très régulièrement des cas d’école…
L’idée première de l’ouvrage que nous présentons ici part précisément de la constatation que les enseignements coraniques sur la miséricorde sont souvent tronqués voire sciemment déformés. Il est l’œuvre d’un chercheur anglais, Reza Shah Kazemi, éditeur et fondateur de l’Islamic World Report. Il est également l’auteur, entre autres aux ouvrages, de Path to Transcendance[1], The Other in the Light of the One[2], et de Justice and Remembrance : Introduction to the Spirituality of Imam Ali[3].
Le sous-titre du livre introduit d’emblée le lecteur aux différents aspects de la Miséricorde : « Les enseignements du Coran sur la Compassion, la Paix et l’Amour ». L’ouvrage lui-même est composé de deux parties : d’abord une longue introduction visant à offrir une synthèse des différents enseignements coraniques sur la miséricorde (p. 25-51), puis une anthologie réunissant tous les versets qui mentionnent expressément la Miséricorde divine, mais aussi certains versets touchants à des sujets connexes comme la noblesse de caractère ou la générosité (p. 53-118).
Cette anthologie a donc le mérite de mettre en lumière des versets comme : « Repousse le mal par la plus belle bonté » (23, 96) ou encore « l’action bonne n’est pas semblable à la mauvaise. Repousse celle-ci par ce qui est le plus beau en bonté : tu verras alors celui qu’une inimitié séparait de toi devenir pour toi un ami chaleureux. C’est là une chose à laquelle n’atteignent que ceux qui exercent la patience, ceux qui ont reçu une faveur insigne » (41, 34-35). Les versets ne sont pas simplement traduits avec un grand souci de fidélité, ils sont aussi pour la plupart éclairés par des commentaires pertinents.
Le titre de l’ouvrage est tiré d’une expression coranique : Ma Miséricorde embrasse toute chose (Coran : 7, 156). Ce titre évoque déjà l’universalité de la Miséricorde divine. Mais comme le souligne l’auteur, cette universalité – ou omniprésence – de la Miséricorde n’est pas perceptible – tant s’en faut – pour celui qui s’en tient à la surface des phénomènes. C’est pourquoi, dès l’introduction, R. Shah Kazemi souligne la nécessité de comprendre en profondeur les fondements de la spiritualité musulmane :
« La doctrine de l’Unité de Dieu est exprimée dans le premier témoignage de l’Islam : lâ ilâha illa-Llâh, pas de divinité si ce n’est Dieu. Cette unité est conçue sous deux modes complémentaires : elle est à la fois absolument distante, exclusive, transcendant toutes choses, et inéluctablement intime, inclusive, pénétrant toute chose de son immanence. D’une part, ‘‘Il n’y a rien qui Lui soit comparable’’ (Coran : 42, 11) ; et d’autre part, ‘‘Dieu est plus proche de l’homme que sa veine jugulaire’’ (Coran : 50, 16).
C’est dans les termes de cette relation d’intimité, de proximité, d’inclusion, et enfin de compte d’identité que le principe de compassion émerge de la manière la plus claire. Parmi les classiques quatre-vingt-dix-neuf ‘‘plus beaux Noms’’ de Dieu, lesquels sont fondés sur la manière dont la réalité divine se décrit elle-même dans le Coran, nous trouvons des Noms tels que ‘‘Celui qui englobe [embrasse] toute chose’’, ‘‘ L’Infiniment Vaste’’ (al-Muhît ; al-Wâsi‘) ; l’Unité inclusive de Dieu, en vertu de laquelle absolument rien n’échappe à la présence divine, est inséparable de la Miséricorde de Dieu, à laquelle absolument rien ne peut échapper non plus : ‘‘Ma Miséricorde embrasse toute chose’’. »[4]
Le célèbre Ghazâlî (m. 1111) avait bien perçu l’apparente contradiction entre l’affirmation coranique de l’universalité de la miséricorde et l’existence du mal dans la vie quotidienne de l’homme : comment comprendre que Dieu permette que le mal se produise alors qu’étant Tout-Puissant, Il pourrait y mettre fin ? Tout en reconnaissant l’impuissance de l’esprit humain face l’impénétrable sagesse divine, il a recours à l’image de l’éducation parentale :
« Notre réponse est celle-ci : il arrive qu’une mère refuse de soumettre son enfant à la saignée par faiblesse sentimentale, tandis que le père lucide le soumet de force à l’opération. L’ignorant croira que la mère est miséricordieuse et que le père ne l’est pas ; l’intelligent sait que le comportement du père est une expression de sa miséricorde, de sa tendresse et de sa réelle compassion envers son enfant. La mère se comporte, en réalité, en ennemie, sous couvert d’affection, car la souffrance passagère en vue d’un grand bienfait n’est pas un mal, mais un bien ! »[5]
En isolant un Attribut divin et en passant sous silence les autres aspects de la nature divine, Reza Shah Kazemi sait qu’il risque d’être taxé de partialité. Mais mettre tous les Attributs divins sur le même plan et leur accorder la même place centrale revient à ignorer une distinction pourtant classique entre les Attributs de l’Essence (Dhât) – qui relèvent donc de la nature divine – et ceux qui appartiennent aux ‘‘Actes’’ divins (Af‘âl). Ainsi, contrairement à la Miséricorde, la colère divine, s’exprime de manière ponctuelle et ne relève pas de l’Essence, d’où le fameux hadith qudsî : « Ma Miséricorde l’emporte sur Ma colère. »
« On peut prévoir l’objection suivante à une compilation de cette nature : les versets choisis ne montrent qu’un aspect du message coranique, et en ignorant l’aspect sévère et prompt à la colère, on présente une image trompeuse. Nombreux sont ceux qui, tant au sein qu’en dehors de la foi islamique, ferait une telle objection, et elle est de toute évidence valable, jusqu’à un certain point. Il faut prendre le Coran comme une totalité, et l’équilibre entre la promesse et la menace, entre l’espérance et la crainte, entre la douceur et la rigueur, est continuellement maintenu tout au long du texte.
Une suraccentuation de l’un des éléments au détriment de l’autre, altère l’intégrité du message et diminue l’impact psychologique du texte ‘‘dans sa totalité’’ sur l’âme. Mais c’est précisément ce qui a été fait à notre époque, dans la direction exactement opposée : l’aspect prompt à la colère, sévère, des enseignements islamiques a été présenté d’une manière unilatérale, de telle sorte que, sur un fondement apparemment coranique, on a formulé une théologie de la haine qui sert de façade derrière laquelle une idéologie de toute évidence non islamique peut opérer. »[6]
L’ouvrage de Reza Shah-Kazemi ne se contente pas d’une analyse pénétrante des enseignements coraniques sur la miséricorde divine, il montre aussi comment cette miséricorde doit rayonner en l’homme. Elle doit rayonner sous la forme de la générosité mais aussi – et surtout – sous la forme de la compassion :
« Sur le plan humain, la ‘‘compassion’’ – la faculté d’appréhender autrui et d’être avec lui dans ses souffrances (en latin, cum = avec ; pati = souffrir) – n’exprime pas qu’un sentiment humain, mais aussi un pressentiment spirituel ; la compassion procède avant tout de notre sens inné de l’unité qui relie tous les êtres humains entre eux. S’adressant à l’ensemble de l’humanité, le Coran déclare : ‘‘Votre création et votre résurrection sont pour Lui comme celle d’un seul être’’ (Coran : 31, 28). Les limites nous séparant de tous les autres êtres sont rendues transparentes à la lumière de l’unité intrinsèque de l’humanité. Et cette unité de l’humanité est elle-même un reflet de l’unité de Dieu. »[7]
Dans cette perspective, l’auteur illustre de manière pertinente le rayonnement de la miséricorde divine en l’homme par un ensemble d’exemples vivants, tirés de la longue histoire du monde musulman. C’est ainsi qu’il cite la conduite de Saladin après sa victoire décisive sur le royaume des Croisés chrétiens à Jérusalem en 1187.
Sa noble conduite empreinte de générosité et de compassion envers les vaincus est une belle illustration des enseignements coraniques. L’attitude de Saladin est d’autant plus belle qu’elle intervient moins de cent ans après le sac barbare de la ville et le massacre aveugle de ses habitants par les Croisés chrétiens en 1099. Mais, ne voulant pas se limiter à des exemples tirés de la période classique, notre auteur cite le témoignage bouleversant d’une personnalité bosniaque de premier plan, le professeur Rusmir Mahmutčehajič qui fut vice président de Bosnie :
« ‘‘Plus d’un millier de leurs mosquées ont été détruites, plus de 150.000 personnes massacrées, plus de 50.000 femmes et jeunes filles violées, et plus d’un million de gens expulsés de leur maison. Les forces obscures du mal humain ont affecté tous les aspects de leur existence – d’où le danger que les souffrances subies par ces gens les radicalisent au point d’adopter le comportement des auteurs de ces crimes. L’autre option est de réaliser la vraie signification de la première image, la mosquée, et de s’y tenir en faisant face aux besoins immédiats d’affronter ce mal, de l’analyser et de l’identifier. L’image de la mosquée et la réalité des massacres offre une gamme de possibilités s’échelonnant de la plus haute - emprunter la voie verticale - à la plus basse : s’abandonner à la colère.’’
La réponse de Mahmutčehajič ? Suivre l’injonction du Coran :
‘‘ L’action bonne n’est pas semblable à la mauvaise. Repousse celle-ci par ce qui est le plus beau en bonté : tu verras alors celui qu’une inimitié séparait de toi devenir pour toi un ami chaleureux. C’est là une chose à laquelle n’atteignent que ceux qui exercent la patience, ceux qui ont reçu une faveur insigne. (Coran : 41, 34-35)’’ »[8]
On ne saurait passer sous silence l’avant-propos de Patrick Laude[9]. Bien que bref, il donne au lecteur quelques clés nécessaires pour comprendre pourquoi l’islam contemporain donne parfois une image de lui-même très éloigné des enseignements coraniques. Patrick Laude fait preuve d’un remarquable sens des proportions dans sa façon d’appréhender ‘‘les formes de violences haineuses et indiscriminées’’ se réclamant de l’Islam :
« Ainsi envisagés, les actes et paroles moralement inacceptables de ceux et celles qui se réclament aujourd’hui de l’Islam pour les justifier ne saurait premièrement être considérés que comme marginaux. Il convient en particulier de souligner que si la majorité des Musulmans étaient aussi violents et fanatiques que le colportent les média occidentaux le monde entier serait à feu et à sang. Près d’un milliard et demi d’êtres humains sont musulmans aujourd’hui sur une population mondiale de six milliards et 700 millions, soit un peu moins d’un être humain sur quatre : ce seul fait permet de relativiser le tableau alarmiste dressé par trop d’analystes intéressés à jeter de l’huile sur le feu des passions humaines. […] »[10]
Après une analyse précise des dérives qui dénaturent l’Islam et un rappel du caractère central de la miséricorde et de la compassion dans la spiritualité musulmane, il clôt sa préface par ces paroles salutaires :
« Il suffit d’avoir tant soit peu côtoyé des Musulmans abreuvés à l’authentique source traditionnelle de leur tradition pour savoir que cette miséricorde rayonne dans les âmes et dans les cœurs en gerbes de compassion et de générosité. »[11]
Comme on le sait, la générosité du Musulman et sa compassion envers les plus démunis s’expriment avec ferveur lors du mois de Ramadan. En plus des dons librement consentis, ce mois se conclut par une aumône obligatoire (zakât al-fitr) afin que chaque famille puisse se réjouir lors de la fête de l’Aïd.
Pour conclure, ajoutons que les éditions Tasnîm – jeune maison fondée en 2006 – ont certainement voulu être fidèles au contenu de l’ouvrage en le proposant à un prix très accessible. Et par les temps qui courent, agir ainsi est déjà faire preuve de générosité et d’une certaine… compassion.
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[1] I. B. Tauris & Co Ltd, Londres et New York, 2006.
[2] World Wisdom, Bloomington, 2006.
[3] The Islamic Texts Society, Cambridge, 2006.
[4] p. 26.
[5] Cité dans notre ouvrage, Les Enseignements spirituels du Prophète, éd. Tasnîm, 2008, vol. I, p. 96.
[6] p. 50-51.
[7] p. 25.
[8] p. 47-48.
[9] Professeur à Georgetown University (Qatar). Il y enseigne la littérature française et les religions comparées. Un de ses séminaires porte sur l’islam dans la littérature et la culture françaises.
[10] p. 19.
[11] p. 22.
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