Samarra : Berceau de l’Imâm du Temps, entre histoire et hiérohistoire
"Nous donnerons notre faveur au groupe de ceux que les tyrans ont opprimés sur la terre.
Nous ferons d’eux les Imâms de la religion. Nous ferons d’eux les héritiers.
Nous les affermirons sur Terre, et Nous montrerons à Pharaon, à Haman et à leurs armées ce qu’ils redoutaient."
Coran, Al-Qasas, versets 5-6. [1]
Située à une centaine de kilomètres au nord-ouest de Bagdad, au bord du Tigre, la ville de Samarra, que l’on atteint après avoir franchi un nombre incalculable de barrages militaires et checkpoints en tous genres, ressemble à une ville fantôme ; une sorte de non-lieu coupé de tout contact avec l’extérieur où les seuls et rares visiteurs étrangers se résument à quelques iraniens venus en pèlerinage au sanctuaire des dixième et onzième Imâms du chiisme duodécimains situé aux abords de la ville. La ville actuelle et ses ruelles poussiéreuses n’a sans doute plus grand-chose à voir avec son lustre d’antan, lorsqu’elle devint la capitale abbaside, il y a plus d’une dizaine de siècles. Les récents attentats en 2006 et 2007 qui ont détruit la majeure partie de la Mosquée d’or où sont enterrés les deux Imâms ont accentué la militarisation extrême de la zone. [2]
Si la ville de Samarra, de par son ancienneté historique, possède de nombreuses curiosités et monuments historiques dont la fameuse mosquée de Samarra construite en spirale, c’est cependant l’importance du lieu pour la conscience chiite qui constituera l’axe principal de ce court récit.
Abréviation de l’arabe "sorra man ra’a" signifiant "celui qui l’aperçoit se réjouit" [3], Samarra fut choisie comme capitale du califat abbaside par Al-Mo’tasim au IXe siècle. Sur ordre du califat, les dixièmes et onzièmes Imâms du chiisme duodécimain, l’Imâm Hâdi et l’Imâm Hassan ’Askari, y vécurent en résidence étroitement surveillée et furent enterrés à quelques mètres de leur maison, à l’endroit même où fut ensuite construit le mausolée des askariyain ("les deux askari"), surnom rappelant leur vie principalement passée dans le camp militaire (’askar) abbaside de Samarra.
’Ali Naqi, parfois surnommé « Al-Hâdi » ou « le bien guidé », dixième Imâm chiite, vécu une existence largement rythmée par les pressions des divers califes abbasides. [4] Jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Motawakkil, l’Imâm Hâdi vivait à Médine où il enseignait les sciences religieuses. En 857, à la suite de fausses accusations lancées contre lui, il fut "invité" à se rendre à Samarra. Motawakkil, connu pour son animosité envers la famille du prophète Mohammad, employa alors tout un ensemble de stratagèmes pour le déshonorer, et tenta plusieurs fois de tuer l’Imâm sans succès. [5] Le développement du chiisme constituait en effet une menace sérieuse pour le califat de l’époque, qui souhaitait surveiller étroitement les Imâms et limiter au maximum leurs contacts avec la population. Ses successeurs continuèrent la politique de pression jusqu’à la mort de l’Imâm par empoisonnement en 868 par Mo’tazz, selon les traditions chiites. Son fils, l’Imâm Hassan ’Askari, vécu également la quasi-totalité de son existence assigné à résidence dans une minuscule maison creusée sous terre à quelques mètres de la tombe de son père. Son imâmat ne dura que sept ans, durant lesquels il vécut come son père en totale isolation du reste de la population et de ses partisans chiites, toute en pratiquant activement la taqiyya ou dissimulation.
C’est également dans ce petit camp militaire qu’eut lieu un événement central du chiisme, fondateur d’une espérance encore vivante dans la conscience de tout fidèle de cette religion : celui de la naissance et de l’occultation mineure de l’Imâm Mahdi, douzième Imâm également connu sous le nom de l’Imâm du Temps (Imâm az-Zamân).
Ce camp fut par la suite transformé en sanctuaire religieux et on y édifia en 944 une "Mosquée d’Or" visitée continuellement par les pèlerins au cours des siècles, au-delà des vicissitudes de la conjoncture politique du moment et malgré des conditions sécuritaires souvent très défavorables. L’ancien dôme doré du sanctuaire, détruit à la suite des attentats de 2006, a pour l’instant fait place à une coupole de béton entourée d’échafaudages. On y accède désormais à pied en passant par un étroit couloir créé avec d’immenses blocs de béton et parsemés de checkpoints où le moindre objet apporté par le pèlerin est attentivement examiné. Ces dispositifs viennent rappeler la précarité du calme de la zone qui semble avoir désormais intégré la possibilité de nouvelles attaques.
Véritable "sanctuaire sanctuarisé", le lieu demeure chargé d’une ambiance d’isolement et de tristesse mais aussi d’une imperceptible joie pour tout pèlerin, celle du souvenir de la naissance du mahdi promis et l’espérance de sa parousie à la fin des temps qui, selon le chiisme, permettra de rétablir la justice sur la Terre ainsi que le dévoilement du sens spirituel profond de la religion (ta’wil). Cette naissance ouvre donc un nouvel horizon à la foi chiite, selon laquelle une preuve vivante (hojjat-e hayy) se trouve en permanence sur terre et se manifeste aux hommes s’étant rendu dignes de la voir. Elle s’enracine donc dans toute une conception de la relation de Dieu avec l’homme : selon le chiisme, le prophète Mohammad n’avait pas pour mission de révéler l’ensemble du sens de la prophétie et du Coran, mais seulement son aspect littéral et exotérique. Le sens profond de la religion ne sera dévoilé qu’à la fin des temps, avec le retour du mahdi. La religion est donc conçue comme une réalité vivante contenant des significations qui restent toujours à éclore. Ainsi, si le cycle prophétique (nobowwat) s’est clos avec Mohammad, la walâyat, le cycle de l’initiation spirituelle et des amis de Dieu (owliyâ), continue au présent dans le cœur de tout croyant s’étant rendu digne de s’élever à d’autres niveaux de signification.
La naissance du mahdi est donc indissociable d’une espérance de vérité et de justice et a été annoncée dans de nombreux hadiths du prophète Mohammad lui-même : "Un homme de ma descendance règnera sur terre, et dont le nom sera identique au mien." [6] ; ou encore : "S’il ne restait qu’un jour d’existence à ce monde, Dieu susciterait un homme de ma descendance qui remplirait la terre de justice, comme elle est actuellement remplie de ténèbres". [7]
Le contexte de la naissance
Informé des traditions chiites annonçant la naissance d’un douzième Imâm qui serait le mahdi promis [8], le califat abbaside surveillait de façon encore plus étroite les moindres faits et gestes du onzième Imâm. Ici commence la hiérohistoire et le miracle de la naissance du douzième Imâm. Henry Corbin a magnifiquement traduit l’une des traditions évoquant les conditions de la naissance de l’Imâm du Temps citée par Majlisi dans son Haqq al-Yaqin : après l’échec du projet de son père Empereur qui avait souhaité la marier à son cousin, une jeune princesse byzantine chrétienne, Narcisse (Narkès Khâtoun), fait un songe lui évoquant sa haute destinée : "Voici que dans le monde des visions, je vis le seigneur Christ avec le groupe de ses apôtres, à l’intérieur du palais de l’empereur […] ils érigèrent une chaire (minbar) toute de lumière. A ce moment-là, voici que Mohammad, son wasî et le groupe de ses enfants glorieux (c’est-à-dire les saints Imâms) firent leur entrée dans le palais. Alors Christ s’étant avancé à sa rencontre, embrassa le prophète Mohammad. Celui-ci de dire : O Esprit de Dieu (Rûh Allah) ! Je suis venu pour te demander la princesse, fille de ton wasî Sham’ûn (Simon-Pierre), pour mon propre fils. Et d’un geste il montra l’Imâm Hasan ’Askarî. […] Mohammad prononça un prône magnifique pour célébrer l’union nuptiale de son fils et de moi-même, notre union dont Mohammad et ses enfants (les saints Imâms) et les apôtres du Christ furent tous ensemble les témoins." [9] Après un autre songe lui ayant inspiré le moyen de retrouver son époux promis, elle s’enfuit de la maison de son père et se laisse capturer par des soldats musulmans pour être vendue comme esclave. Elle est achetée par Bashar, homme de confiance de l’Imâm ’Ali Naqi, sur ordre de ce dernier, qui l’amène jusqu’à son futur époux à Samarra. La même tradition rapporte également le témoignage de la tante de l’Imâm Hassan ’Askari, Hakima Khâtoun : "La nuit de la mi-Sha’bân, je me rendis à la demeure de mon auguste neveu, Imâm du temps [10] , Hasan ’Askari. Lorsque je voulus prendre congé, Sa Seigneurie me dit : Ô tante ! Reste avec nous cette nuit, car cette nuit naîtra le très noble enfant par qui Dieu fera que la Terre soit vivante par la connaissance, par la foi et par la rectitude spirituelle, après qu’elle sera morte à force d’égarement et de monstruosités. […] ش tante ! Quand viendra le matin, un signe en sera visible. Il en sera comme dans le cas de la mère de Moïse qui, jusqu’à l’heure de la naissance, ne présenta aucun signe d’une telle attente, pour échapper aux mesures édictées par Pharaon, qui faisait périr les femmes dans son cas." [11]
L’Imâm du temps naquit dans la petite maison souterraine de Samarra, le [12] Sha’bân 256 (3 août 868) et vécut aux côtés de son père jusqu’à la mort de ce dernier en 872, empoisonné sur ordre du calife abbaside Mo’tamid. Après la nouvelle de son décès, une sage femme examina toutes les esclaves femmes ayant été en contact avec l’Imâm afin de s’assurer qu’il resterait sans descendant, et de mettre fin à toute espérance messianiste chiite. L’enfant ne fut jamais découvert : emporté par un oiseau (l’Esprit-Saint) peu après sa naissance, il ne réapparut que quarante jours plus tard, ayant l’apparence d’un enfant de deux ans. [13] La nouvelle de sa venue au monde ne tarda cependant pas à se répandre parmi quelques proches de l’Imâm ’Askari, puis, plus tard, parmi l’ensemble des fidèles chiites. L’Imâm du temps entra en occultation peu de temps après la mort de son père et n’apparût seulement à quelques représentants ou dans certaines circonstances exceptionnelles avant son occultation majeure en 941. Il n’apparaît depuis qu’à la conscience des fidèles s’étant rendu capable de le voir... [14]
On peut encore visiter sa maison appelée "sardâb" [15] : on descend sous terre par un escalier étroit qui mène dans une minuscule demeure de deux pièces aux formes incurvées, où il règne une fraîcheur inattendue. Dans la pièce principale, un petit zarih (grillage doré) a été élevé devant le mihrab où l’Imâm du Temps est entré en occultation et s’est rendu invisible à la majorité de l’humanité.
Le mausolée où sont enterrés le père et le grand-père de l’Imâm du Temps se situe à quelque pas de la petite maison. L’intérieur du sanctuaire actuel porte encore fortement la trace des attentats de 2006 : au lieu des traditionnel zarih, somptueux grillages d’or entourant généralement le tombeau des Imâms détruits à la suite de l’explosion, de simples planches de bois recouvrent les cercueils, elles-mêmes entièrement drapées d’un long tissu noir en raison du deuil d’Ashoura que les Irakiens portent jusqu’à l’Arbaïn15. Hakima Khâtoun et Narcisse sont également enterrées aux côtés des deux Imâms. Ces lieux appellent à s’élever à un autre niveau de conscience, bien autre que celui de la simple perception des sens dont on ressent ici qu’ils ne sont pas les instruments appropriés pour percevoir la profondeur du lieu. La signification de la naissance et de l’attente du mahdi ne sont en effet pas seulement celles d’une personne, mais aussi celles du dévoilement du sens plénier de la religion, de sa Vérité, qui n’abolit cependant en rien son sens littéral mais en dévoile plutôt la raison d’être ontologique. L’Imâm étant le dépositaire de cette Vérité, cette parole du prophète Mohammad trouve alors tout son sens : "Mon fils Mohammad [16] est l’Imâm et la Preuve (hojjat) qui me succède. Quiconque meure sans l’avoir connu, meurt de la mort des ignorants". [17] Dans ce petit sanctuaire quasi-désert, d’autres paroles du prophète Mohammad sur la fin des temps semblent soudain trouver une résonnance plus profonde : "L’Islam a commencé étranger et redeviendra étranger" [18], ou le souvenir de ce jour, où des Compagnons du Prophète l’entendirent s’exclamer "Ô mes frères !" et ces derniers lui demandèrent : "Ô Envoyé de Dieu, ne sommes-nous pas tes frères ?" et le Prophète de répondre : "Vous êtes mes Compagnons. Mais mes frères sont ceux qui viendront dans les derniers jours." [19]
Bibliographie
- Corbin, Henry, En islam iranien, Tome 4, "L’hagiographie du XIIe Imâm", Gallimard, 1971. - Halm, Heinz, The shiites : a short history, 2007. - Lings, Martin, Le prophète Muhammad, sa vie d’après les sources les plus anciennes, Seuil, 1986. - Reyshahri, Mohammad, Mizân-ol-Hikma, tome 1 ; "Al-Imâm al-Qâ’im". Notes
[1] Selon le récit apparaissant dans Haqq al-Yaqin de Majlisi, lui-même rapporté par Sheikh Sadûq et issu d’un témoin de l’époque appelé Bashar ibn Solaymân Nahâs, ces versets auraient été prononcés par le douzième Imâm lors de sa naissance. Voir l’ouvrage et la traduction d’Henry Corbin à ce sujet : Corbin, Henry, En islam iranien, tome 4, « L’hagiographie du XIIe Imâm ».
[2] La ville et son sanctuaire ont été visités par l’auteur de ce récit en janvier 2010.
[3] L’expression fut forgée par Al-Mo’tasim lui-même. Elle demeura la capitale abbaside jusqu’en 892.
[4] Il fut ainsi le contemporain de sept d’entre eux : Ma’moun, Mo’tasim, Wathiq, Motawakkil, Montasir, Mosta’in et Mo’tazz.
[5] Il ordonna également la destruction complète du mausolée de l’Imâm Hossein à Karbala, et soumit les descendants de l’Imâm Ali dans le Hidjâz à des pressions considérables.
[6] Reyshahri, Mohammad, Mizân-ol-Hikma, Tome 1, p. 384. D’autres hadith du Prophète évoquent plus précisément que le mahdi promis sera issu de la descendance de Fâtima, fille du prophète et mère des Imâms Hassan et Hossein, lui-même arrière-arrière… grand-père du douzième Imâm.
[7] Ibid., p. 386.
[8] En réalité, les musulmans chiites comme sunnites croient à l’avènement d’un mahdi issu de la descendance du prophète Mohammad, annoncé à de nombreuses reprises par le Prophète lui-même. Il existe ainsi de nombreux hadiths à ce sujet acceptés par les chiites comme par les sunnites. Cependant, la vision eschatologique et ésotérique du mahdi dans le chiisme comme révélateur du sens profond de la religion est absente dans le sunnisme, alors qu’elle constitue le cœur même du message et de la foi chiite. Selon le chiisme, l’apparition du mahdi permettra ainsi à l’homme et à la société humaine d’atteindre sa vraie perfection. Pour une analyse plus détaillée, cf. Corbin, Henry, En islam iranien, tome 4, « L’hagiographie du XIIe Imâm », pp. 303-337.
[9] Op cit. Corbin, Henry, En islam iranien, tome 4, « L’hagiographie du XIIe Imâm », p. 313.
[10] Chaque Imâm de chaque époque recevait le qualificatif d’ "Imâm du temps", c’est-à-dire Imâm vivant à une époque particulière. Cette expression a ensuite servi de qualificatif pour désigner le douzième Imâm qui, en tant que preuve vivante de Dieu sur terre, est l’Imâm du Temps non seulement en tant que juge de la fin des temps, mais en tant qu’Imâm actuel dont l’existence concrète transcende les différentes époques.
[11] Op cit. ibid., p. 317.
[12] Quarantième jour ayant suivi le martyre de l’Imâm Hossein.
[13] Selon le même récit : "L’Imâm Hassan appela un de ces oiseaux et lui dit : Prends cet enfant, prends bien soin de lui, et apporte-le nous tous les quarante jours. L’oiseau prit l’Enfant et s’envola dans le ciel. […] Puis il dit : Je te confie à celui-là même à qui sa mère confia Moïse. Alors Narcisse pleura. Mais l’Imâm lui dit : Apaise-toi ! Il ne goûtera pas le lait d’une autre que toi. Bientôt ils te le ramèneront, comme Moïse fut rendu à sa mère, pour que les yeux de sa mère soient remplis de lumière. […] Qui est cet oiseau, demandai-je, à qui tu as confié l’Enfant ? L’Imâm me répondit : C’est l’Esprit-Saint, celui à qui sont confiés les Imâms ; c’est lui qui leur communique l’assistance divine, les préserve de toute erreur et leur donne en parure la haute connaissance." Op. Cit. Corbin, Henry, En islam iranien, tome 4, p. 320.
[14] Au sujet des "visions" de l’Imâm du Temps, voir l’ouvrage de M.-A. Amir Moezzi, La religion discrète, croyances et pratiques spirituelles dans l’islam chiite, Paris, Vrin, 2006, "Visions d’Imâms en mystique duodécimaine moderne et contemporaine", pp. 253-276.
[15] Mot arabe désignant les maisons creusées sous terre afin que ses habitants puissent jouir d’une certaine fraîcheur. Le mot vient probablement de la composition de deux mots persans : « sard » signifiant « froid » et « âb » signifiant « eau ».
[16] Prénom de l’Imâm du Temps.
[17] Reyshahri, Mohammad, Mizân-ol-Hikma, Tome 1, p. 383. Imâm ’Askari : "Ibni Mohammad, va huwwa al-Imâm va al-Hojjatu ba’di ; man mâta va lam ya’rifho mâta miyyitatan jaholiyyatan".
[18] Op. Cit. Lings, Martin, Le prophète Muhammad, sa vie d’après les sources les plus anciennes, Seuil, 1986, p. 540.
[19] Ibid.
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